Publié le 11 Sep 2020 - 02:20
POLITISATION FONCTION PUBLIQUE

La politique met au pas le mérite

 

De plus en plus, pour percer dans l’Administration au Sénégal, il faut être membre du parti au pouvoir. Une situation qui n’en finit pas de démotiver les agents les plus valeureux et les plus compétents. Lesquels n’attendent, parfois, que de bonnes opportunités pour abandonner le sacerdoce.

 

Pour monter aux cimes de l’Administration sénégalaise, il y a deux voies. Certains prennent le chemin fatidique des escaliers. Mais il y en a qui, de plus en plus, prennent une voie expresse : la politique. En un laps de temps, ils gravissent ainsi tous les échelons et accèdent au sommet. Une situation qui n’en finit pas de déstructurer l’Administration, en démotivant ses bras les plus compétents, les plus valables.

Elimane Haby Kane, Président de Legs (Leadership, éthique, gouvernance et stratégie) Africa, dénonce avec vigueur : ‘’Cette situation est devenue intenable pour les fonctionnaires qui tiennent à des principes et au sacerdoce de la Fonction publique. Ces gens qui se soucient encore de l’éthique, de la neutralité de l’Administration, du prestige de la haute fonction sont aujourd’hui dans leurs petits souliers. Ils se sentent de plus en plus gênés et mal à l’aise. C’est quelque chose de dramatique qui se joue sous nos yeux.’’

Quand ils ne sont pas mis au frigo, ces fonctionnaires valeureux sont simplement contraints de jouer les seconds rôles. Aussi brillants et expérimentés soient-ils. D’autres préfèrent tout bonnement prendre leurs clics et leurs clacs et s’en aller de l’Administration. ‘’Généralement, constate M. Kane pour s’en désoler, ils sont les plus sérieux, les plus chevronnées. Quand ils en ont assez de supporter cette cupidité, cette incurie qui règne dans l’Administration publique, ils vont chercher une carrière à l’international ou bien aller se réaliser dans le privé. C’est dramatique, parce qu’on perd ainsi les meilleurs de nos fonctionnaires’’.

Mais pourquoi un tel attrait de certains hauts fonctionnaires pour la politique ?

Nos interlocuteurs sont convaincus que si ce n’est pas pour avoir une promotion sans trop bourlinguer, c’est souvent pour s’enrichir et enrichir ses proches en toute impunité. Elimane Haby Kane : ‘’Certains en arrivent même à sortir de l’Administration pour devenir des politiciens professionnels, être promus à des directions ou ministères juste pour s’enrichir personnellement. Ce système basé sur le clientélisme politique fait surtout la promotion des plus médiocres ou des plus véreux, au détriment des fonctionnaires les plus rigoureux, les plus sérieux, les plus honnêtes, les plus vertueux.’’

Entre frustration et démotivation

Abondant dans le même sens, le député Théodore Chérif Monteil regrette : ‘’Il y a trop d’injustice et cela ne fait que générer de la frustration. Il ne faut pas perdre de vue que ces fonctionnaires sortent de la même école. C’est frustrant de voir des gens qui étaient moins bons avancer, alors que toi, tu ne bouges pas. Cela engendre des mécontentements de toutes sortes.’’

Mais quelque frustrant et opportuniste soit-il, ce procédé n’a rien d’illégal. Du moins de façon générale. Le parlementaire affirme : ‘’Vu sous l’angle de la liberté d’association, on peut même penser qu’il est inconcevable de dénier à certains la possibilité de s’engager en politique. Mais il faut savoir que, dans tout contrat social, il y a des restrictions. Il faut des restrictions pour que cette liberté ne soit pas nuisible pour le groupe. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’interdiction faite aux militaires et aux magistrats de s’engager en politique. Autant un militaire n’a pas le droit de militer dans un parti, autant un fonctionnaire ne doit pas avoir ce droit, car lui aussi est au service de la nation. Et cela requiert le respect d’un certain nombre de principes et de valeurs incompatibles avec l’engagement politique.’’

