Publié le 13 Mar 2019 - 01:16
RAMA THIAW, CINEASTE, PRODUCTRICE

‘’Il faut transmettre, si on veut changer les choses’’

 

Patronne de Boul Faalé Images, Rama Thiaw veut inviter des femmes d’ici et d’ailleurs, du 19 au 24 mars prochains, à échanger autour de diverses thématiques, mais surtout transmettre. C’est ainsi que sont nés les ‘’Sabbars artistiques’’. Rama Thiaw revient, dans cet entretien, sur quelques grandes lignes de cet évènement. Elle donne son avis sur l’organisation du Fespaco et l’initiative ‘’Noir n’est pas mon métier’’.

 

Vous préparez les ateliers réflexives. C’est quoi exactement ?

D’abord, ça s’appelle les ‘’Sabbars artistiques’’. Je suis partie des ‘’Sabbars’’ qui sont des réunions de femmes sénégalaises autour des percussions, au cours desquelles elles peuvent échanger, danser. Ce sont des moments entre elles, un moment de féminité. C’est pourquoi ça s’appelle les ‘’Sabbars artistiques’’. Pourquoi ateliers réflexives ? Parce que la réflexivité est un concept philosophique qui englobe à la fois la réflexion, mais aussi l'émotion et la transmission. Donc, ce n’est pas que je dirais des ateliers où on va penser, analyser et élaborer des théories. C'est d'une part ça, mais c'est aussi, d'autre part, l'émotion. Cette dernière est l’intelligence première pour pouvoir penser, analyser, changer les choses.  Si vous ne ressentez pas une émotion envers quelqu’un, une musique ou même envers une injustice, vous n’allez pas pouvoir la changer.  Enfin, il y a l’aspect transmission, puisqu’il nous semble important, si on veut changer les choses, qu’il faut transmettre. Ces ‘’Sabbars’’ sont là aussi pour que les femmes transmettent leurs savoirs entre elles.

Mais, dans ce concept philosophique de la réflexivité, il existe, si je ne m’abuse, le masculin, et d’où vient l’idée d’organiser ces Sabbars ?

C’est la réflexivité, cela ne change pas. Donc, ce sont les ateliers réflexives. Parce que si on met réflexif, ça fait référence à la réflexion. Cette question, j’y ai droit huit fois sur dix. Le point de départ, c’est que depuis quelques années, il y a ce que j’appelle les ‘’afro-machins’’. On a les afro-féministes, les afro ceci, les afro cela.  A un moment, j’avais écrit un article en disant trop d'afro tue l’afro. C’était un peu un texte satyrique où je disais : si notre combat de lutte des femmes est réduit à une coupe… Bien sûr que afro-pop n'englobe pas que la coupe, mais c'était satirique de dire si on est réduit à une coupe de cheveux, où est-ce qu’on va. Mais ça, c'était plus, je dirais un ras-le-bol que j'avais.

Après, quand j’ai montré mon film en Belgique aux Beaux-Arts qui est le centre d’art contemporain de Bruxelles, j’ai rencontré les créatrices du livre qui s’appelle ‘’Crions post colonie’’ qui ont demandé à des artistes congolais et belges de se raconter en tant qu’artistes qui venaient du Congo et qui devaient créer en Belgique. Il y avait beaucoup d’artistes comme Jean Bofane, Monique Feba et même des philosophes et des chercheurs qui se sont exprimés sur cette question et on a eu encore cette discussion entre l’afro-féminisme et le fait que moi je ne me reconnaissais pas du tout dedans et que j'avais l'impression que ces  mouvements-là qui sont très bien et doivent exister en Europe, accaparent la parole qui venait du continent.

Pourquoi vous ne vous reconnaissez pas dans le discours de ces mouvements ?

C'est comme s’il n'y avait jamais eu de féminisme africain sur le continent. Et médiatiquement aujourd'hui, cette jeune femme, qu'elle soit afro-descendante ou de la diaspora ou même noire européenne, pour moi, on est soit afro-descendant, soit on est noir européen. Aujourd’hui, afro-féminisme, par exemple, c’est entendu comme des jeunes femmes noires européennes. Mais donc pourquoi l'appeler afro ? Puisque afro fait référence à afro-africain. Elles vont nous dire que ça vient du ‘’Black feminisum’’, donc c'est comme les Afro-Américaines. Oui, mais dans le Black féminisum, et lorsqu'on parle d’Afro-Américaines, on fait aussi référence à l'esclavage. Donc, ce sont des descendants de cette histoire-là.

