Publié le 11 Dec 2023 - 06:26

La menace salafiste d’un islam anti confrérique

 

L’alerte sur la menace salafiste est l’objectif de ce papier. La stratégie de ce courant fondamentaliste prospère dans un contexte de vulnérabilité des jeunes, vivant une temporalité charnière, marquée par le flux des réseaux sociaux où les champs d’activité se déploient dans des univers de sociabilité au sein desquels le penchant à l’extrémisme violent est fortement valorisé.

Confinée dans la clôture réductrice des dyptiques stéréotypés ahluu sunna versus ahluu bidaa, la vision des maîtres du salafisme, version sénégalaise, est dans la géopolitique et non dans la lignée des débats fondateurs sur les principes du dogme religieux musulman. Les salafistes sont dans le projet de refondation sociale et politique de la société sénégalaise, en s’attaquant à ses fondements religieux, par la négation de l’islam confrérique soufi et le modèle étatique laïque.

Face à la remise en question des fondamentaux de la société sénégalaise, incarnée par les défenseurs d’un islam mondialisé, le Sénégal est menacé par le surgissement d’une crise aux conséquences imprévisibles. Le projet politico-religieux des partisans d’un islam radical prend de plus forme dans un contexte de marasme social, frappé par l’anomie, avec la fragilisation des régulations traditionnelles où la précarité sociale est synonyme de désenchantement chez les jeunes. La stratégie des partisans de l’islam politique conjugue avec la morosité sociale en atteinte à des acteurs jeunes, privés de sens et de repères. Notre analyse porte sur deux aspects de la question concernant la stratégie salafiste. D’une part, il s’agit de jeter un regard critique sur la lecture étriquée des salafistes sénégalais au prisme de leur connivence avec une certaine conception de la sunna inspirée de l’islam wahhabite et à des fins d’objectifs politiques inavoués. D’autre part, établir un lien entre les courants de l’islamisme radical avec une certaine opposition dans le champ politique sénégalais.  

Le rêve du retour de la tradition des origines du dogme religieux

Le coran et la sunna, légués par le prophète (PSL), ne se réduisent nullement à l’archaïsme de la référence à la stricte manière dont les compagnons du prophète ont procédé, dans leurs démarches, la mise en pratique des recommandations divines. C’est plutôt la conformité aux principes de la sunna qui doit être la seule référence pour accepter ou prohiber une pratique dans la religion. D’ailleurs, c’est au nom de ce principe sur la prééminence de l’esprit du dogme et non sur la lettre que se sont établies les différences mineures entre les différentes écoles de l’islam dans l’application des fondements de la charia. La présence de ces écoles, à l’instar de celles des quatre imams Malick inb Anaas, Chafii, Hanbal, Hanifa, renseigne sur les différences d’interprétation qui induisent des modes opératoires variés, selon les obédiences.

Par le Daa wa, inspiré des Frères musulmans dont la figure fondatrice fut Hassan al-Bannâ, les nouveaux prophètes de l’interprétation close des textes fondateurs de l’islam prônent ce qu’ils appellent, dans leurs jargons étriqués, « la conduite prophétique ». C’est sous le prétexte de la lutte contre « l’islam des tombeau », par la négation du culte des saints vécu dans la tradition soufie, que s’affirme la profonde ligne de fracture qui divise les salafistes et les soufis. C’est précisément par cette tension, cette bipolarité que Thierry Zarcone, historien et anthropologue de l’islam résume la césure entre soufisme et salafisme dans un islam déchiré par des conflits d’ordre politique et d’ordre stratégique.

L’islam soufi au Sénégal déploie une série de rituels qui marquent l’originalité de la pratique religieuse dans notre pays, au nombre desquels le magaal de Touba, les gamous à Tivaouane, à Kaolack, à Ndiassane ou le pèlerinage de Nimjat par les disciples de kadrya. Ces cérémonies religieuses relèvent, selon les salafistes, d’une pratique idolâtrique à plusieurs titres : d’une part, le culte aux saints est vu comme une sacralité d’ordre préislamique ou syncrétique et d’autre part, la focalisation sur la figure des saints se fait aux dépens de la foi en Dieu. L’islam confrérique, selon la lecture salafiste, relève des pratiques « impies » (kuffâr), de « l’associannisme » L’autre pratique rituelle que les salafistes, qu’ils soient wahhabites ou adeptes des frères musulmans, qualifient de bidaa, et dont la confrérie tidjane est l’incarnation, est la pratique quotidienne du zikr. Voilà en substance ce qui justifie toute cette haine des salafistes contre les confréries au Sénégal.

Le combat anti-confrérique : une partition du projet politico-religieux de forces occultes

La lutte contre les confréries, assimilées à une communauté de déviants du dogme musulman, s’inscrit dans l’instrumentalisation du religieux à des fins politiques. Si les Ibadou rahmane se focalisent sur l’éthique religieuse et déploient leurs stratégies dans la lutte contre les déviances religieuses par l’éducation et la sensibilisation, les salafistes se situent, par contre, dans la temporalité de la refondation de la société par la mise à mort des confréries à tout prix. Leur projet dépasse le cadre de la défense de l’orthodoxie sunna (fikh) et de la sphère des bonnes mœurs ; ils sont dans le sens de la réalisation stricto sensu d’un projet politique islamiste qui s’inscrit dans la géopolitique du vaste projet d’un islam mondialisé. Dans cette logique, le Daa wa est la poursuite, par la violence si nécessaire, des rapports de forces politiques et religieuses pour une refondation de l’État laïque et démocratique et pour la fin de l’islam confrérique.

