Publié le 1 Dec 2019 - 00:14
MANIFESTATION AAR LI NU BOKK

Guy Marius Sagna marche sur le Palais

 

Hier, les grilles du palais de la République ont vibré. L’activiste Guy Marius Sagna, nouveau coordonnateur du mouvement Aar Li Nu Bokk, a réussi à rallier la place mythique, malgré l’interdiction de la manifestation.

 

Place de l’Indépendance, hier, il est 16 h 30 environ. A l’appel de Guy Marius Sagna et ses amis, elles ne sont certes pas nombreuses, les populations, à avoir répondu. Mais la détermination des jeunes qui se sont déplacés force l’admiration. Malgré l’interdiction préfectorale, la vingtaine de manifestants, présents sur les lieux, semblent décidés à aller jusqu’au bout, s’accrocher aux grilles du palais de la République. Beaucoup l’avaient juré, mais peu, pour ne pas dire personne, ne l’avait jusque-là jamais réussi.

En cette fin d’après-midi, pendant que les gens vaguent tranquillement à leurs occupations, le nouveau coordonnateur du mouvement Aar Li Nu Bokk, capuchon sur la tête, comme s’il évitait de se faire remarquer, entonne à voix relativement basse le chant de guerre : ‘’Kuran bi dafa cher, askan wi soonu na nu… L’électricité est chère. Le peuple est fatigué…)’’. Ses compagnons reprennent en chœur, attirant l’attention des quelques passants et automobilistes. Leur stratégie semble bien mûrie. Ayant réussi à tromper la vigilance des forces de l’ordre fortement mobilisées à la place de la Nation où le départ avait initialement été prévu, ils ne veulent surtout pas perdre de temps au risque de se faire intercepter.  Comme s’ils se sont passé le mot, ils arpentent à pas très vifs l’avenue Roume, en continuant de chanter, de crier de toutes leurs forces. Avant même que les agents présents sur ces artères ne s’en rendent compte, le mouvement n’était plus loin de la cible.

A hauteur de la Primature, un agent tente de neutraliser le leader. Mais sans succès. Visiblement plus fort, le ‘’Général’’ résiste et force le passage devant des éléments impuissants qui finissent par lâcher prise. Laissant la voie libre à toute la troupe. En quelques minutes, nous voilà devant la plus haute institution du pays. Comme un musulman qui arrive pour la première fois devant la Kaaba, Guy touche les grilles du palais. Le pari est gagné ! Les manifestants, fiers, bombent le torse. Les gardes rouges, eux, sont rouges de colère. Ils entrent dans la danse et neutralisent l’activiste en chef qu’ils ont emmené manu militari au poste privilégié du palais de la République. Quelques instants plus tard, il en ressort, embarqué dans une fourgonnette de la police nationale. D’autres arrestations vont suivre et la manifestation contre la hausse de l’électricité étouffée.

Joint par téléphone, le coordonnateur du Forum social sénégalais, Mignane Diouf, regrette la tournure : ‘’Ce qui a été fait est inédit et assez symbolique. A mon avis, on aurait pu s’en servir comme exemple d’une démocratie sénégalaise vivante et mature. On aurait pu les laisser s’indigner, dire leur amertume, remettre leur mémorandum et repartir calmement. Ce ne sont quand même pas des bandits. Ce ne sont pas de terroristes. Il n’y a vraiment pas de quoi s’affoler.’’

------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Une nouvelle conscience citoyenne est née

Face à la désertion des partis politiques, des syndicats et de la société civile traditionnelle, Aar Li Nu Bokk surfe sur une vague.

Les politiques n’ont plus le monopole de la lutte. Désormais, il faudra bien compter sur les masses, même si elles ne sont pas encore si populaires, dans la prise en charge des doléances du peuple. Un fait social nouveau, analysé ici par Moustapha Ndiaye, sociologue.

A l’en croire, il faut tenir compte de trois aspects pour comprendre cette nouvelle tendance. D’abord, la vocation du mouvement social ; ensuite, le contexte socio-économique et politique, marqué par l’absence d’échéance électorale proche. Ce deuxième élément influe d’ailleurs sur le troisième qui porte sur les relations traditionnelles entre le mouvement social et les forces politiques de l’opposition.

Parlant du mouvement Aar Li Nu Bokk, le sociologue attire l’attention sur son homogénéité, le fait qu’il soit essentiellement caractérisé par des activistes et des têtes nouvelles. ‘’Il faut savoir, signale-t-il, qu’un mouvement social est un ensemble d’organisations ou de réseaux qui ont des valeurs partagées, une certaine solidarité et qui se mobilisent au sujet d’enjeux conflictuels en ayant recours à différentes formes de protestation. Ces différentes caractéristiques sont bien visibles à travers le mouvement Aar Li Nu Bokk. Les couleurs des partis ne sont pas au-devant de la lutte’’.

Le sociologue constate également une certaine témérité et une présence médiatique positives qui ont valu à la structure la place qu’elle occupe actuellement dans la sphère publique de plus en plus abandonnée par les forces traditionnelles de la contestation : partis politiques de l’opposition, société civile classique, associations de consuméristes, syndicats… ‘’La nouvelle vague de militants qui émerge surfe donc sur ce vide. Nous sommes véritablement à un tournant, marqué par un besoin de renouvellement non seulement de la classe politique, mais aussi des leaders de la société civile. C’est la guerre de positionnement et de légitimité partout’’, analyse le docteur en sociologie.

