Publié le 8 Sep 2020 - 02:28
RAPPORT ANNUEL AFRIKAJOM

Les pathologies de la démocratie en Afrique de l’Ouest

 

Institutions de contrôle au pas, violations flagrantes des Droits de l’homme, impunité, l’épineuse question du troisième mandat, Afrikajom Center liste, dans son rapport annuel, les pathologies dont souffre la démocratie en Afrique de l’Ouest. Exemple du Sénégal.

 

C’est une nouvelle trouvaille des présidents élus en Afrique de l’Ouest. Avec des ‘’tailleurs’’ attitrés de la Constitution, il leur suffit de toucher à quelques dispositions de la charte fondamentale pour prétendre avoir droit à, au moins, un mandat bonus. Fondé par Alioune Tine, Afrikajom Center crève l’abcès dans son rapport 2020 intitulé les ‘’Nouvelles pathologies de la démocratie en Afrique de l’Ouest : crise de l’Etat de droit, de la démocratie représentative et de la gouvernance’’.

D’Abidjan à Dakar, en passant par Conakry, le mal du troisième mandat risque d’embraser la sous-région. En Côte d’Ivoire, comme en Guinée, Ouattara et Condé ont déjà emprunté le sinueux chemin pour s’accrocher au pouvoir. Ce qui n’a pas échappé à Afrikajom Center.

Dans son rapport annuel, le think thank regrette : ‘’En Afrique de l’Ouest, de plus en plus, certains présidents élus à la faveur des alternances démocratiques prennent souvent le prétexte d’une nouvelle constitution et d’une nouvelle République pour ouvrir la voie à un troisième mandat. Ces ruses politiques, qui génèrent des conflits d’interprétation, créent des sources de crise, d’instabilité et de conflits.’’

Avant la Côte d’Ivoire et la Guinée, rappelle l’organisation, il y eut les cas du Niger (2008-2009), du Burkina (2014) et du Sénégal, à la veille des élections de 2012. Alors que nombre d’observateurs croyaient en avoir fini avec cette dérive monarchique, la question du mandat de trop revient au galop et continue d’empoisonner le climat politique.

Mais, souligne le rapport, cette maladie du mandat serait aussi vieille que l’avènement du Sénégal à la souveraineté internationale. ‘’Tous les présidents sénégalais qui se sont succédé depuis l’indépendance ont été confrontés à la problématique de la durée et de la limitation du nombre de mandats. Et à y regarder de plus près, cela répond à la logique du ‘’j’y suis, j’y reste’’.

Un mal endémique

En 1963 déjà, Senghor avait fait une Constitution assez originale, inspirée surtout des Etats-Unis, en ce qui concerne la durée et le nombre de mandats. Il ressortait ainsi de l’article 22 de la Constitution que : ‘‘La durée du mandat présidentiel est de quatre ans.’’ ‘’Quatre ans après, Senghor s’attaquait, pour la première fois dans l’histoire postcoloniale, à la durée et à la limitation de mandats. Il la modifiait à cinq ans pour une durée indéterminée, à travers la loi n°67-32 du 20 juin 1967 portant révision constitutionnelle. En son article 22 : al 2, elle précisait : ‘La durée du mandat est de cinq ans, sauf application des dispositions de l’article 75 bis’’’, rappelle le document.

Ainsi parviendra-t-il à rempiler après les élections de 1963, 1968, 1973 et 1978, avant de céder le fauteuil présidentiel à son dauphin Abdou Diouf, sans même organiser des élections.

Arrivé au pouvoir par raccourci, Abdou Diouf lui a emboité le pas. Après avoir remporté les Présidentielles de 1983, de 1988 et de 1993, alors que tout le monde s’attendait à ce qu’il ne se représente plus, le président socialiste modifie à nouveau la Constitution en 1999 et fait sauter la limitation du mandat.

A la différence de Senghor et de Diouf qui ont, chacun en ce qui le concerne, tenté de se présenter aux élections à souhait, Wade n’aura pas supprimé la limitation du nombre de mandats qu’il avait lui-même instauré dans la Constitution de 2001. Toutefois, il n’a pas résisté à la tentation du troisième mandat : celui de trop qui a été contesté vigoureusement par nombre de Sénégalais à travers le mouvement du 23 Juin.