Parmi ces principes et valeurs, il y a l’impartialité, la neutralité, entre autres. Ce qui fait dire au président de l’Union citoyenne Bunt Bi que ‘’le fonctionnaire, par essence, doit être quelqu’un de non partisan. On ne peut pas militer dans un parti et ne pas être partisan. C’est impossible. Au-delà de cet aspect, il y a un risque par rapport même à la hiérarchie. Quand tu es du pouvoir, tu jouis de privilèges au détriment des autres. Quand tu es de l’opposition, tu es combattu par la hiérarchie. Dans tous les cas, cela nuit au service public et ce n’est pas une bonne chose’’.

Plus particulièrement, le fléau semble encore plus dévastateur dans certaines administrations réputées être névralgiques. ‘’Malheureusement, estime Elimane Kane, on note de plus en plus, dans ces administrations, de hauts fonctionnaires qui s’engagent politiquement. On en est arrivé à un stade où on a comme l’impression que l’occupation de certains postes dépend du niveau d’engagement politique au régime en place. C’est un vrai problème dans une République et dans un Etat de droit. Plus grave encore, nous voyons même des magistrats qui s’engagent en politique, alors qu’ils n’en ont pas le droit. Jusque-là, rien n’a été fait pour remettre de l’ordre. Et c’est des jurisprudences dangereuses, à mon avis’’.

Même s’il est partisan d’une séparation absolue entre les qualités de fonctionnaires et de politiciens, Monteil se veut plus compréhensif pour les agents subalternes. ‘’A la limite, argue-t-il, je pourrais comprendre qu’un subalterne puisse être membre d’un parti politique. Mais aucun directeur ne devrait s’engager en politique. En plus du risque partisan, il y va aussi de la stabilité nécessaire dans certaines fonctions. Si le directeur a cette coloration politique, il est appelé à quitter, en cas de changement de régime. Je pense que les gens doivent être nommés au mérite. En 2012, beaucoup le préconisaient’’.

La neutralité et l’impartialité foulées aux pieds

Même si la loi le permet, l’implication de certains hauts fonctionnaires dans la politique a des impacts négatifs sur l’efficacité de l’Administration publique, surtout son impartialité. ‘’Connaissant la façon dont la politique se fait, avec une absence de régulation et de contrôle du respect des principes d’éthique, de déontologie et de conflit d’intérêts, c’est donner libre cours à des pratiques abusives qui, souvent, échappent au contrôle’’, ajoute le président de Legs Africa. L’Administration sénégalaise, selon lui, naguère réputée de qualité, en souffre déjà. ‘’C’est un vrai nivellement par le bas qui s’opère. Tout est politisé. Bien évidemment, les conséquences sont néfastes. C’est l’effondrement de ce bras séculier de l’Etat qui doit être sécurisé, au-delà des pratiques politiciennes’’, souligne M. Kane.

A l’en croire, il faudrait penser à mettre en place des critères objectifs et transparents pour accéder à certains postes. ‘’C’était l’une des recommandations phares des assises nationales et même reprise par le CNRI (Commission nationale de réforme des institutions) si je ne me trompe pas. Non seulement, il était demandé l’encadrement des pouvoirs du président de la République en matière de nomination, mais aussi, pour certains postes stratégiques clés, qu’on fasse recours à l’appel à candidatures, pour que les meilleurs d’entre les Sénégalais puissent occuper ces postes’’.

Pour lui, c’est la meilleure façon de protéger l’Administration publique de la manipulation politicienne et d’assurer la continuité de l’Etat par ses fonctionnaires, au-delà des crises politiques et des ambitions politiciennes partisanes. A l’instar du député Monteil, lui aussi estime que l’on gagnerait, au Sénégal, à étendre les restrictions à d’autres corps. ‘’On ne peut interdire tous les fonctionnaires à s’engager en politique. Mais comme dans la magistrature, il faut élargir les restrictions à des corps comme les Impôts et le Trésor. Ces corps doivent être extraits de l’engagement politique partisan, parce qu’ils sont au cœur de ce qu’il y a de plus sensible dans l’Etat : la gestion des ressources financières’’.  

