Publié le 29 Jul 2019 - 14:44

Qui refuserait une monnaie souveraine africaine ?

 

Au moment où le processus vers la monnaie unique dans l’espace CEDEAO semble franchir des pas décisifs, on assiste à une série de contre-feux de la part des défenseurs du franc CFA, dans le but de repousser l’échéance de 2020 et de perpétuer la servitude monétaire imposée aux ex-colonies françaises depuis plus de 70 ans.

Les décisions de la réunion d’Abidjan

Lors de la réunion du Comité interministériel de la CEDEAO, composé des ministres des Finances et des gouverneurs des Banques centrales, les 17 et 18 juin 2019, dans la capitale ivoirienne, d’importantes décisions ont été prises qui, si elles sont entérinées par les chefs d’Etat et de Gouvernement le 29 juin prochain, seraient une étape décisive vers la naissance de la monnaie unique.

La première décision est le consensus sur le nom de la future monnaie unique, qui s’appellera ECO. La politique monétaire sera définie dans le cadre d’un ciblage de l’inflation globale. La seconde décision est relative à la nature de la future banque centrale, qui serait de type fédéral. Cette option vise sans doute à donner un peu plus de flexibilité aux pays dans l’application de la politique monétaire, tout en respectant le cadre global de celle-ci. La troisième décision concerne la nature du taux de change, qui serait flexible.

La monnaie unique n’est plus une utopie

Ce qui est remarquable est que ces décisions aient été prises à Abidjan, en Côte d’Ivoire, dont le président, Alassane Ouattara, est taxé d’être un des farouches opposants à l’abandon du franc CFA, classé comme l’un des « gardiens du temple » par Jeune Afrique. Un autre signe qui conforte l’optimisme est la déclaration du ministre ivoirien de l’Economie et des Finances, Adama Koné, qui dit que « la monnaie de la CEDEAO n’est plus une utopie technocratique ». Cette déclaration semble indiquer que l’argument « technique » ne peut plus être évoqué pour retarder le processus vers la monnaie unique. En effet, pendant longtemps, les opposants à la monnaie unique ont avancé le caractère « technique » de la monnaie pour soutenir que les pays africains n’étaient pas prêts à créer leur propre monnaie et à abandonner le franc CFA. Les critères de convergence sont certes un élément important à prendre en considération, mais ils ne doivent pas être un facteur bloquant d’autant plus que c’est impossible de voir tous les pays respecter ces critères en même temps. En réalité, il n’y a pas de modèle idéal pour aller à la monnaie unique.

En fait, la question de la monnaie est fondamentalement politique. C’est pourquoi la Taskforce présidentielle, composée des chefs d’Etat de la Côte d’Ivoire, du Ghana, du Niger et du Nigeria, avait préconisé en octobre 2017, lors de sa réunion à Niamey (Niger), d’aller à la monnaie unique par étapes. Cette volonté avait été réaffirmée à Accra (Ghana), lors de la réunion de la Taskforce en février 2018. Au cours de cette réunion, les dirigeants avaient fixé une feuille de route révisée avec le « recentrage et la réduction des critères de convergence de onze à six ». Selon cette feuille de route révisée, les pays qui auront satisfait à ces critères de convergence, notamment ceux de premier rang, lanceront la monnaie unique en 2020 et les autres suivront. D’ailleurs, plusieurs pays, et non des moindres, ont dit avoir respecté au moins cinq des six critères retenus, ce qui rend possible le lancement de la monnaie unique, comme prévu. Ce que semble confirmer Monsieur Jean-Claude Brou, président de la Commission de la CEDEAO, qui, lors de la réunion d’Abidjan, a affirmé que « la feuille de route sera suivie ».  

Les contre-feux des défenseurs de la servitude monétaire

Les décisions d’Abidjan et la perspective de les voir acceptées par les chefs d’Etat et de Gouvernement le 29 juin ont alarmé les défenseurs inconditionnels du franc CFA. Déjà, avant la réunion du Comité interministériel de la CEDEAO, l’hebdomadaire Jeune Afrique, qui avait eu vent de l’agenda de la rencontre, publiait dans son édition du 16 au 22 juin un document de 14 pages consacré au débat sur le franc CFA, avec une classification fantaisiste entre « extrémistes », « réformistes » et « gardiens du temple ». En vérité dans ce débat, il n’y a que deux camps: les défenseurs du statu quo ou de la servitude monétaire et les partisans de la souveraineté monétaire.   

