Publié le 27 May 2017 - 22:55
RAPATRIEMENT DE 6 SÉNÉGALAIS DE LA TURQUIE

Cahier d’un retour forcé au pays natal

 

Le jour de l’intervention, tout se passait au mieux dans le meilleur des mondes possibles. Mais quelques jours après, ce fut la descente progressive en enfer. Les Sénégalais présumés terroristes ont quitté la Turquie, le jeudi 18 mai, après un mois et demi de galère et de ce que l’un d’eux, qui s’est confié à EnQuête, qualifie de négligence diplomatique.

 

Lorsque le bruit s’est fait entendre au rez-de-chaussée, aux environs de 2h du matin, les occupants du troisième étage de l’immeuble se sont dit que ce sera comme d’habitude. En effet, la routine à Istanbul de voir la police turque procéder à des interventions de ce genre. Mais ce jour-là, un jeudi soir, les Sénégalais (ainsi que d’autres Africains) à la recherche d’un mieux-être au pays de Recep Tayyip Erdogan vont vivre une mauvaise surprise qui mettra un terme à leur séjour en Turquie. En effet, à mesure que le temps passait, le vacarme durait et ne cessait de monter dans le bâtiment. Il  faut dire que ce qui se passait n’avait rien à voir avec le rituel qui leur était familier. Une unité spéciale de 25 éléments lourdement armés, et arrivée à bord d’une dizaine de véhicules, avait fini de boucler les lieux. Il s’agissait en réalité d’une opération d’arrestation de terroristes de haut niveau.

Ainsi, rien ne s’est fait dans la douceur, dans un premier temps. Criant haut et fort, donnant des coups de crosse à la porte d’entrée de l’immeuble pour exiger qu’elle soit ouverte illico presto, une fouille systématique a démarré dès que l’unité d’assaut est entrée dans les locaux. Le tumulte s’intensifiant, arriva à l’appartement des Sénégalais. ‘’J’ai eu l’intuition qu’il se passait quelque chose. J’ai pris les clés et je me suis mis à côté de la porte sans l’ouvrir. Une minute après, j’ai entendu des pas et des gens qui parlaient très fort en turc. Ils disaient ‘’açik, açik’’, ce qui veut dire ‘’ouvrez, ouvrez’’. J’ai ouvert la porte et ils m’ont plaqué au sol’’, raconte un des rapatriés joint par téléphone par EnQuête. Ensuite, ce sont tous les six compatriotes présents dans l’appartement qui se sont retrouvés à terre, la tête baissée. Pendant 15 à 20 minutes, ils sont ainsi restés à terre.

L’entrée du chef des opérations va mettre un terme à cette atmosphère pesante. ‘’Il m’a donné un coup au pied pour que je le regarde. Quand j’ai levé la tête, son visage s’est crispé. Il avait l’air  surpris. Il a dit : ‘’Siyah’’ (Noir). J’ai dit : oui, nous sommes des Noirs. Il nous a demandé notre nationalité, j’ai répondu que nous sommes des Sénégalais. Il s’est montré encore beaucoup plus surpris. Il ne s’attendait pas à voir des Sénégalais dans l’appartement’’, raconte-t-il. Le chef fit alors comprendre à son interlocuteur qu’il a beaucoup d’amis parmi ses compatriotes. L’ambiance se détendit immédiatement. Ceux qui étaient des redoutables, il y a quelques minutes, devinrent tout à coup des humains. Ils enlèvent leurs cagoules et engagent une discussion cordiale avec les présumés terroristes.

D’après notre interlocuteur, les ressortissants du pays de la Teranga ont bonne presse auprès des Turcs. Ils sont même bien appréciés, du fait qu’ils accomplissent les cinq prières quotidiennes et évitent les activités illicites telles que la vente de drogue, très présente en Turquie et prisée par d’autres nationalités africaines.

Ambiance détendue

Ainsi, malgré la sensibilité de l’intervention, dans  un contexte post-coup d’Etat très lourd en Turquie (près de 10 000 arrestations et plus de 100 000 agents de la  Fonction publique licenciés), le chef des opérations va tenter de les sauver. Il prend alors son téléphone et appelle son chef pour lui faire le point, tout en prenant le soin de lui préciser que parmi les résidents de l’immeuble il y a des Sénégalais, ‘’des gens biens à qui on ne reproche rien’’. Il propose alors à son supérieur de les laisser sur place. ‘’Il a insisté auprès de son chef. Il a même utilisé un qualificatif plus fort que ce que les militaires appellent RAS (rien à signaler), pour dire qu’ils n’ont absolument rien contre nous, rien du tout’’, se souvient encore la source. En fait, avant l’arrivée du chef, les premiers éléments qui ont fait irruption dans l’appartement l’ont passé au peigne fin. À ce moment-là, ils ne savaient pas encore à qui ils avaient affaire. Ils étaient donc persuadés que c’étaient des terroristes. Mais, la fouille n’a rien révélé de suspect.

