Publié le 11 Jul 2015 - 15:38
MALICK DIAGNE (EXPERT EN DECENTRALISATION)

‘’L’Acte 3 porte en lui-même les germes de son échec’’

 

Après seulement un an de mise en œuvre, la fameuse réforme de l’Acte 3 de la décentralisation indispose les Collectivités locales qui croulent sous le poids de beaucoup de difficultés au point qu’elles soient menacées de cessation de paiement sous peu. Ces difficultés qui assaillent ces entités de la gouvernance locale étaient pourtant prévisibles, si l’on en croit Malick Diagne. Selon l’expert en décentralisation, ‘’la réforme de l’Acte 3 porte en elle-même les germes de son échec’’. Faisant ainsi le bilan de cette réforme après un an de mise en œuvre, il en dissèque les atouts et faiblesses et définit des pistes pour l’atteinte des objectifs de départ, c’est-à-dire, construire des territoires viables, compétitifs et porteurs de développement. Entretien.

 

Comment appréciez-vous la réforme de l’Acte 3 de la décentralisation initiée par le président de la République, Macky Sall ?

Le nouveau processus baptisé Acte III la décentralisation correspond manifestement à une option  du président de la République, de la territorialisation des politiques publiques, comme il l’a du reste annoncé pendant la campagne électorale de la Présidentielle de 2012 et lors des Conseils des ministres décentralisés de Tambacounda et de Matam. Cette réforme s’inscrit dans une logique globale de remise en cause de l’organisation administrative du Sénégal pour un renouveau du modernisme de l’Etat si l’on s’en tient à l’exposé des motifs de la loi votée à l’Assemblée nationale.

Maintenant il y a des contestations liées à la nature même de cette réforme qui a bouleversé une organisation qui date de 1972 et 1996. La situation que nous vivons actuellement était tout à fait prévisible puisque les premières années d’une réforme sont toujours très difficiles à cause des changements conjoncturels et structurels qu’elle induit. En 1997, suite à la réforme de l’Acte II, on avait constaté des phénomènes de contestations d’une ampleur qui dépasse celles que l’on constate aujourd’hui.  La caractéristique principale de cette réforme de l’Acte III, c’est l’impréparation et la non-association des parties prenantes. On a privilégié les parties politiques dans la concertation, mais pas les acteurs, notamment l’élite politique locale qui n’a pas été associée. C’est peut-être à ce niveau qu’il faut analyser les réticences et les défiances.

Quels sont les atouts de cette réforme ?

Il faut se féliciter du fait qu’il y a une plus grande lisibilité de l’architecture institutionnelle locale du Sénégal. Avant cette réforme, le Sénégal disposait de 3 échelles de gouvernance (commune, communauté rurale, Conseil régional), en plus de la commune d’arrondissement. Désormais, il n’existe que deux échelles de gouvernance locale qui sont le Conseil départemental et la Commune. Les choses sont devenues plus simples à comprendre pour les citoyens mais également pour les contribuables locaux qui ne se retrouvaient pas facilement dans l’ancien système. Un effort de simplification et de clarification a été fait et il faut s’en féliciter parce que c’est un besoin qui était exprimé par les parties prenantes, notamment les partenaires au développement, les élus locaux eux-mêmes, les acteurs locaux.

Quelles sont ses faiblesses ?

Malheureusement cette réforme traîne beaucoup de faiblesses. D’abord la première faiblesse, c’est le vote de la loi en une journée par les députés de l’Assemblée sans aucun amendement, conformément au souhait du gouvernement qui a demandé l’examen du texte en procédure d’urgence. A titre de comparaison, le vote du Code des Collectivités locales de 1996 a mobilisé les députés sur une longue période de trois mois et a fait l’objet de plus de 500 amendements entre la commission des lois et les plénières. Les députés de cette législature n’ont pas fait le travail que l’on attendait d’eux de même que le gouvernement qui a annoncé une réforme révolutionnaire mais qui a fait le choix d’utiliser des procédures d’exception pour faire voter le texte.