L’objectif du document de Jeune Afrique était de détourner l’attention sur la rencontre d’Abidjan ou peut-être d’influencer les décisions des présidents des pays de la zone franc lors du Sommet des chefs d’Etat et de Gouvernement le 29 juin. Il y avait notamment l’interview de Dominique Strauss-Kahn, ancien ministre français de l’Economie et des Finances et ancien Directeur général du FMI. Il est conseiller des présidents du Togo et du Congo-Brazzaville. La parole fut également donnée à ancien Conseiller spécial du gouverneur de la BCEAO, Monsieur Théophile Ahoua N’Doli, qui implore de « ne pas jeter le bébé CFA avec l’eau du bain ». Derrière leurs propositions de « réformes » pour faire évoluer les relations entre les pays africains et la France, se cache un objectif fondamental: préserver la tutelle de celle-ci, c’est-à-dire perpétuer la servitude monétaire des pays africains, sous une forme « rénovée » !

En Afrique et ailleurs, il y a toute une cohorte d’économistes, de journalistes et « d’experts » en tout genre qui se mobilisent pour mettre en garde contre l’abandon du franc CFA et l’adoption d’une monnaie souveraine africaine. A leurs yeux, les Africains ne sont pas assez « mûrs » pour gérer leur politique monétaire, même après 74 ans d’asservissement ! Ces défenseurs du franc CFA contre une monnaie africaine ne peuvent pas envisager l’avenir de leurs pays sans la France. Ils ressemblent à ces anciens esclaves qui, au seuil de la porte vers la liberté, reviennent sur leur pas vers la maison du maître, parce qu’ils se sentent perdus sans ce dernier !

Me revient à l’esprit la fameuse conférence du Pr. Cheikh Anta Diop à Niamey, au Niger. La plupart des questions posées par l’audience tournaient autour de l’acceptation de ses thèses par les Blancs ! Et l’éminent savant avait réagi en ces termes : « toutes vos questions reviennent à une seule : quand est-ce que les Blancs vous reconnaîtront-ils ? Parce que la vérité sonne blanche ! ». Ceux à qui s’adressait l’éminent savant et ceux qui s’opposent à la fin de la servitude monétaire sont victimes d’une profonde aliénation culturelle, qui crée des réflexes de subordination et de soumission que beaucoup d’intellectuels africains traînent encore et dont ils ont du mal à se débarrasser.

N’est-ce pas Steve Biko, l’une des figures héroïques de la lutte contre l’odieux système d’apartheid en Afrique du Sud, qui disait que « l’arme la plus puissante entre les mains de l’oppresseur est la mentalité de l’opprimé » ?

Un combat d’arrière-garde

Le combat que mènent les agents africains du néocolonialisme est un combat d’arrière-garde. Leurs cris d’alarme pourraient peut-être influencer quelques « dirigeants » sous le contrôle de la France, mais ils ne pourront pas arrêter la marche inexorable de l’histoire. Le contexte mondial est en pleine mutation. La mondialisation capitaliste est en train de s’effondrer, comme l’illustrent les guerres commerciales en cours, sous les regards impuissants de l’Organisation mondiale du commerce et des institutions financières internationales. On assiste à la mort de l’ancien ordre économique mondial et à la naissance d’un nouvel ordre dans lequel les pays du Sud, y compris l’Afrique, auront un poids économique et financier de plus en plus important.

C’est dans ce contexte que l’Union africaine a lancé la Zone de libre-échange continentale (ZLEC), l’un des projets-phares de l’Agenda 2063. C’est dans ce contexte également que se situe le rapprochement entre la Côte d’Ivoire et le Ghana pour défendre ensemble les prix du cacao dont ils sont les principaux producteurs mondiaux.  

C’est sûr que le contexte mondial et régional en pleine mutation a pesé dans les importantes décisions prises à Abidjan et va probablement influencer celles des chefs d’Etat et de Gouvernement de la CEDEAO lors de leur Sommet du 29 juin à Abuja, au Nigeria. Ils ont compris qu’il est temps de faire preuve de volonté politique et de franchir le Rubicon. Il y va de leur crédibilité, il y va du développement de leur Communauté.

Faut-il rappeler que la quête d’une union monétaire va au-delà de la CEDEAO. L’Union africaine a lancé depuis plusieurs années des chantiers sur ce sujet, tels que le Fonds monétaire africain et la Banque centrale africaine. Plus de 40 banques centrales du continent adhèrent à ce projet, dont le secrétariat est logé à la BCEAO. 

Demba Moussa Dembélé

Economiste, organisateur des « samedis de l’économie »

Coauteur du livre Sortir l’Afrique de la servitude monétaire.

A qui profite le franc CFA ?, Editions La Dispute, Paris, 2016

 

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