Publié le 11 Aug 2020 - 03:35

La méfiance des Sénégalaises

 
Malgré un côté très pratique avec les technologies de l’information et de la communication, participer à une e-tontine suscite encore d’énormes appréhensions chez les Sénégalaises.
 
 
‘‘Nat Internet ? Khalatoumako’’ (Tontine sur les réseaux sociaux ? Je n’y pense même pas). La réponse de Rokhaya fuse.  Pour la vendeuse de légumes au marché Grand-Yoff, l’objection est double : inconcevable de confier son argent à une inconnue ; inimaginable, quand c’est virtuel, de surcroit. Vêtue d’une tenue quelconque qui s’adapte bien à son rythme de travail, Rokhaya répond fréquemment aux sollicitations des clients dans un brouhaha indescriptible. ‘‘Je préfère connaitre l’organisatrice et les participantes.  Au marché, nous avons une mutuelle de ce genre et cela marche parfaitement. Je crois que c’est plus intéressant que ce qui se fait en ligne’’. 
 
D’une corpulence moyenne, le teint noir, la jeune dame arrange, de temps en temps son étal, pour mieux épater la clientèle. Son manège ne l’empêche en rien, cependant, de se prononcer sur le sujet. Et même de lâcher des anecdotes : ‘‘J’ai une copine qui habite les Parcelles. Elle avait initié une tontine dont la mise était une parure en or. Les participantes devaient cotiser 25 mille par mois. Malheureusement, trois d’entre elles ont arrêté de cotiser, après avoir reçu la parure. Finalement, les choses ont mal tourné et elle se débrouille, depuis lors, pour recouvrer l’argent.’’
 
Comme Rokhaya, nombreuses sont les Sénégalaises qui se méfient des tontines sur la toile, communément appelées ‘’e-tontines’’.
 
 Le mot tontine renvoie à plusieurs définitions. Dans ‘’l’Encyclopédie Libre de Wikipédia’’, le terme est défini comme ‘’association collective d’épargne, qui réunit des épargnants pour investir en commun dans un actif financier ou dans un bien dont la propriété revient à une partie seulement des souscripteurs’’. Jadis organisée dans les quartiers entre les membres d’une même association, cette pratique tend, de plus en plus, à la modernité.
 
Aujourd’hui, les tontines s’adaptent aux technologies de l’information et de la communication pour devenir virtuelles. Le modus operandi est assez simple. Les initiatrices publient des annonces sur Facebook ou sur des statuts WhatsApp pour informer du lancement d’une tontine financière ou matérielle. C’est selon. Des intéressés se signalent et un groupe WhatsApp est créé pour la circonstance, pour mieux centraliser les informations et gérer les cotisations.
 
Mais tout ne se passe pas forcément comme prévu. Après ces publications d’annonces, suivent souvent celles des dénonciations. Et les plaintes sont devenues tellement récurrentes que le phénomène tend à être banalisé dans les groupes de femmes.
 
Si certaines ont choisi le net pour adhérer à ces tontines et gagner plus de temps, d’autres, plus méfiantes, préfèrent la voie classique. C’est le cas de Rama, trouvée entre les rayons d’un supermarché, à Castor. Habillée d’un ensemble tailleur rouge-blanc, la tête recouverte d’un foulard, la jeune mère de famille répond automatiquement par la négative avec un hochement de tête, à la question de savoir si elle participe à une tontine en ligne. Elle considère, d’ailleurs, que celles qui témoignent de la bonne gestion de ces tontines sont le plus souvent complices pour attirer d’éventuelles adhérentes. ‘’Je préfère rester avec les femmes de mon quartier ou des connaissances’’, avance-t-elle.
 
Absa, de teint clair, a tenté l’aventure, mais a été déçue, au bout du compte. En effet, la jeune fille au tissage longue, moulue dans un body noir sur un jean bleu ne souhaite plus tenter l’expérience à nouveau. ‘’On a intégré, avec une copine, pour gagner des wax woodin, mais la qualité n’était pas au rendez-vous et finalement j’ai été obligée de prendre un sac et d’autres affaires’’, explique la jeune fille rencontrée au rond-point de Liberté 6.
 
