Publié le 16 Apr 2019 - 00:59
RAMA DIALLO TALL, SOCIO-ANTHROPOLOGUE ET ENSEIGNANTE-CHERCHEURE A L’UCAD

‘’C’est à l’Etat de prendre le bâton et de faire appliquer les lois’’

 

Le docteur Rama Diallo Tall, socio-anthropologue et enseignante-chercheure au Département de sociologie de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, pense que les responsabilités sont partagées. Que l’Etat du Sénégal a encore la main lourde quant à l’application des différentes lois en vigueur. Dans cet entretien, la spécialiste de la protection sociale des enfants revient sur l’origine de la mendicité.

 

Les enfants mendiants, communément appelés ‘’talibés’’, sont omniprésents dans la capitale. Quel tableau dressez-vous de la situation de ces enfants ?

Le phénomène prend de l’ampleur, d’année en d’année, et il est difficile de donner le nombre exact d’enfants mendiants évoluant dans les rues. Human Rights Watch parlait, dans son dernier rapport, de 30 000 enfants à Dakar. C’est d’autant plus complexe que l’Etat n’a toujours pas réussi à recenser tous les ‘’daara’’ que compte le pays, parce que beaucoup sont clandestins. Il faut aussi faire une différence entre les enfants talibés et ceux qui ne le sont pas. Dans la rue, on trouve des enfants accompagnateurs de mendiants, des enfants qui accompagnent leurs parents handicapés. Ce ne sont pas des talibés, mais ce sont des enfants qui évoluent quand même dans la rue, alors que leur place est à l’école. Cette une catégorisation qu’il faut faire pour, je pense, mieux cerner le problème, même si la plupart d’entre eux proviennent des ‘’daara’’.

Pourtant, en 2016, beaucoup croyaient à une résolution du problème, avec l’avènement du projet ‘’Retrait des enfants mendiants de la rue’’, en plus du projet de loi portant sur le statut du ‘’daara’’. Cependant, plus de deux ans après, les choses sont toujours au même niveau, voire pires…

 Effectivement. L’Etat a retiré quelques enfants, les a mis dans des centres. Ensuite, on les a retournés à leurs parents. Mais il n’y a pas d’alternative. Les familles de ces enfants vivent dans la même situation, les mesures de protection sociale n’ont pas suivi cette décision de retrait. Le centre Guindi est pratiquement le seul centre d’accueil du ministère de la Protection de l’enfance. Pourtant, vu la situation, il en faut plus. Après ces opérations de retrait, les maîtres coraniques concernés n’ont subi aucune sanction et lorsqu’on a voulu interdire la mendicité des enfants, les marabouts se sont levés et se sont ligués contre l’Etat. Ce fut pareil, quand l’Etat a évoqué la modernisation des ‘’daara’’. Ils ont dit non, prétextant que cela revient à copier sur l’Occident.

L’Etat a ratifié plusieurs lois et conventions, la loi de 2005 est là, mais tous ces textes ne sont pas appliqués. Je pense, personnellement, que cette volonté de modernisation est politique. Parce qu’en regardant de plus près, est-ce ce dont ont réellement besoin les ‘’daara’’ ayant le plus d’enfants ? La modernisation des ‘’daara’’ implique l’introduction de l’anglais et du français dans l’enseignement. Qu’en sera-t-il des ‘’daara’’ comme celui de Coki où les enfants apprennent déjà ces langues ? Peut-on parler de modernisation pour ce ‘’daara’’ ? Je pense qu’il faut repenser cette notion de ‘’daara moderne’’ et surtout revoir la cible. Quand vous allez à Touba, à Pire ou à Coki, vous trouvez des ‘’daara’’ très bien organisés, où il existe une auto-prise en charge. Ce ne sont pas comme les ‘’daara’’ clandestins que vous trouvez à chaque coin de rue de Dakar où un maître coranique squatte un bâtiment inachevé.  Les enfants de ces ‘’daara’’ ne mendient pas, tout simplement parce que les anciens pensionnaires y investissent de l’argent. Le ‘’daara’’ les prend en charge et ils ne rentrent chez eux que lors de la fête de Tabaski. Donc, juste pour dire qu’il y a des exemples de ‘’daara’’ qui fonctionnent très bien et que tout n’est pas à peindre en noir.