Macky Sall, l’espoir perdu

Quatrième président du Sénégal, Macky Sall va-t-il déroger à la règle ? L’espoir était grand. Mais Afrikajom semble maintenant s’inquiéter du comportement du chef de l’Etat, à chaque fois que la question est agitée. ‘’Depuis le 31 décembre 2020, souligne le rapport, lors de son allocution du Nouvel An et d’un entretien avec les journalistes au palais, la position du président a sensiblement évolué. De la forte reconnaissance de la limitation de mandats à deux, le président Macky Sall a glissé dans l’incertitude. Mieux, ou pire, le président a pris la décision de sanctionner sévèrement tous ses partisans, membres du gouvernement ou responsables au niveau du gouvernement, qui parleraient de la limitation de mandats à deux’’.

Pour Afrikajom, le président Sall ‘’a l’opportunité historique de garantir de façon définitive tous les errements liés à la limitation et au nombre de mandats dans l’histoire politique de ce pays depuis l’indépendance. Le président Sall ne doit surtout pas rater cette opportunité historique pour le Sénégal de donner encore un bel exemple de sa maturité en matière de démocratie’’.

En outre, le rapport 2020 d’Afrikajom Center est aussi revenu sur la gestion des ressources naturelles du Sénégal. Pour l’organisation, la découverte massive du gaz et du pétrole est en train d’exacerber les tensions liées aux enjeux politiques et économiques de la conquête et de la conservation du pouvoir. ‘’Débattre de la transparence dans la gestion du pétrole de façon holistique, non discriminatoire, consensuelle et pacifique, est un impératif catégorique pour éviter que la compétition pour l’accès aux ressources ne devienne une malédiction pour notre démocratie, nos institutions et notre société’’, mentionne le document.

Le règne de l’injustice

Par ailleurs, un autre point qui a retenu l’attention du think thank, c’est la question relative aux droits et libertés des citoyens en République sénégalaise. Sur la liberté d’expression et de manifestation, le constat d’Afrikajom est sans équivoque : ‘’On a constaté que le Sénégal n’a pas mis en œuvre et n’a pris aucune mesure concrète pour mettre en œuvre les 9 recommandations relatives à l’espace civique, acceptées par le gouvernement lors de son passage à l’Examen périodique universel au Conseil des Nations Unies en 2013. La liberté d’expression au Sénégal est limitée par des dispositions restrictives dans le Code de la presse de 2017 et du Code pénal. Malgré plusieurs déclarations publiques du président Macky Sall concernant la dépénalisation des délits de presse, le Code de la presse de 2017 continue de réprimer ces délits et augmente même les peines maximales de prison et les amendes pour ces délits…’’

Pour la préservation de ces droits, la justice doit être en première ligne, selon l’organisation. Hélas, ce n’est pas toujours le cas. ‘’Cela explique la défaillance de la justice dans la protection des libertés fondamentales, notamment la liberté d’expression et de manifestation. La Cour suprême du Sénégal a, à plusieurs reprises, reconnu les abus de pouvoir dans l’interdiction de manifestations : d’une part, l’arrêt Alioune Tine n°35 du 13 octobre 2011 et, d’autre part, les arrêts de la Cour suprême sur les manifestations n°37 du 9 juin 2016’’, indique le rapport.

Malheureusement, ces décisions de justice, aussi importantes soient-elles, n’ont pas eu les impacts escomptés. ‘’Les auteurs d’abus de pouvoir ne sont pas punis et à l’heure actuelle, on ne semble pas en avoir tiré toutes les conséquences. En dépit de l’existence d’un juge des référés, on ne ressent manifestement pas son action par rapport à l’interdiction et à la répression des manifestations’’.

Par ailleurs, il se pose un sérieux problème d’accès à la justice, dans certaines contrées, à cause d’un déficit de magistrats, d’avocats et d’une justice lente, avec des moyens limités. ‘’Ces questions doivent faire l’objet d’une attention particulière de toute la communauté. Le Sénégal et les autres pays de la sous-région doivent tirer des leçons de l’absence d’État, d’institutions et ses services sociaux de base dans les zones éloignées de la capitale, car certains États en conflit au Sahel en font une expérience tragique aujourd’hui, avec l’‘’’autochtonisation’ de l’extrémisme violent’’.