Or, aujourd'hui, les femmes noires européennes ne sont pas issues de l’esclavage. Elles ont une autre histoire de la colonisation, de l’émigration. Certaines n’ont pas envie de revendiquer cette histoire-là, parce qu’elles sont soit françaises, soit belges, soit suisses, soit allemandes. Pourquoi alors toujours les ramener à l’histoire de leurs grands-pères sur des choses qu’elles ne vivent pas culturellement ? Etre africaine, ce n’est pas seulement être noire. Il y a des Africains de type maghrébins, il y a des Africaines blanches en Afrique du Sud, en Zambie. Réduire le terme afro à une couleur de peau me gêne profondément. Après, réduire ces luttes européennes aux femmes du continent  est aussi un paradoxe qu'il faut soulever et enlever.  J’ai dit pour une fois on va organiser des ateliers, des rencontres culturelles. Pour une fois, ce sont les femmes du continent qui vont recevoir leurs consœurs du monde entier.

Qui sont ces femmes attendues à ces ateliers ?

Elles viennent de tous les champs possibles. Il y a à la fois des chercheuses, des universitaires, des femmes politiques, des femmes au foyer, des commerçantes, des étudiantes. L’idée, c’était d’avoir toutes les classes sociales afin que toutes les voix soient représentées. Je n’avais pas envie de faire un énième atelier, évènement pour une certaine élite, que pour des intellectuelles, comme si le reste des femmes n'existaient pas et n'avaient pas non plus leur mot à dire sur ces questions de féminité. Aussi, l'autre point, c’est que toutes ces femmes-là ne vont pas parler uniquement d'histoires de féminité. Elles vont aussi parler de luttes politiques parce que, très souvent, on laisse ce champ-là aux hommes, comme si nous n’étions pas capables d'énoncer une idée politique, alors que c'est nous qui vivons la politique au jour le jour. Il y aura à ces rencontres des Sénégalaises, des Africaines, des Noires européennes, des Noires américaines, des Caribéennes. C’est une première édition, on n’a pas beaucoup d’argent, même si on a l'impression qu'on a dix mille sponsors parce que c'est toujours la même chose quand il s'agit d’évènements de femmes. On est sous-financé. Je tiens à remercier d'ailleurs des femmes qui sont dans les institutions qui nous ont soutenues, mais malheureusement comme elles ne sont pas nombreuses dans les institutions, on n’a pas eu le financement qu'on aurait dû avoir. C'est dommage, c'est vraiment dommage.

Donc, j'espère qu'il y aura une autre édition et que là, tout le monde sera au rendez-vous et qu’on aura notre Etat qui va nous soutenir. On a besoin qu’à un moment, nos Etats soutiennent les évènements culturels, mais aussi les évènements qui sont créés par des femmes. On ne peut pas toujours soutenir les mêmes évènements qui sont là depuis X années. Pourquoi, en plus, il faut nous soutenir ? Quand on fait un évènement culturel, on crée des emplois dans d'autres secteurs comme le tourisme, le transport, la communication, l’imprimerie, la mode, la restauration, etc.  Dès qu’on fait un évènement culturel, il y a plusieurs corps de métier, plusieurs industries qui se mettent en branle. Donc, pourquoi on ne nous soutient pas dans cette création d’emplois ? C’est la première chose et la seconde, c’est que si, à chaque fois, on est là à se plaindre, en train de dire comment on va faire pour développer nos pays, il faut soutenir les entreprises basées ici et plus celles dirigées et créées par des femmes. Parce qu’elles n’ont pas les relations, les moyens de convaincre les organismes financiers qui croient que les femmes sont incapables de gérer. Les mécènes privés  et l’Etat doivent, à un moment, prendre le risque d’investir dans ces industries parce que, finalement, c’est nous qui créons les emplois.