Au Sénégal, on a l’impression que les choses vont de mal en pis. Même s’ils avaient nommé à des postes stratégiques des partisans de leurs régimes, Senghor et Diouf savaient surtout valoriser les compétences. Elimane Haby Kane : ‘’Il y a une accélération, depuis un certain temps, surtout dans l’Administration des finances, où les gens étaient d’habitude réservés. Il y a un véritable effritement du sacerdoce par rapport au service public, aux hautes fonctions dans ce pays.’’

Pour M. Monteil, le retour à l’orthodoxie devrait être un des grands chantiers des futurs régimes. ‘’S’ils veulent rendre un service à ce pays, ils doivent nécessairement faire des réformes dans ce sens. La politisation à outrance de notre Administration a fini de tout déstructurer. Aujourd’hui, ce n’est plus la compétence qui prime, mais le niveau de militantisme. Et c’est extrêmement grave’’.

Des DG plus puissants que des ministres, à cause de leur poids politique

Du fait de ces nominations de complaisance, de nombreux dysfonctionnements sont notés dans le fonctionnement de l’Administration publique. Combien sont-ils, les directeurs généraux de sociétés nationales ou d’établissements publics à n’avoir aucun égard envers les ministres qui assurent pourtant une tutelle sur leur service ? Inspecteur du travail à la retraite, Abdou Fouta Diakhoupa en a fait l’amère expérience au ministère de la Pêche, où il a été directeur de cabinet entre 2012 et 2014. Il témoigne : ‘’J’étais dans un ministère où un des directeurs d’une société nationale, dont la tutelle technique était assurée par notre département, n’avait aucun égard envers le ministre. Parce qu’il était très puissant dans le parti Alliance pour la République, très proche, dit-on, de la première dame, ressortissant de la même ville que le président. Et disait-on, il a eu à financer le parti lors de la Présidentielle (2012).’’

Et il est loin d’être le seul, si l’on en croit l’inspecteur Diakhoumpa. ‘’Ils sont nombreux, soutient-il, les directeurs à pouvoir snober leur ministre, simplement parce que leur mode de désignation est le même que celui du ministre.  Quand un DG est plus proche du président que le ministre, la plupart du temps, il a peu d’égard vis-à-vis de ce dernier. Il y a beaucoup de DG plus puissants que leur ministre ou des ministres’’.

Cela dit, malgré ces errements et zèles de quelques agents, l’inspecteur du travail à la retraite ne voit pas d’inconvénient à ce qu’un fonctionnaire puisse s’engager en politique. L’essentiel est d’être consciencieux, de comprendre là où s’arrête son action politique. Rappelant que, jusque-là, le pouvoir de nomination est une prérogative constitutionnelle dévolue au président de la République, il déclare : ‘’Logiquement, celui-ci nomme ceux en qui il a confiance. Cela ne va pas changer de sitôt. Si demain Ousmane Sonko arrive au pouvoir, il ne va pas nommer des gens qu’il ne connait pas. Il ne nommera pas non plus des gens qui appartiennent à d’autres formations politiques… Il va privilégier les gens de son parti. On nomme aux fonctions les personnes sûres. Et les personnes sûres, c’est d’abord les personnes que nous connaissons. Cela ne va pas changer. Wade l’a reproché à Diouf, il l’a fait ; Macky à Wade avant de faire la même chose, et cela va continuer.’’

Entre les fonctionnaires et la politique, c’est une longue histoire qui ne date pas d’aujourd’hui. De tout temps, rappelle l’inspecteur du travail, les fonctionnaires ont eu un engagement politique. La preuve, ‘’tous les trois premiers présidents du Sénégal ont été des fonctionnaires’’. Seul Macky Sall a échappé à la règle. De plus, ‘’l’essentiel des ministres sont fonctionnaires’’, fait remarquer Abdou Fouta Diakhoumpa.

Cet engagement n’a pas toujours été en faveur du pouvoir. Pendant que certains agents épousent les idéaux du parti majoritaire, d’autres penchent plutôt pour l’opposition. L’inspecteur du travail donne l’exemple des formations de gauche, dont la plupart des responsables ont été des fonctionnaires. ‘’Je peux citer Magatte Thiam, Abdoulaye Bathily… Pour autant, ils n’ont pas eu maille à partir avec la hiérarchie à cause de cet engagement’’.

Mor AMAR

 

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