Effondrement de deux piliers de la lutte : société civile et partis politiques

Mais qu’est-ce qui a bien pu se passer pour que les classes politiques, la société civile n’arrivent plus à se faire entendre, de sorte que ce soit les citoyens eux-mêmes qui s’organisent pour prendre en compte leurs doléances ?, s’interroge Mignane Diouf, Coordonnateur du Forum social au Sénégal. Sociologue, président de Legs (Leadership, éthique, gouvernance et stratégie) Africa, Elimane Haby Kane croit avoir un début de réponse.  Selon lui, l’effondrement de deux piliers de la lutte - société civile et partis politiques - y est bien pour quelque chose.

Pour ce qui est de la société civile en particulier, fait-il savoir, il y a, d’une part, leur entrisme au début du règne de Macky Sall. D’autre part, une tendance de plus en plus lourde à la bureaucratisation. ‘’Les gens sont plus sur des logiques de mener des projets financés par des bailleurs que sur l’engagement citoyen. On ne mobilise plus les populations sur des besoins ponctuels. Parce que simplement préoccupés à structurer, à développer et mettre en œuvre des projets qui ont certes leur importance, mais qui ne règlent pas les problèmes urgents’’. En ce qui concerne les partis politiques, c’est surtout leur dispersion actuelle et leur mauvaise gouvernance interne. ‘’Ils n’arrivent plus à s’entendre sur les questions les plus importantes. Les logiques partisanes et individualistes ont nettement pris le dessus. Aussi, en leur sein également, ces formations, les plus fortes, sont affaiblies à cause de la mauvaise gouvernance. Voilà autant de choses qui ont favorisé l’émergence de nouveaux types d’acteurs comme les activistes et c’est fort positif’’, souligne M. Kane.

Ainsi, renchérit le coordonnateur du Forum social, il y a une nouvelle dynamique citoyenne conduite par la jeune génération qui a vu des mouvements sociaux se constituer, des mouvements altermondialistes se développer. Cela les a certainement beaucoup impactés, surtout chez les artistes, les rappeurs, les étudiants… ‘’Les jeunes ont commencé à comprendre que le monde va tellement mal, entre le capitalisme et la mal gouvernance. Pour s’en sortir, il faut se battre avec de nouveaux acteurs, de nouveaux réseaux, de nouvelles dynamiques de mouvements sociaux’’. Dans cette perspective, estime M. Diouf, il y a de quoi donner des ailes. ‘’Il y a, aujourd’hui, nécessité que quelques-uns parmi nous puissent dire non, ça suffit ! Ce qui est important, ce n’est pas l’ampleur du mouvement, le nombre, mais surtout le symbole de contestation, de dénonciation et de refus. Pour l’ampleur, je n’aurais même pas souhaité qu’il en ait, puisque cela aurait provoqué des dégâts non souhaitables’’.

Pour sa part, Moustapha Ndiaye souligne que le contexte est d’autant plus favorable que les partis sont engagés dans la voie du dialogue et de la diplomatie.  Il ajoute : ‘’Cette situation fait que les Sénégalais vont être renforcés dans leur perception que les hommes politiques ne sont là que pour leurs intérêts, les questions de conquête et d’exercice du pouvoir, qu’ils sont en train de bâtir un consensus de classe. Le risque est que les Sénégalais peuvent, de plus en plus, s’identifier à ces mouvements que l’on voit se battre sur le terrain.’’

Guy, le catalyseur

A l’unanimité, nos interlocuteurs saluent le rôle de Guy Marius Sagna qui est en train d’impulser une dynamique nouvelle. ‘’Il a montré une certaine constance dans sa posture de défendre les couches les plus vulnérables. Il est présent sur tous les combats avec une disponibilité sans égal. Tout seul, il mène un combat qui doit être celui de tous. Guy Marius va plus le loin que tout le monde et c’est très important, à mon avis’’, témoigne Elimane Kane. Par rapport à l’absence d’adhésion populaire massive, il déclare : ‘’Ce qui est important, c’est d’être entendu. Et Guy arrive à se faire entendre. Ça doit être le travail de toutes les parties prenantes, toutes les forces vives de la nation’’.

Toutefois, il y a un bémol. Même s’il ne s’affiche pas de façon ostentatoire aux côtés d’Ousmane Sonko, il lui est tout de même assez proche. N’est-ce pas là un obstacle par rapport à sa nouvelle mission en tant que coordonnateur d’Aar Li Nu Bokk ? M. Kane rétorque : ‘’Ce mélange des genres peut rendre le jeu un peu moins lisible. Les populations peuvent se poser des questions. Du genre qui fait quoi ? Qui est qui ? Est-ce qu’il n’y a pas une manipulation politique ? Cela peut effectivement créer un doute et affaiblir la mobilisation’’. En plus, fait-il remarquer, ‘’les Sénégalais sont dans une situation tellement compliquée, tellement précaire, dans la servitude et la recherche du pain quotidien. De sorte qu’il faut vraiment des faits assez violents, choquants, comme ce fut le cas le 23 juin, pour les tirer de leur torpeur’’.

Section: