Publié le 21 Dec 2019 - 22:24
MANIF’ D’HIER

La police se venge sur les journalistes

 

Les forces de défense et de sécurité ont déployé, hier, une véritable armada, pour ne pas se laisser surprendre par les manifestants du collectif Nio Lànk. Journalistes, manifestants, passants, commerçants, tous ont été brutalisés.

 

Rond-point Sandaga. Il est environ 15 h 30. S. Ndao, commandant urbain au Commissariat central de Dakar, talk-walkie à l’oreille, balance : ‘’Ras ! Il n’y a que des journalistes. Apparemment, c’est eux les manifestants’’, lâche-t-il, un brin sarcastique. ‘’Nous ne sommes pas des manifestants, nous sommes là juste pour faire notre boulot’’, réplique un confrère. Sans sourciller, le commandant intime alors à ses éléments l’ordre de charger. Grenade lacrymogène à la main droite, l’un des agents se retire, tire sur l’anneau de la goupille de sécurité et lance la bombe sous les pieds des journalistes. C’est le sauve-qui-peut. Un spectacle désolant qui a rythmé la manifestation d’hier, organisée par le collectif Nio Lànk, Nio Bagn et interdite par le préfet de Dakar Alioune Badara Sambe.

Victime collatérale, Alioune Ndiaye, vendeur de ‘’café-Touba’’, est dans tous ses états. Les yeux rougis par la substance toxique qui se répand au fur et à mesure, il peste : ‘’C’est indigne ça ; il y a de quoi avoir honte. Des policiers qui tirent sur des journalistes et des commerçants qui n’ont rien à voir avec les manifestations. Je me demande ce qu’ils veulent. Ils doivent distinguer ceux qui sont là pour manifester. Nous, on est là pour travailler, pas pour manifester.’’

Et plus le temps passe, plus les nerfs du commandant sont tendus. Ce dernier est soit dépassé par les évènements ou c’est clairement la ferme intention de casser du manifestant. Il a du mal à trouver des membres du collectif, il déverse donc toute sa bile sur les reporters. Ce commandant est visiblement ivre des propos de l’ancien Premier ministre Souleymane Ndéné Ndiaye pour qui il faut absolument mater du manifestant. Alors, il charge à tout-va, tire sur tout ce qui bouge. ‘’Du jamais vu’’, commente le doyen Vieux Ndiaye, photographe du journal ‘’L’As’’, depuis les années Abdou Diouf. Outré, il témoigne : ‘’Franchement, je n’ai jamais vu pareille brutalité. Mais s’ils veulent attraper des gens, ils n’ont qu’à aller chercher des manifestants. Nous, nous sommes là pour couvrir l’évènement, montrer au peuple ce qui se passe sur place. Mais c’est difficile de le faire avec toute cette répression. C’est vraiment un recul démocratique.’’

Comme pour étayer son propos, Monsieur fait le parallèle avec les manifestations de 2012, quand tout Dakar brûlait et que les marcheurs se déversaient et déferlaient dans les rues de la capitale. ‘’Même là, les policiers étaient bien plus sereins’’, poursuit le photographe. Il précise : ‘’Le commissaire de l’époque était toujours au front, il venait parler aux journalistes. Il leur disait comment ils devaient faire, parce qu’ils étaient infiltrés. Mais ces gens ne parlent même pas. Ils viennent te bombarder de lacrymogènes ou t’arrêter manu militari. C’est vraiment du je m’en foutisme. Ce n’est pas parce que tu es en tenue que tu peux faire ce que tu veux. C’est désolant ce qui se passe.’’   

Par moments, on a l’impression que la police nationale a voulu coûte que coûte se venger, suite à la déculottée que lui avaient infligée Guy Marius Sagna et Cie, lors de leur marche sur le palais, le 29 novembre dernier. Et elle s’y prend de la pire des manières, sous le regard du préfet de Dakar et du sous-préfet de Dakar-Plateau.

Interpelé, Alioune Badara Sambe, sur le point de s’engouffrer dans son véhicule, lâche : ‘’Aucun commentaire…’’

Ainsi continue de s’exercer une violence policière inouïe sur les populations. Et les journalistes ne sont pas les seuls à en faire les frais. Président du mouvement Agir (Alliance générationnelle pour les intérêts de la République) Thierno Bocoum, arrivé au rond-point Sandaga vers les coups de 16 h 30, a lui aussi souffert de la furie policière, ou plutôt des… nervis de la police. L’ancien député est trainé comme un vulgaire délinquant. Impuissant, il crie, encore et encore, de sa voix aigüe : ‘’Courant bi dafa cher… Courant bi dafa cher… (l’électricité coûte cher).’’ Pour Bocoum, on ne peut accomplir une telle ‘’forfaiture’’ et demander aux gens de rester chez eux. ‘’Tous les Sénégalais doivent sortir pour faire entendre raison au régime’’, disait-il plus tôt face aux journalistes.