Vous êtes établi en Europe…

(Elle coupe) Non, je suis établie ici. Tout le monde pense que je vis en Europe. Mais non, j’ai créé ma boite ici il y a 11 ans, Boul Faalé Images. Ce qui est dommage, et c’est aussi une des raisons pour laquelle je fais ces Sabbars, c’est qu’on pense que quelqu’un qui est cultivé, forcément, ne vit pas ici. Je viens d’un milieu très modeste. Je viens de Pikine. Je suis la seule, dans ma famille, à avoir fait des études universitaires. Pourtant, les gens, quand ils me voient, pensent que soit je viens des milieux favorisés, soit je suis fille de diplomate ou je ne sais quoi. Non. J’ai dû apprendre et me battre pour faire des études en économie, en sociologie et en cinéma à Paris 1. Ce n’est pas parce que je m’exprime bien que je ne suis pas une Pikinoise. Cela voudrait dire qu’une femme de Pikine ne peut pas avoir cette intelligence et cette capacité. Moi, cela me choque. On n’arrive pas à nous projeter et avoir confiance en nous-mêmes et dire qu’on est capable juste d’être intelligentes. C’est quoi la femme des milieux populaires au Sénégal ? C’est une vraie question.

Vous suivez tout de même l’initiative ‘’Noir n’est pas mon métier’’. Qu’en pensez-vous ?

C’est bien que cela existe en France. C’est bien que les Françaises noires, à un moment, s’accaparent de cette question-là. Mais moi, ce que j’ai envie de dire, c’est qu’Africaine n’est pas mon métier de la même manière. J’en reviens encore à cette question : qu’est-ce qu’être une Africaine, une femme noire issue des milieux populaires ? Si vous êtes noir, quel que soit le continent d’où vous venez, vous êtes déjà discriminé. Si vous êtes une femme, vous êtes discriminée deux fois. Mais si vous êtes noire africaine, vous êtes trois fois plus discriminée. Imaginez que vous venez des milieux pauvres, vous êtes quatre fois plus discriminée.

On ne parle jamais de cette double discrimination. Même faire un métier comme le cinéma qui, soi-disant est un métier de prestige, souvent on vous dit vous n’avez pas les capacités artistiques. Vous n’êtes pas assez intelligente pour pouvoir le faire. C’est cela aussi que ça sous-entend. Certains vous disent : ‘’Mais vous êtes ambitieuse.’’ Alors que si c’est un homme qui a le même projet que vous, on dit : ‘’C’est génial, fantastique.’’ J’ai donc envie de dire ‘’Africaine n’est pas mon métier’’, parce que les nombreuses fois où je suis allée dans des festivals présenter mon film ‘’The revolution don’t be televised’’, on ne me parle pas de cinéma. La première question qu’on me posait, c’est comment ça se passe en Afrique sur le plan politique, comme si j’étais journaliste, historienne et que je vais connaître l’histoire politique des 55 pays et leur faire un compte-rendu en 10 minutes. C’est très rarement que les gens posent des questions autour de la forme, de l’esthétique et autres. Alors que le cinéma, c’est un art. On se bat pour faire un art et non pas pour parler de la situation économique, politique de nos pays.

Pourquoi vous n’êtes jamais allée au Fespaco en 2017 avec votre film ‘’The revolution don’t be televised’’, alors que quelques mois auparavant, il était aux Journées cinématographiques de Carthage (Jcc) ?

J’ai fait mon film en 2016 ; il a été sélectionné à Berlin (la Berlinale) à la section Forum. Je tiens à préciser que c’était la première fois qu’un film sénégalais, produit à 80 % par une société sénégalaise, accédait à un festival de cette catégorie-là. On a eu deux prix au Forum. Je tiens à préciser cela, parce que, très souvent, on parle de films sénégalais, or ils sont majoritairement produits par des sociétés françaises. C’était la première fois que c’était l’inverse. Après Berlin, on pensait qu'on irait au Fespaco. On s’est inscrit comme tout le monde.

