Publié le 15 May 2020 - 04:56
OUSMANE NDIAYE (PSYCHOSOCIOLOGUE)

“Les contradictions sont tellement flagrantes qu’on ne peut...’’

 

La méthode de lutte contre la Covid-19 a changé, depuis lundi. Le psychosociologue Ousmane Ndiaye craint le pire. Dans cet entretien accordé à ‘’EnQuête’’, il n’écarte pas un danger de mort qui guette tous les Sénégalais.
 
 
Le président de la République a annoncé, lundi, une nouvelle batterie de mesures face à la Covid-19. Quelle analyse en faites-vous ?
 
Tous les commentaires que j’ai entendus jusque-là, à quelques exceptions près, relèvent de la surprise et de la déception. C’est d’autant plus une surprise, que c’est ce lundi que le nombre de cas confirmés dépassait de loin ce qui n’a jamais été enregistré au Sénégal depuis le début de la pandémie. Nous étions à 177 cas. Cette décision est en contradiction totale avec la ligne adoptée par le chef de l’Etat lui-même depuis le début, parce que c’est lorsqu’on a eu une trentaine de cas qu’il a décidé d’instaurer l’état d’urgence, de demander les pleins pouvoirs après et de mobiliser toute la nation autour de ce problème. Il a organisé un show extraordinaire avec l’opposition et toutes les forces sociales du pays. Il a reçu plein de monde. Maintenant qu’on lui vote les pleins pouvoirs, qu’on lui donne un budget de 1 000 milliards, il semble reculer. Jusqu’à ce moment, il se comportait en chef de guerre ; c’est lui qui a déclaré la guerre. 
 
Mais qu’est-ce qui s’est passé entre l’épisode de cet homme qui semblait déterminé à conduire les Sénégalais à la guerre contre le coronavirus, il y a à peine un peu plus d’un mois, à l’homme qu’on a vu lundi qui, bizarrement, décrète que les Sénégalais doivent se prendre en charge désormais, que les mosquées peuvent être rouvertes, les marchés également six jours sur sept ? Alors que le préfet de Dakar venait de décider que les marchés seraient fermés trois jours dans la semaine, la justice venait également de rejeter la demande des associations de la diaspora quant au rapatriement des corps des Sénégalais morts de Covid-19.
 
Devant cette cascade de contradictions, que faut-il comprendre ? Qu’est-ce qu’il y a derrière ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Voilà ce que les Sénégalais se demandent, parce que ce n’est pas logique, les contradictions sont tellement flagrantes qu’on ne peut être qu’inquiet, car, apparemment, ce qui se joue ne va pas dans le sens de l’intérêt des Sénégalais. Je pense que les Sénégalais ne peuvent pas ne pas être inquiets, surtout quand on connait la société sénégalaise. Rien qu’avec le couvre-feu, nous avons tous vu comment les gens se sont comportés. Je parle non seulement des attitudes de défiance des jeunes, mais je pense surtout à des comportements extrêmement dangereux qu’on a vu de la part d’individus qui ont voyagé de région en région et qui ont apporté la maladie à leur lieu de destination. Je pense à cet homme qui a quitté Louga, et je me demande encore comment il a fait pour arriver dans son village à Sédhiou pour contaminer une dizaine de personnes. Et il y a eu d’autres cas de ce genre, sans compter tous les comportements qu’on a vus dernièrement, notamment au niveau du Comité de suivi du fonds Force-Covid-19 où les gens se donnent des per diem à coups de millions. 
 
Mais si on suit votre raisonnement, pensez-vous que l’aide alimentaire aurait pu soutenir cette situation de confinement ?
 