Sur place, la plupart des arrestations sont faites par des policiers d’un autre genre. En civil, en ‘’njaxas’’ de baye fall, bonnet sur la tête, et même des rastamen qui se cachent parfois derrière les commerces, sont chargés de faire le sale boulot, en humiliant tous ceux qui passent entre leurs mains, sans distinguer reporters, passants, marchands, manifestants…

A l’arrivée, le bilan des arrestations est élevé. Outre Thierno Bocoum, Cyril Touré dit ‘’Thiat’’, Aliou Sané… une trentaine de manifestants ont été arrêtés. Du côté de la presse, ce sont deux journalistes, relaxés peu après.

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COMMUNIQUE NIO LANK

‘’Cet attentat démontre encore la face hideuse de la démocratie sénégalaise’’

Après une première conférence de presse tenue au centre Bopp de Colobane, le collectif Nio Lànk a pondu un communiqué pour prendre à témoin les populations. ‘’Les Sénégalais ont constaté, pour le déplorer, l’attentat perpétré, ce vendredi 20 décembre 2019, contre l’Etat de droit et qui dévoile encore une fois une face très hideuse à la démocratie sénégalaise’’, a d’emblée campé le collectif. Qui regrette : ‘’De dignes citoyens venus manifester pacifiquement leur refus de toute hausse sur les tarifs de l’électricité et la libération des ‘otages du palais’, conformément au droit que leur confère la Constitution, ont été rudoyés à la face du monde.’’

Le collectif tient le préfet pour responsable de ce qu’il considère comme une violation de la Constitution. Il condamne fermement ‘’les violences perpétrées sur d’honnêtes citoyens totalement désarmés’’, et ‘’les arrestations arbitraires et déshumanisantes de ses camarades lors de cette manifestation pacifique à la place de l’Indépendance’’.

Parmi les personnes arrêtées, le collectif Nio Lànk a publié une liste de 25 identifiées, mais précise que le nombre est bien supérieur. Il déplore l’arrestation de camarades par de soi-disant policiers non identifiés. ‘’Certains camarades, souligne-t-on, ont été pris par des personnes déguisées en tenue de baye fall sans aucune sommation, comme l’exigent les règlements en vigueur lors des manifestations non autorisées. S’agit-il de nervis armés pour la circonstance par le pouvoir et couverts par la police nationale ? Ou s’agit-il de la nouvelle trouvaille d’un régime liberticide et démocraticide ?...’’

Pour eux, ces pratiques sont indignes d’une longue tradition démocratique comme le Sénégal et déshonore notre police nationale dont le ‘’professionnalisme’’ est chanté sur tous les toits. ‘’Le collectif Nio Lànk refuse de se laisser distraire et engage les Sénégalais à poursuivre la lutte jusqu’à l’abandon, par l’Etat, de la hausse du prix de l’électricité’’.

MAMADOU MIGNANE DIOUF (COORDONNATEUR NIO LANK, NIO BAGN)

‘’Dès lundi, vous aurez la suite de notre plan d’action’

HABIBATOU TRAORE

Les responsables du mouvement Nio Lank, Nio Bagn ont  tiré un bilan provisoire de la marche interdite d’hier. Le responsable du Forum social, par ailleurs coordonnateur du mouvement, a exprimé sa satisfaction, quelques minutes après la manifestation.

‘’On nous a interdit d’accéder à la place de l’indépendance qu’ils ont bunkerisée, comme si c’était un Etat de siège. On peut dire qu’il y avait même plus de policiers que de manifestants. Malgré tout, les gens ont fait preuve d’engagement et de détermination’’, indique M. Diouf.  

Pour lui, cela démontre que l’Etat a les moyens d’encadrer les manifestations, si ça lui chante. Mignane Diouf se désole également de certaines arrestations menées par des civils. ‘’On a vu des policiers en civil intervenir, et c’est hors-la-loi, car la personne interpelée  peut riposter, si elle ne voit pas la tenue. Ce qui peut engendrer des problèmes’’, fait remarquer le coordonnateur du Forum social. Un ensemble de faits qui prouvent, selon lui, que la peur est dans le camp du pouvoir. ‘’Nous avons été satisfaits parce qu’on voulait, nonobstant l’interdiction, attirer l’attention de l’opinion sur ce que nous sommes en train de faire. C’est-à-dire que nous ne sommes pas contents de l’augmentation de l’électricité pour combler un gap. Et c’est notre droit le plus absolu’’, rappelle M. Diouf.  

Ainsi, en dépit de cette répression, le responsable du mouvement  Nio Lank, Nio Bagn précise que la lutte est loin d’être terminée. D’après Mignane Diouf, elle va se poursuivre. ‘’Dès lundi, vous aurez les échos des prochains programmes pour contester cette décision’’, promet M. Diouf. Qui n’a pas manqué de s’indigner du traitement réservé aux journalistes. ‘’On regrette que la presse ait été violentée à cette occasion, alors qu’elle faisait son travail. On doit pouvoir distinguer un manifestant d’un journaliste. Si on se met à taper sur tout ce qui bouge, cela veut dire qu’il y a quelque chose qui ne va pas’’.

MOR AMAR

 

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