Cependant, la bienveillance de ce monsieur va se heurter à la volonté de son patron. Ce dernier a tenu à ce que tout le monde soit embarqué, sans exception. Ainsi, au téléphone, il oppose un niet catégorique à la proposition de son agent sur le terrain. Le visage de ce dernier tantôt souriant devient tout à coup sombre. Il raccroche le téléphone, l’air abattu. La minute d’après, sa déception se transforme en courroux. Ivre de colère, il déverse sa bille sur les autres éléments de la force d’intervention. ‘’Il les a insultés en leur reprochant d’être intervenus dans cet appartement.  Ils lui ont fait savoir qu’ils ne savaient pas que ce sont des Sénégalais qui y résident’’. Le chef reprend alors son calme et demande à ses compagnons s’il est possible de faire un rapport dans lequel il ne sera pas signalé la présence des Sénégalais, raconte le rapatrié. Ces derniers lui font comprendre que c’est risqué, puisque les autres pourront aller raconter l’autre version au chef.

Il est à noter que cette discussion entre agents était censée être privée, précise notre source. Car les Turcs ont tendance à croire que les Noirs ne parlent pas leur langue. Même si c’est vrai, d’une manière générale, les Sénégalais eux la parlent ‘’très bien’’. Conscient de ce qui attend toute personne arrêtée dans ces conditions, notamment les étrangers, le chef des opérations va tout tenter pour épargner six personnes qu’il n’a pas envie d’embarquer dans la galère. Il rappelle son chef et lui fait comprendre qu’il n’a pas de voiture pour embarquer tout le monde, une manœuvre visant à se donner une marge lui permettant de protéger les Sénégalais. Mais, encore une fois, le chef s’oppose à lui et lui annonce l’envoi de véhicule de renfort pour ne laisser personne derrière.

Le policier comprend alors qu’il ne peut plus rien faire en faveur de ‘’ses amis’’. Commence alors la rédaction du procès-verbal. Mais en attendant, la discussion continue de prendre un ton amical. Chacun des éléments de l’équipe d’intervention essaie de donner le nom du Sénégalais qu’il connaît. Certains parmi eux promettent même de revenir plus tard acheter des articles, assurant au passage à leurs interlocuteurs qu’ils seraient libérés le lendemain matin.

Dans l’attente de la diplomatie sénégalaise

L’ambiance est tellement détendue que les autres membres du groupe, dans les autres appartements, viennent voir ce qui se passe. Et dès qu’ils apprennent que ce sont des Sénégalais, eux aussi tentent de voir s’il y a un de leur connaissance parmi eux. Il n’y avait donc aucune raison de s’inquiéter sur leur sort. Ainsi, le PV étant prêt, on leur demande de signer, tout en leur assurant qu’il n’est dit que du bien sur eux. Le document est vite paraphé. Il est 5h du matin lorsque l’immeuble est vidé de son contenu. Après un bref passage à l’hôpital pour un examen, les présumés terroristes sont conduits à la police. Les Sénégalais sont persuadés qu’ils seront libres comme le vent, dès le lendemain.

Seulement, rien ne se passe comme prévu. Le lendemain, point de libération. Même pas la possibilité d’appeler ses parents ou aviser les autorités consulaires. ‘’Lorsque j’ai vu le chef, j’ai compris tout de suite qu’il est un raciste. J’ai dit à mes amis qu’avec celui-là, rien ne sera facile’’, raconte notre interlocuteur. Au bout de deux jours, deux Nigérians se battent et l’un poignarde l’autre. Il se pose alors un problème de langue pour la compréhension. Les uns parlent l’anglais et non le turc, et vice-versa. Un Sénégalais assure alors la traduction.

En guise de récompense, il lui est permis, ainsi que ses compatriotes, d’appeler pour informer de leur sort. L’Association des Sénégalais en Turquie, ‘’très active’’, est saisie en premier. Les capturés proposent au président de l’association nommé Mor Diop, ‘’un monsieur très disponible’’, d’informer leurs familles et le consul. Ce dernier accepte de le faire pour les représentants de l’Etat et leur suggère d’attendre, en ce qui concerne leurs proches, pour ne pas les mettre dans la tourmente. Un conseil accepté par les concernés, vu l’inquiétude qui gagne les parents, en cas d’incarcération de leur fils à l’étranger. Cependant, la représentation diplomatique en Turquie a tardé à réagir, si l’on en croit l’interlocuteur. Il a fallu attendre 17 jours pour que le Consul envoie son secrétaire.