Dans cette affaire qui n’a que trop duré, si vous deviez situer les responsabilités…

Je pense qu’aujourd’hui, le principal responsable de cette situation, c’est l’Etat. C’est à lui de prendre le bâton et de faire appliquer ces lois. D’un autre côté, la communauté est aussi responsable. D’abord, les parents qui doivent assurer l’éducation de leurs enfants, ce n’est pas raisonnable de laisser son enfant à la charge d’une autre personne. L’enfant peut aller apprendre et rentrer chez lui après, mais pas y élire domicile. Même s’il doit faire des études coraniques, il faut que les parents fassent le bon choix quant aux ‘’daara’’. Les ‘’daara’’ clandestins sont à éviter, parce que là-bas, ils passent plus de temps dans la rue qu’à apprendre le Coran. A côté des parents, il y a le reste de la communauté qui, d’une part, encourage cette exploitation par le culte de l’aumône. Nous sommes un pays où la religion pèse certes, mais le Sénégalais aime voir le marabout. Ce dernier lui recommande souvent de donner ceci ou cela et il se trouve que le receveur est dans la plupart des cas un talibé. Donc, nous aussi, nous encourageons ou plutôt nous tolérons la présence de ces enfants dans la rue, parce qu’ils font partie de notre quotidien.

D’un point de vue sociologique, qu’est-ce qui est à l’origine de la mendicité des enfants ?

La mendicité a toujours existé, mais pas sous cette forme que nous voyons actuellement. Auparavant, certains parents, pour socialiser leurs enfants, les envoyaient chez des marabouts. Ils y apprenaient le Coran, mais rentraient chez eux, tous les soirs, sans y passer la nuit. Ainsi, ces enfants n’étaient pas à la charge des maîtres coraniques. Une fois dans les ‘’daara’’, on les envoyait demander l’aumône pour les forger aux aléas de la vie. L’enfant ne perdait pas sa dignité. Plusieurs valeurs telles que l’humilité leur sont transmises. De plus, il y avait celles qu’on appelle les ‘’ndèyou daara’’ pour prendre quelques condiments pour le repas.  

Au fil du temps, cela a persisté et aujourd’hui on assiste à tout autre chose. Certains parents envoient leurs enfants sans un accompagnement financier. Ces derniers sont entièrement pris en charge par le marabout. N’ayant pas les moyens de s’occuper de ces enfants, les maîtres coraniques les envoient dans la rue mendier. Ils demandent aussi aux enfants de ramener de l’argent, en exigeant une certaine somme journalière, 400, 500 ou 600 F Cfa, selon les ‘’daara’’. Cela a pris de l’ampleur. Tout le monde le voit.  Sous cette forme, on ne parle plus d’éducation, ni de socialisation, mais plutôt d’exploitation des enfants par la mendicité. A mon avis, la principale cause de ce problème, c’est la précarité dans laquelle vivent plusieurs familles. La pauvreté qui sévit dans les ménages ne permet pas aux parents de prendre leurs responsabilités. Lorsque des parents n’arrivent pas à nourrir leurs progénitures, de leur assurer le strict minimum pour vivre, ils les envoient à l’école coranique. Et la plupart du temps, c’est une sorte d’échappatoire.

Quelles peuvent être les conséquences sur ces enfants soumis à la mendicité ?

L’enfant est vulnérable. Imaginez un enfant de 6 ans qu’on prend et qu’on envoie dans la rue. Et au niveau du ‘’daara’’, l’enfant est frappé, il ne mange pas à sa faim. Son développement physique et intellectuel prend un coup. Un enfant a besoin de protection. Si on le laisse à la merci des prédateurs sexuels et des exploitants, les conséquences peuvent être fatales. Combien d’enfants meurent dans la rue au Sénégal ?...

Aujourd’hui, vu la situation, que faut-il faire, à votre avis ?

La seule solution, c’est que la loi soit appliquée. Grâce à son application, les parents ne laisseront plus leurs enfants dans la rue. Si elle l’est et que l’on retire ces enfants de la rue, cela doit être accompagné de la sécurité sociale. C’est très important. Je tiens aussi à rappeler que le problème des enfants talibés est assez sensible, surtout que les religieux se sont ligués contre l’interdiction de la mendicité, quand le président l’avait soulignée en 2016. Je pense qu’il faut s’asseoir autour d’une table et discuter, parce que, quoi qu’il arrive, nul n’est au-dessus de la loi. Il revient à l’Etat de protéger ses citoyens, hommes, enfants ou femmes.

EMF

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