Des institutions de contrôle au pas

Dans le rapport 2020, Afrikajom est également revenu sur les goulots qui étranglent certains corps de contrôle dont la Cour des comptes et l’Inspection générale d’Etat. ‘’Le problème de la Cour des comptes, soutient l’organisation, est la publication périodique de ses rapports. Les rapports passent d’abord par le président avant d’être publiés. Cela prend, par conséquent, beaucoup de temps, les rapports perdant ainsi leur impact, alors que leur intérêt est à la fois pédagogique, informatif, mais aussi dénonciateur et dissuasif ; plus précisément avec l’effet du ‘naming and shaming’ (interpeller pour faire honte)’’.

Occasion pour Alioune Tine et Cie de rebondir sur le rapport 2017 de la cour qui avait pris pas mal de décisions, dont certaines sont restées sans suite. Parmi ces décisions, il y a les poursuites contre le ministre Moustapha Diop. Lequel avait non seulement refusé que le Fonds national de promotion de l’entreprenariat féminin, sous tutelle de son département ministériel, soit contrôlé, mais aussi avait traité les magistrats, qui étaient venus pour effectuer le contrôle, d’’’agents corrompus’’. ‘’Le président de la Cour des comptes et la chambre, note le rapport, avait porté plainte contre Moustapha Diop, Ministre en charge de la Microfinance à l’époque, auprès du procureur de la République, pour propos diffamatoires et entrave à l’action de la cour et à l’exercice régulier de fonctionnaires de magistrats’’.

De même, en ce qui concerne l’Inspection générale d’Etat, le rapport fait état d’une perception selon laquelle elle manque surtout de neutralité et d’indépendance. ‘’C’est une institution qui est régie par le chef de l’État pour initier ses enquêtes. Ses rapports sont destinés au chef de l’État qui, seul, apprécie ce qu’il en fait. Ce qui porte souvent à croire que l’IGE ressemble beaucoup plus à un instrument politique entre les mains de l’État pour sanctionner des dissidents internes ou de l’opposition (les chantiers de Thiès, la mairie de Dakar, l’affaire Khalifa Sall, l’affaire Petrotim)’’.

Afin de renforcer la culture de la reddition des comptes, Afrikajom soutient que toutes les recommandations concernant la saisine du procureur de la République pour l’ouverture d’une information judiciaire, doivent être suivies d’actions concrètes. 

Dans la même veine, Afrikajom propose : le réexamen de l’obligation de soumettre le rapport au président de la République avant la publication, la rectification de l’absence de contrainte sur les autorités judiciaires, entre autres. ‘’Le maillon faible du système est la perception d’une certaine impuissance, d’une certaine incapacité pour ces institutions de poursuivre en justice les auteurs de cas avérés et graves de délinquance économique. Ces institutions n’ont pas aussi la possibilité d’actionner le pouvoir Judiciaire après les enquêtes et la publication des rapports. Cette action est en principe de la compétence du procureur de la République qui, sur ces questions, a tendance à attendre une instruction de la tutelle’’.

Pour Afrikajom Center, la publication du rapport doit être engagée 48 heures après sa remise effective. ‘’Toutes ces raisons expliquent les difficultés à combattre et à éradiquer la corruption, la concussion, les détournements de deniers publics dont les auteurs soupçonnés sont des membres du gouvernement ou des partis de la majorité. Cette situation date pratiquement depuis l’indépendance du Sénégal’’.

Recommandations

Dans le rapport, Afrikajom Center recommande au gouvernement sénégalais de : renforcer la stabilité et la sécurité constitutionnelle, surtout sur la question de la durée et du nombre de mandats ; régler la question du consensus électoral dans la durée sur le fichier, le parrainage et les organes de régulation et de règlement du contentieux ; permettre à la justice de garantir la liberté d’expression et de manifestation, pour que les citoyens puissent la saisir et qu’elle rende des décisions en matière de démocratie et de Droits de l’homme.

Aussi, Afrikajom demande le renforcement des organes et des outils de régulation pour lutter contre la corruption. Sans quoi, il serait illusoire de parler d’émergence. Aussi, l’organisation demande de renforcer les moyens, l’indépendance et les pouvoirs de ces organes de régulation ; de demander à la Cour des comptes de travailler de façon étroite avec le procureur ; de créer un pôle financier indépendant qui pourrait remplacer la Crei. La mission de cet organe serait, d’une part, de se saisir de tous les dossiers relatifs aux détournements de fonds, à la corruption et à la concussion. Et, d’autre part, d’exploiter les rapports de la Cour des comptes, de l’IGE, de l’Ofnac et de poursuivre tous les cas avérés et graves de dérives financières dans la gestion des affaires publiques.

MOR AMAR

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