Cette histoire de denrée alimentaire a été mal ficelée. C’est complètement incroyable que le chef de l’Etat lui-même cautionne l’achat de riz étranger, alors qu’il y a le riz de la vallée, le riz de l’Anambé qui pourrissent chez les agriculteurs. Il aurait pu, d’abord, penser à acheter ces denrées-là, acheter des tonnes de niébé, de haricot, d’oignon, de pomme de terre, ce qui aurait donné un coup de fouet assez intéressant à l’agriculture sénégalaise et un signal particulièrement positif à tous les entrepreneurs sénégalais. Ils auraient ainsi été encouragés à travailler. Malheureusement, tous ces dysfonctionnements ne peuvent qu’alarmer les Sénégalais quant à leur sort. Maintenant, ils sont laissés à eux-mêmes face à une pandémie pour laquelle ils ne sont pas préparés. L’indiscipline qu’il y a dans ce pays, le désordre qu’il y a dans ce pays, la misère qu’il y a dans ce pays… tous ces facteurs-là militent pour des lendemains extrêmement dangereux. Je dirais même que les Sénégalais sont véritablement en danger de mort.
 
Nous n’avons pas les moyens, malgré la qualité de notre personnel de santé, de faire face à une généralisation de cette pandémie. Ce qui risque d’arriver, c’est que l’attitude du président expose tous les Sénégalais à un risque énorme de propagation rapide. Qu’en sera-t-il dans dix jours, dans deux ou trois semaines ? On se retrouvera avec plus d’un millier de cas testés positifs en 24 heures. Qu’est-ce qu’on dira à ce moment-là ? Le nombre de morts qui augmente tourne actuellement autour de la vingtaine, mais sachez que 100 morts au Sénégal, c’est extraordinaire. Nous ne sommes pas à la hauteur de l’Italie, de la France ou de l’Angleterre. Pour nous, une centaine de morts, ce serait déjà une catastrophe. Or, ce qui vient d’être fait lundi nous mène directement à une propagation rapide et à un nombre extraordinairement important de décès dû au coronavirus. 
 
D’aucuns soutiennent que la situation économique en chute libre demandait une reprise des activités…
Ceux qui le disent ne connaissent pas l’économie sénégalaise, ni la société sénégalaise. L’économie sénégalaise est constituée, à 80 %, du secteur informel. Or, les ressources de cette partie de la population sont très faibles. C’est ce qui explique d’ailleurs leur comportement de rébellion. Ils n’ont pas de trésor de guerre, leurs ressources leur permettent à peine de survivre quelques jours. Donc, quand on parle des nationaux dans l’économie sénégalaise, il y a effectivement à 80 % ce secteur informel, et le reste ce sont les commerçants de l’Unacois et le Club des investisseurs sénégalais dans lequel on trouve des chefs d’entreprise qui ont une certaine taille en termes de chiffre d’affaires. Ceux-là, ils n’ont pas à se plaindre véritablement de la fermeture des marchés, parce qu’ils sont les premiers à savoir que l’économie dite sénégalaise n’est pas en réalité une économie sénégalaise, mais une économie pour la France. Les entreprises qui gagnent les marchés ici au Sénégal sont avant tout françaises ou des entreprises étrangères pour l’essentiel. 
 
Donc, quand l’économie dite sénégalaise ne va pas bien, c’est peut-être ceux-là qui perdent beaucoup d’argent. Les Sénégalais, eux, courent le risque de mourir de faim, si on confinait intégralement les populations. Franchement, parler d’une économie sénégalaise qui serait à terre, c’est ne pas connaitre l’économie sénégalaise. Celle-ci est déjà à terre depuis longtemps et malheureusement, le pouvoir ne répond pas du tout aux appels des Sénégalais du secteur informel, tout comme à ceux des membres du Club des investisseurs sénégalais, où on trouve pourtant des gens respectables, responsables, des nationaux, des patriotes qui voudraient que l’économie sénégalaise soit effectivement entre les mains des nationaux. Et cela afin qu’on puisse enfin construire ce pays en créant toutes les infrastructures, tous les services de santé et d’éducation qu’il faudrait pour pouvoir faire face à ce genre de pandémie. Lors de l’appel aux dons pour le fonds de riposte, les nationaux ont donné ce qu’ils peuvent donner, les étrangers n’ont pas donné grand-chose, ils n’ont pas fait mieux que les nationaux. Or, ce sont eux qui gagnent tous les marchés. Ils auraient dû au moins donner 50 000 milliards, mais ils n’ont pas donné plus de 0,5 % de ce qu’ils prennent à notre pays. Pourquoi alors reprocher aux nationaux de n’avoir donné que quelques centaines de millions, alors que l’Etat ne leur donne rien comme marché ? C’est plutôt à ces entreprises étrangères qui nous pillent qu’il faut exiger quelque chose. L’Etat aurait même dû exiger un montant clairement défini que ces entreprises auraient dû verser. Mais ces dernières se sont contentées de donner l’aumône, nous sommes des talibés on nous a donné l’aumône.
 