Sonia : ‘’Actuellement, je suis dans plusieurs tontines en ligne d’argent ou de matériel’’
 
Si la modernité a apporté des innovations nouvelles à cette forme d’épargne solidaire, rien ne vaut la méthode de Sonia pour parer à toute éventualité : user de ces technologies, mais avec les bonnes vieilles connaissances. La jeune commerçante a elle aussi eu une mésaventure avec le e-tontine. Elle a toujours en travers de la gorge la mauvaise qualité du micro-ondes qu’elle a reçu chez une célèbre vendeuse en ligne. Ce qui ne l’a pas empêchée de continuer à participer à des tontines, et parfois chez des inconnues. ‘‘Je prends toujours les devants. Quand je ne suis pas rassurée par la gérante, je m’impose. Actuellement, je suis dans plusieurs tontines en ligne d’argent ou de matériel. Mais c’est un monde très complexe et il faut être prudent’’, conseille-t-elle.
 
Rama est une gérante de multiservice qui commence à être assidue dans les tontines en ligne, avec bientôt trois années d’expérience. Elle assure cependant qu’elle n’a jamais été victime d’escroquerie. ‘’Tout se déroule normalement. On nous transfert les sommes à temps avec même les frais’’, fait-elle savoir. Cependant, elle invite les participantes à ne pas souscrire chez des inconnues.  Un conseil qui sera peut-être utile…
 
 
 FATOU KINE DIOP KEITA, FONDATRICE E-TONTINE
 
‘’Le problème des cotisations ne justifie pas les arnaques’’
 
Elle a décidé de faire de l’épargne solidaire autrement. La fondatrice d’e-tontine s’active dans tout ce qui est matériel électroménager et autres mobiliers de maison, depuis 2015. Le concept de Fatou Kiné Diop Keita est aujourd’hui repris par bon nombre d’organisatrices sur la toile. Seulement, si Mme Keita ne déplore aucun problème dans ses activités, les cas d’arnaque ne manquent pas dans les tontines en ligne.
 
Qu’est-ce qui vous a poussée à initier le concept e-tontine ?
 
C’est parti d’un constat. Par exemple, dans la banlieue dakaroise où j’habite, les gens ne peuvent pas toujours s’offrir du matériel de bonne qualité. Les moyens font souvent défaut. Il faut aussi tenir compte de la population non bancarisée, qui n’a pas accès au système. Par exemple, pour avoir un climatiseur, avec un bulletin de salaire, c’est toujours plus facile, contrairement à celui qui n’en dispose pas. C’est cette inégalité-là que le concept e-tontine veut corriger, à savoir acquérir du matériel de qualité sans trop de conditions. Pour ce faire, tout est basé sur la confiance et on travaille ainsi depuis 2015.
 
Quels sont les articles que vous proposez le plus ?
 
On fait dans la literie, c’est-à-dire tout ce qui est drap, rideau… de l’électroménager, du matériel bureautique, du mobilier de maison. On prévoit également de faire des prestations de services pour financer des voyages de vacances ou une formation dans une auto-école. Ça reste toujours dans le cadre d’une tontine. Par exemple, si le coût du voyage est de 100 mille francs, les cotisations seront fixées en fonction de cette somme et ça permettra aux bénéficiaires de rallier leur destination finale.
 
Comme je vous le disais tantôt, les gens ont des projets, mais ont parfois des difficultés pour les concrétiser. C’est la pertinence de notre initiative.
 
Est-ce que vous faites des tontines d’argent ?
 
Non, je ne l’ai pas encore expérimentée. Je suis en train de mettre sur pied un site Web et je compte, par la suite, démarrer avec l’argent. On me le propose souvent, car les gens me font confiance.
 
Vous êtes beaucoup plus centrée sur le matériel. Est-ce que vous travaillez avec des partenaires qui vous fournissent ces produits ?
 