La deuxième faiblesse de cette réforme, c’est d’avoir dépouillé les villes au profit des communes d’arrondissement sans prendre le soin de clarifier les nouvelles missions de la ville devenue une institution locale hybride, alors qu’elle aurait pu être de fait, une institution intercommunale de mutualisation. Il y a eu certainement une erreur de pilotage, notamment une méconnaissance des pratiques de nos collectivités locales. On ne bouleverse pas 20 ans de pratiques sans prendre le soin auparavant de régler les problèmes connexes. Ce que l’on constate aujourd’hui, c’est grave avec des agents qui restent plus de 3 mois sans percevoir leur salaire. Le premier devoir de l’Etat, c’est de garantir qu’à la fin du mois, le salarié sera payé, a fortiori un salarié de la fonction publique locale. A travers cette réforme, l’Etat a organisé lui-même les conditions de son affaiblissement avec des situations de crises persistantes dans les Collectivités locales

La troisième faiblesse est de nature structurelle. Le Sénégal a des problèmes pour aller au-delà du simple cadrage politique et institutionnel. La question de la vocation de nos Collectivités locales est fondamentale. Elle est même essentielle si on veut réussir nos politiques de décentralisation. Dans la plupart des cas, nos municipalités fonctionnent comme des permanences de partis politiques avec des dépenses de fonctionnement très élevées, un personnel pléthorique et sans qualification, des pratiques municipales en déphasage avec le grand cadrage macroéconomique national. Tant qu’on ne fera pas de nos Collectivités locales des entités viables capables d’impulser le développement économique et social au même titre que l’Etat, le problème subsistera. Pour remédier à tout cela, il aurait fallu redéfinir clairement la vocation de nos Collectivités avec un cadrage qui définit de façon précise les règles du jeu.  Ce n’est pas actuellement le cas. C’est la responsabilité de l’Etat.

Quel bilan tirez-vous donc de la réforme de l’Acte 3 de la décentralisation après un an de mise en œuvre ?

Il faut se regarder en face et se dire la vérité. Cette réforme porte en elle-même les germes de son échec, du fait de l’impréparation et de l’absence de communication. Le ministère de la Décentralisation a pensé qu’avec une caravane qui va sillonner l’intérieur du pays, on règlera le problème de la communication. La réforme avait surtout besoin d’être expliquée avec beaucoup de pédagogie. Elle avait besoin d’un dialogue franc et direct entre les parties prenantes : élus locaux, acteurs locaux, citoyens, commandement territorial. Cela n’a pas été fait. Moi je comprends que les premières années de réformes soient toujours difficiles. Mais il faut également se féliciter que le Président Macky Sall appelle à une évaluation à mi-parcours de la réforme. C’est déjà une grande première et c’est une bonne chose. Maintenant il ne faut pas précipiter les évaluations pour ne pas commettre les mêmes erreurs. Mais là, je suis sceptique puisque le Président parle d’une évaluation avant fin juillet. Cela veut dire que des gens vont s’enfermer dans leur bureau et produire des documents qui ne reflèteront pas la vérité.

Les collectivités locales sont confrontées à d’énormes difficultés. Qu’est-ce qui explique selon vous cette situation ?

Pour les villes comme Dakar, Pikine, Guédiawaye, Rufisque et Thiès, on peut parler d’une crise de mutations. Elles n’ont plus les ressources financières qu’elles avaient dans le passé, donc elles ne peuvent plus continuer de fonctionner comme avant. Les centres de décision se sont déplacés vers les communes qui étaient anciennement des communes d’arrondissement qui retrouvent l’intégralité des taxes et impôts qui étaient recouvrés par la ville. C’est normal que les villes soient déchargées du fardeau du personnel dont la plupart a été reversé dans les communes. Mais là également, selon les communes, vous avez des différences. Une Commune comme les Parcelles Assainies qui s’en sort bien avec un budget de 2 milliards à cause de son potentiel fiscal, peut payer ses salaires mais ce n’est pas le cas pour les autres comme la Commune de Pikine Ouest dont les agents courent derrière 4 mois de salaire. Vous avez des inégalités de cette nature qui font que certaines communes ne seront pas viables.

Pour les Conseils départementaux, ils n’ont pas de fiscalité donc pas de taxes et impôts à recouvrer. Ils vivent du Fonds de dotation qui est une enveloppe que l’Etat leur alloue chaque année pour servir de budget. C’est le même fonctionnement que les Conseils régionaux qui ont été éliminés de l’architecture institutionnelle locale pour les mêmes raisons. Donc là également, la responsabilité de l’Etat est engagée. Sur cette question précise, le citoyen a l’impression qu’on est dans le pilotage à vue et dans le tâtonnement. Ce n’est pas bon pour un Etat.

Les collectivités locales déplorent surtout des manquements liés à l’insuffisance des fonds de dotations et de concours. Est-ce que le volet financement a été bien pris en compte dans cette réforme ?