‘’Même si vous faites venir votre Président, vous allez rentrer’’

Pendant tout ce temps, l’association s’occupe d’eux en termes de nourriture, en dépit du fait qu’elle ne peut avoir accès à eux. ‘’A l’heure de chaque repas, les policiers nous amenaient la nourriture que nos frères nous apportaient. On ne les voyait pas, mais, on s’entendait au téléphone’’. En fait, la corruption étant présente au sein de la police turque, les gens parvenaient, par la suite, à récupérer leur téléphone pour un coup de fil, avant qu’il ne soit repris. Pendant ce temps, on leur faisait comprendre que l’ambassadeur était allé à un festival.

Et lorsque le secrétaire du consul se présente, c’est la grande déception. D’après notre interlocuteur, le monsieur n’a rien d’un diplomate. ‘’Il était très légèrement habillé. On aurait dit quelqu’un qui va au stade. D’ailleurs, le préposé à la porte a refusé de le faire entrer. Il a fallu qu’il appelle pour avoir accès aux lieux’’, regrette-t-il. Pire, ce même monsieur, qui lui avait fermé les portes, s’est permis de venir jusque dans le couloir où il recevait ses compatriotes pour lui demander ce qu’ils se disaient entre eux. Prenant le diplomate pour irresponsable, il fulmine : ‘’Quand tu veux être respecté, il faut d’abord te respecter toi-même’’. Il s’y ajoute que le secrétaire n’a cessé de prendre l’affaire à la légère, répétant sans cesse que c’est une petite erreur. ‘’Nous allons régler ça, ce n’est rien, répétait-il’’, se désole notre interlocuteur.

Pendant ce temps, le chef de la police leur avait bien fait comprendre qu’ils seraient rapatriés. D’après lui, c’est la procédure de rigueur dans le pays de Recep Erdogan. Tout étranger arrêté dans le cadre d’une intervention terroriste est refoulé dans son pays d’origine, s’il n’y a aucune charge qui pèse sur lui. Les Sénégalais, dont le seul tort est d’avoir été au mauvais endroit au mauvais moment, lui indiquent qu’il s’agit là d’une injustice, surtout pour un pays qui se dit musulman. Ils refusent alors toute idée de retour au bercail, tout en rappelant à leur vis-à-vis, qu’officiellement, la charge qui  qui pèse sur eux a pour nom terrorisme, puisqu’ils ont été interpellés, lors d’une opération qui entre dans ce cadre.

Le chef de la brigade leur propose alors de mettre à la place de terrorisme, la mention ‘’touristes en vacances’’. Une suggestion qui n’a pas manqué de faire rire. ‘’Nous lui avons demandé dans quel pays il a vu des touristes qui font un séjour allant de 2 à 5 ans’’, raconte la source. Le chef de la police leur dit alors, d’un ton ferme, qu’ils vont rentrer par A ou par B. ‘’Même si vous faites venir votre Président, vous allez rentrer. Une déclaration que les émigrés disent avoir rapportée au secrétaire du consul qui leur a assuré que l’ambassadeur a écrit au ministre à deux reprises.

Seulement, les ‘’otages’’ ont attendu, mais il ne s’est rien passé. Le consul n’a jamais fait le déplacement, encore moins l’ambassadeur qui est à Ankara. Ainsi, lorsque les Sénégalais ont refusé de rentrer au bercail, ils ont été déplacés à 850 km d’Istanbul, sans aucun contact avec l’extérieur, dans des conditions très difficiles et une nourriture insipide. Petit déjeuner à 5h du matin, déjeuner à 15 et un autre repas (diner ?) à 17h, c’est-à-dire juste deux heures de temps après.

Finalement, après un mois et demi de captivité, sans possibilité de se laver et portant toujours les habits du jour de l’arrestation, ils se décident à quitter. ‘’Quand nous nous sommes renseignés, on nous a dit qu’il y a des gens qui sont là-bas (dans le centre ou prison) depuis un an et plus. Nous avons compris qu’il fallait rentrer, parce que nous sommes des responsables de famille’’. Aujourd’hui, notre interlocuteur est persuadé qu’ils sont victimes du laxisme et de l’amateurisme de la représentation diplomatique en Turquie. ‘’Il faut qu’on arrête de mettre des marabouts dans des pays dits musulmans. Il faut des militaires qui ont le courage de faire face à certaines situations’’, lance-t-il, plein de chagrin.

Il rappelle d’ailleurs au passage que  lorsque le pouvoir turc a voulu prendre la gestion des écoles Yavuz Selim des mains des partisans de Fetoulah Gulen, il a mis sur la balance tout son poids économique et diplomatique pour obtenir gain de cause. Ce que le Sénégal n’a pas fait, de son point de vue.   

MAME TALLA DIAW

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