Nous servons de relais ou d’intermédiaire entre la population et les fournisseurs. Nous ne mettons pas notre argent dans l’achat de matériel pour le revendre, mais nous allons vers les sociétés commerciales afin de négocier avec elles des prix. Seulement, l’utilisateur obtient son produit à un tarif normal, le même vendu sur le marché. Par exemple, pour un article de 100 mille francs, c’est à ce prix qu’on fixe la tontine. Par contre, une fois chez le fournisseur, on négocie pour un rabais. C’est de là que vient notre bénéfice. On a tendance, au Sénégal, à surfacturer ceux qui viennent contracter une dette. Chez nous, ce n’est pas le cas. Pour nous, le client, ce n’est pas l’utilisateur, mais plutôt le fournisseur qui nous permet de faire des bénéfices.
 
Comment sélectionnez-vous vos participants pour les tontines ?
 
Tout se fait sur Internet : Facebook, Twitter, Instagram... Pour chaque produit, on prend le soin de mettre les prix, les modalités et le lien d’un groupe WhatsApp pour les intéressés.  Pour le e-tontine, tout se fait de manière digitale. Les gens ne sont pas censés se connaitre, le livreur qui achemine les produits, par contre, peut mettre des noms sur certains visages. Des gens participent à mes tontines depuis 2015, mais je ne les connais pas et on ne s’est jamais vu.
 
Et comment faites-vous pour garantir l’aspect sécuritaire ?
 
Nous n’avons jamais eu de problèmes certes, mais on a jugé nécessaire de créer un site Web pour mieux assurer notre sécurité. Les Sénégalais tiennent à leurs réputations. Donc, ils font tout pour respecter leurs engagements et éviter d’être vilipendés sur les réseaux sociaux. Avec le site Web, il y aura un formulaire d’engagement. Ce qu’on n’a jamais fait depuis 2015.  Les choses commencent à évoluer, donc les difficultés seront inévitables. Nous comptons collaborer avec un assureur pour plus de sécurité. On sera en mesure de combler certains trous dus souvent aux cas d’abandon.
 
Comment procédez-vous pour les tirages ?
 
On tire au sort tous les 10 jours et on livre plus de 50 personnes à chaque fois. Nous n’attendons pas que les utilisateurs versent la presque totalité de la somme demandée.
 
Votre concept est repris pratiquement par beaucoup de gens sur les réseaux sociaux. Et les cas d’arnaque ne manquent pas dans la pratique. Quelle lecture en faites-vous ?
 
Au Sénégal, on reprend des concepts qu’on ne maitrise pas, alors que c’est petit à petit qu’on perfectionne les choses. Ceux qui reprennent le concept n’ont pas souvent la patience qu’il faut ; ils sautent des étapes et s’attirent, à la longue, des problèmes. C’est évident que ça décourage les adhérents. Je tombe sur des complaintes d’arnaque, chaque jour, sur la toile. Cependant, la crédibilité de l’organisatrice également joue.
Les participants ne sont pas dupes et n’hésitent pas à faire adhérer d’autres. Cela veut dire qu’ils me font confiance. Tout dépend de la fiabilité. Je dis toujours aux participants pas très convaincus de ne pas se soucier de la cotisation des autres. L’essentiel est que le tirage se fasse à temps et que le bénéficiaire obtienne son produit.
 
Est-ce que cette nouvelle version d’épargne solidaire ne risque pas d’éclipser la forme classique organisée par nos mamans ?
 
Non, je ne pense pas. Nos mamans n’en font pas des sociétés, comme c’est le cas aujourd’hui. Les e-tontines aident, d’une part, à résoudre les problèmes de traçabilité et de sécurité. Ce qui n’existe pas avec les initiatives de nos mamans. Les cas d’arnaque y sont plus fréquents, car rien ne prouve les transactions ; les choses se font main à main. Aujourd’hui, avec le mobile money, l’argent envoyé ou reçu est retracé grâce aux notifications.
 
Cette traçabilité existe aujourd’hui, mais n’a pas permis de résoudre les arnaques…
 
Il ne faut pas prendre comme excuse les cotisations pour créer des problèmes dans les tontines. L’organisatrice doit prendre les devants et veillez à ce que les bénéficiaires récupèrent leurs dus à temps.  
 
 
HABIBATOU TRAORE
 
 

 

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