Le financement de la décentralisation, c’est l’éternel problème qui revient depuis Senghor, Abdou Diouf, Abdoulaye Wade, Macky Sall. Les élus réclament toujours plus de moyens, ce qui est normal. Malheureusement, je doute que l’augmentation des fonds de dotations et de concours soit la solution. Le gouvernement a d’autres priorités comme l’Ecole, la santé, la masse salariale etc. A mon avis, les élus doivent être plus ingénieux en se tournant vers d’autres mécanismes de financement comme le partenariat public-privé, l’emprunt obligataire etc. Mais pour cela, il leur faut d’abord assainir l’environnement financier et les pratiques municipales héritées des indépendances. Quand on dépense plus de 2/3 de son budget pour payer des salaires à un personnel sans qualification, on ne peut pas être éligible à certains financements.

La fiscalité dans les départements nouvellement érigés en collectivité locale fait défaut. Comment remédier à cette situation ?

Vous avez raison. L’économie locale est trop faible pour produire des recettes conséquentes pour les Collectivités locales. Les recettes des communes sont pour l’essentiel constituées de taxes sur la publicité recouvrées sur les panneaux publicitaires, les enseignes des commerçants etc., de la taxe représentative de l’impôt minimum fiscal qu’on prélève sur les travailleurs, les droits de stationnement payés par les différentes formes de taxis urbains et interurbains, les amendes correctionnelles, les taxes journalières sur les marchés. Vous avez beaucoup de variétés de taxes mais les tailles de nos communes et l’économie locale ne permettent pas d’optimiser les recouvrements. Il y a là matière à réflexion pour explorer d’autres mécanismes de financements.

Avec toutes ces difficultés rencontrées par les collectivités locales, pensez-vous que l’objectif de départ de l’Acte 3 de la décentralisation, à savoir construire des territoires viables et porteurs de développement, puisse être atteint ?

Oui, mais à condition d’avoir des politiques publiques locales claires avec des textes de loi précis. Parce qu’en plus de la volonté politique, il faut dépoussiérer les textes surtout en ce qui concerne le régime financier des Collectivités locales. Je crois aussi qu’il faut spécialiser les régions comme le gouvernement est en train de le faire en Casamance sur le tourisme avec des incitations fiscales qui vont doper l’économie locale. Il faut poursuivre dans la même dynamique et étendre la spécialisation à d’autres régions.

Est-ce que cette réforme n’est pas en quelque sorte déviée de son objectif de départ au profit de calculs politiques ?

Il y a toujours depuis les indépendances des motivations politiques derrière les réformes de décentralisation qui sont devenues des enjeux politiques. Tout pouvoir a intérêt à avoir des relais au niveau local et les Collectivités locales sont par essence des instruments de légitimation politique au niveau local. C’est évident que la réforme de l’Acte III entre dans ce cadre. On ne peut pas dire qu’il n’y a pas de considérations politiques derrière cette réforme. Maintenant, il faut rompre avec cette démarche qui est en déphasage avec les objectifs poursuivis à travers les différentes réformes. Il faut, sur cette question de la décentralisation, des consensus politiques, pour ne pas toucher à certains acquis. Je suis persuadé d’ailleurs que dans un délai très court, on sera obligé de tout verrouiller par la constitution. Le Sénégal a atteint un niveau d’approfondissement de la démocratie qui milite pour que certaines dispositions soient introduites dans la constitution pour mettre le pays à l’abri des réformes politiciennes. On va y arriver comme dans beaucoup d’autres pays.

Selon vous, est-ce que la communalisation intégrale ne pose pas problème dès lors qu’il se pose une insuffisance des moyens surtout financiers ?

Vous avez raison d’insister là-dessus. Sous l’angle de la communalisation intégrale, nous allons vers une généralisation de la fracture territoriale avec une aggravation des inégalités sociales. Pour vous donner un bref aperçu, une commune comme les Parcelles Assainies va se retrouver avec un budget de 2 milliards là où les communes qui étaient anciennement des Communautés rurales vont avoir de la peine à mobiliser des ressources de 30 millions, voire 20 millions. Dans un contexte de transfert de compétences où l’Etat n’intervient plus, cela vous donne une idée précise des inégalités que l’on va avoir dans l’offre de services de proximité. 

N’y a-t-il pas aujourd’hui besoin de rationaliser le nombre de collectivités locales ?

On voit bien que cette réforme a accéléré le processus d’émiettement et de morcellement du territoire en Collectivités locales. Le Sénégal se retrouve aujourd’hui avec 602 Collectivités locales (5 villes, 42 Conseils départementaux, 555 communes) sur une superficie de moins de 175.000 km². En matière de morcellement du territoire national, nous sommes devenus  les champions en Afrique, exception faite du Mali. Cela doit donner à réfléchir puisque dans certains cas, c’est une porte ouverte à des revendications identitaires comme c’est le cas au Mali. Nous avons atteint la zone rouge.

PAR ASSANE MBAYE   

 

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