Aux Jcc, j’ai rencontré le directeur du Fespaco, M. Ardiouma, qui m’a personnellement donné sa carte de visite et il m’a dit quelque chose qui m’a semblé très étonnant. Il m’a dit : ‘’Ecoutez, que vous soyez sélectionnée ou pas, appelez-moi, on fera en sorte que vous veniez.’’ Sur le coup, je n’ai pas réagi. Je me disais qu’il n’y avait pas de raison. On a eu le prix du jury, cette année-là. Je me rappelle d’un autre compatriote cinéaste, Alassane Sy, qui, lui, je crois, avait eu le premier prix court-métrage. On était tous les deux et on se disait qu’on allait se revoir au Fespaco. On n’a pas été sélectionné. Ils ont sélectionné d’autres films, d’autres cinéastes. On a été plusieurs jeunes cinéastes africains qui n’étaient pas là. Je n’étais pas la seule. Il y avait beaucoup d’autres très bons cinéastes, que ce soit dans le documentaire ou la fiction qui n’étaient pas là.

Il y a un problème au niveau de la sélection. Si ceux qui sont chargés de cela ne connaissent pas le cinéma, ne s’y intéressent pas, comment voulez-vous déjà qu’ils puissent sélectionner des cinéastes  de qualité ? On ne sait pas qui fait la sélection. On a de vagues soupçons que ce soit des gens de l’administration et pas du tout du monde du cinéma. Aussi, je ne vois jamais de programmateurs du Fespaco aller dans d’autres festivals chercher de jeunes talents. Tous les autres festivals au monde ont un programmateur ou directeur artistique qui va dans d’autres festivals et essaie de voir quel est le jeune talent qui émerge. Je pense aussi qu’un festival de cinéma ne peut pas être dirigé, organisé par des fonctionnaires d’Etat. C’est complètement absurde. Ce n’est pas le même métier. Je me demande également pourquoi le Fespaco est le seul festival au monde qui tient sa conférence de presse sur un autre continent. Quand même ! Ce festival a 50 ans. Soixante ans après les indépendances, on va dans le continent du colon faire nos conférences de presse. Pour moi, c’est le pire aveu de défaite.

On est capable d’organiser une conférence de presse sur notre continent. N’avons-nous pas de bons journalistes ? N’avons-nous pas les moyens de le faire ? Imaginez que le festival de Cannes fasse sa conférence de presse au Japon ou en Amérique du Sud ! J’ai énoncé quelques grandes lignes ici. Ce festival a des financements. Cette année, ils ont invité 600 personnes. Je ne connais aucun festival au monde qui invite 600 personnes.

Si on a de l’argent pour inviter 600 personnes, on de l’argent pour faire un festival qui tienne. Regardez le site du festival, mais c’est une honte. Regardez les affiches, chaque année, on a envie de pleurer. N’avons-nous pas des graphistes de talent ? Quand j’en parle, je le fais avec le cœur, parce que c’est l’image du cinéma du continent. Même pas de l’Afrique, parce qu’il y a les Jcc, Durban. Mais on a l’impression qu’en Afrique francophone, il n’y a que le Fespaco. Il n’est pas la vitrine du cinéma panafricain, africain, mais celle du cinéma africain francophone. D’ailleurs, cette année, beaucoup des invités anglophones n’ont pas reçu leurs billets. Durban a beaucoup de problèmes, mais est mieux organisé que le Fespaco.

A un moment, il faut arrêter de dire que parce que c’est nous africains que les choses se passent ainsi. Il faut qu’on se remette en cause parce que c’est à nous cinéastes que cela fait du tort. Les gens, à l’international, ont ce mépris en disant que ce sont des Africains, c’est pour cela que l’organisation est de mauvaise qualité. On a des films institutionnels qui sont en compétition et ça renforce les clichés qu’on a sur nous et contre lesquels on se bat. On n’a pas de financement parce qu’on pense qu’on aura les mêmes choses que ce qu’on voit au Fespaco. Il faut que cela change. Je profite de cette occasion pour féliciter les Sénégalaises primées cette année : Khadidiatou Sow qui a le Poulain d’argent et Angèle qui a le Poulain de bronze et est Meilleure réalisatrice de la Cedeao.

BIGUE BOB

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