A quoi pouvons-nous nous attendre de la part des citoyens, maintenant que presque toutes les mesures drastiques n’existent plus ?
 
Qu’est-ce que vous vous imaginez ? Quand il y a eu un certain nombre de mesures édictées aux populations, elles n’ont pas toujours été respectées. Vous croyez que maintenant qu’on ouvre les marchés, les mosquées et églises, on va dans le sens de faire prendre conscience aux Sénégalais du danger qui les guette et de la nécessité d’avoir des comportements responsables ? Non, moi, je vois plutôt que sans le dire, on nous propose le modèle de la Suède, à savoir l’immunité collective.  Je ne suis pas sûr qu’au Sénégal, cette démarche soit bien réfléchie et qu’elle s’adapte à notre situation nationale. Je crois qu’on va y laisser beaucoup de plumes. Il va y avoir beaucoup de morts et des gens risquent de mourir chez eux, pas individuellement forcément, peut-être même tout un groupe qui peut tomber malade au même moment et mourir dans son village, dans son quartier. Ce qui s’est passé en Amérique du Sud pourrait se retrouver ici. Les prédictions parlant de millions de morts de l’OMS, on pourrait vivre cela ici même, si on a été offusqué de les entendre. Nous sommes en train de tracer le chemin qui mène justement à ces réalités. Tout cela est possible. 
 
Je ne suis d’avis qu’il faille revenir et assouplir face aux chiffres qu’on a entendus lundi. La logique aurait voulu que l’on renforce les mesures. C’est vraiment une contradiction extraordinaire, un sens bizarre de la logique qu’on a vue avant-hier à l’œuvre. Dans ce cas, on ne peut que se poser la question de savoir quelle est la réelle motivation de toutes ces mesures ? La peur des milieux religieux ? Je ne sais pas. Est-ce la seule raison ? Un Etat, c’est quand même une puissance. On a donné à ces dirigeants une armée, une police des services de renseignement, la gendarmerie tout un tas de moyens pour maintenir l’ordre. Et pourquoi, devant ces images qu’on a vues à Kaolack, l’Etat baisse les bras ? Pourquoi ? Y’a-t-il autre chose qu’on ne nous dit pas ? 
 
Donc, l’ouverture des classes également ne devrait pas être à l’ordre du jour. Pourquoi ouvrir les écoles dans ces conditions, alors que la pandémie est en train d’avancer à grands pas. On va risquer la vie de nos enfants pour absolument ouvrir les écoles et ne pas enregistrer une année blanche ? Est-ce que le Bac, le Bfem ou le Certificat valent la vie d’un enfant ? Voici autant de questions qu’on ne peut pas ne pas se poser. Vraiment, il serait souhaitable que les dirigeants sénégalais jouent le jeu des intérêts nationaux, de la protection des intérêts nationaux et non pas des intérêts de telle ou telle catégorie ou groupe. Je pense qu’on parle beaucoup de résilience sans vraiment savoir ce que cela signifie. Que faut-il comprendre par cette défaite annoncée devant le coronavirus ? Que faut-il comprendre derrière toutes ces mesures qui ont une connotation fortement négative, mais aussi, malheureusement, je le crains, une connotation funeste ?
 

 

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