En inscrivant leurs démarches dans le projet d’un retour à la tradition chimérique des origines, les salafistes ont induit dans leur errance une lecture volontairement politique et radicale de l’islam. Ils prônent dans leurs prêches une conception étriquée de la religion, insensible à la complexité, à la richesse, à la pluralité de l’islam dont la philosophie ne saurait se réduire aux diatribes islamistes d’une lecture close des textes fondateurs de l’islam et de la sunna du prophète (PSL) de l’islam. Ce qui est établi comme une réalité dans le contexte de l’islam, c’est l’existence de trois grands courants théologiques que sont le sunnisme, le shiisme et le kharijisme. 

Ces trois courants sont, en partie, caractérisés par la distinction entre un islam radical salafiste et un islam d’obédience soufi. Cette pluralité des obédiences tire d’une part, leur source des différences contextuelles au plan culturel et historique et d’autre part, elle prend sens et forme dans des sociabilités différentes, déterminantes des trajectoires des individus et de leurs visions et pratiques de la religion. L’islamisme ne se réduit pas à l’arabisme, aux interprétations fallacieuses du wahhâbisme. Il y a ce qu’Abderahim Lamchichi appelle « les différentes sédimentations symboliques de l’identité culturelle des musulmans » qui renvoient aux imaginaires, aux mémoires collectives, à l’ethos social, aux communautés des différentes sociétés dans leur globalité intrinsèque. Il faut donc se départir de toute approche essentialiste et globalisante de l’islam, en reconnaissant aux autres leurs différences, leurs identités structurantes de leur conception de l’islam. Il n’y a jamais eu une religiosité abstraite dans le vécu de la foi religieuse, mais un islam des cultures et des traditions de vie qui justifie la pluralité et une certaine différence dans la pratique des dogmes religieux.

Quant à la confrérie tidjanya, injustement attaquée par Oumar Sall, un prêcheur sans élégance, sans culture, sans pédagogie dans ses prêches, a été déjà traité par Ahmed Lô comme une confrérie hérétique. La réponse à ce maître penseur des salafistes, dans un ouvrage de référence sénégalais, écrit par feu Cheikh Tidjane Gaye, a édifié que la tidjniya tire sa filiation spirituelle de la spiritualité de l’islam soufi, en conformité avec la sunna du prophète et aux dogmes de l’islam. Elle se ressource dans le verset coranique qui enseigne que c’est par la pratique du zikr que les cœurs se tranquillisent. Et au-delà de la recherche de la sérénité, le zikr est considéré par le fondateur de la confrérie tidjane comme la seule voie obligée, dans un monde corrompu, pour l’atteinte d’une spiritualité qui réconcilie le croyant à son Créateur. En réalité, la confrérie de Cheikh Ahmed Tidjaani prend racine dans la tradition soufie qui remonte d’Hassan al Basri dont le maître spirituel Alioune ibn Abi talib fut un cousin du prophète. Elle se ressource des principes directeurs de la pratique soufie des grands maîtres dont Junayd al-Bagdadi fut une des figures consensuelles.  Le grand soufi Junayd al-Bagdadi se plaisait à rappeler que la voie soufie s’appuie principalement sur le Coran et sur la sunna

Ce qu’il faut retenir, et l’État sénégalais doit en être conscient, c’est qu’au-delà des critiques infondées sur les confréries, les salafistes sont dans le temps politique d’un projet qu’ils partagent avec des opposants, dans un jeu d’agendas variés selon les acteurs impliqués. Tout se joue dans une stratégie murie où chacun assure sa partition. Voilà ce qui explique pourquoi les salafistes sénégalais sont dans la géopolitique. Ils déclinent leur ambition au cœur du projet de l’islamisme radical dont l’objectif fondamental est la conquête du pouvoir étatique pour mettre fin à la fois à l’État laïque et démocratique et à l’hégémonie directionnelle des confréries dans la société sénégalaise. Comme on peut le constater, la conception des salafistes ne se réfère pas forcément du coran et de la sunna prophétique ou l’exégèse théologico-juridique, elle se situe dans la géopolitique, dans ce vaste projet d’un islam mondialisé qui a déstabilisé le Mali, le Burkina Faso, une partie du Nigéria. 

Dans un article publié, je mettais en évidence la crise profonde que traverse le Sahel où je faisais allusion à l’intensification de la violence dans la sous-région de l’Ouest africaine, en particulier dans les pays comme le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Nigéria. La conflictualité ambiante dans ces différents pays se dépolie dans la conjugaison des forces du mal que sont le salafisme, la criminalité organisée et les crises politiques de type identitariste.

Le Sénégal n’est pas à l’abri d’une potentielle éclosion de ce terrible triangle interactif entre l’extrémisme violent (salafisme), la criminalité organisée (narcotrafiquants) et les crises politiques de type identitariste, autour des enjeux liés d’une part, aux ressources pétrolières et gazières nouvellement découvertes et d’autre part, à sa façade maritime propice à l’établissement d’un corridor pour le commerce illicite des acteurs hors souveraineté de la géopolitique mondiale actuelle. Voilà les défis à prendre en compte, par une pleine connaissance de la stratégie salafiste qui a pour seul objectif la prise de l’État par le haut, en passant par l’instrumentalisation du levier politique et la fragilité des confréries assimilées au « système » qu’ils projettent de détruire.

Amadou Sarr DIOP est sociologue, enseignant-chercheur, professeur assimilé à l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar

 

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