Publié le 26 Jul 2020 - 03:17
SERIGNE BAMBA GAYE, SPECIALISTE EN RELATIONS INTERNATIONALES

‘’Le Mali traverse, depuis plusieurs années, une triple crise‘’

 

Docteur en sciences politiques, spécialiste des relations internationales et en analyse stratégique, Serigne Bamba Gaye livre les clefs de la crise.

 

La crise semble s’enliser au Mali. On a assisté, dernièrement, à des morts d’hommes. Comment en est-on arrivé là ?

Le Mali traverse, depuis plusieurs années, une triple crise : une crise sécuritaire, une crise humanitaire, une crise politique. D’abord, le pays est victime d’attaques récurrentes de groupes terroristes. Il s’y ajoute un conflit entre communautés dans le centre du pays. Ce qui a vraiment déstabilisé le pays sur le plan sécuritaire et créé une crise humanitaire, avec le déplacement de 1 200 000 personnes.

Suite à son deuxième mandat, le président Ibrahim Boubacar Keita n’a pas été en mesure de mettre en pratique le programme sur la base duque il a été réélu. Lequel programme tournait autour de la bonne gouvernance, d’une décentralisation très forte du pays, mais aussi autour de la nécessité de mettre en place des services proches des populations. Mais l’élément déclencheur a été les élections législatives, consécutives à l’invalidation d’une trentaine de candidats par la Cour constitutionnelle…

C’est dans ce contexte qu’un groupe de l’opposition, dénommé M5 (Mouvement du 5 juin, NDLR) s’est radicalisé et a estimé que le régime actuel n’est plus en mesure de gouverner le pays. Ce qui a mené vers cette polarisation très profonde, sur le plan politique, entre le gouvernement et ses alliés, d’une part, la nouvelle opposition radicale, d’autre part. Aussi, on a assisté à un manque de cadre de dialogue formel entre le gouvernement et l’opposition pour trancher les questions nées de ces élections.

Peut-on parler d’échec à propos de la forte délégation dépêchée par la CEDEAO dans le pays, en début de semaine ?

Avant cette délégation de 5 chefs d’Etat, il y avait eu une première mission dirigée par l’ancien président nigérian Goodluck Jonathan, mais elle n’est pas parvenue à résoudre la situation. En fait, il existe, principalement, deux points de crispation : le départ du président IBK réclamé par l’opposition et la nécessité de mettre sur pied un gouvernement de transition. Devant ce blocage, la délégation de niveau très élevé comprenant cinq chefs d’Etat a été dépêchée au Mali pour essayer de jouer les bons offices. Cette délégation, non plus, n’est pas parvenue à faire bouger les lignes sur les deux points de crispation susmentionnés.

Pour parler de manière diplomatique, on peut dire que la médiation n’a pas porté ses fruits. La CEDEAO est confrontée à un dilemme. Selon les textes de l’organisation, la CEDEAO ne peut pas cautionner le départ d’un chef d’Etat élu. C’est la raison pour laquelle la requête fondamentale de l’opposition ne peut pas être avalisée par la CEDEAO. C’est ça la principale difficulté. C’est vraiment une situation de blocage. Car, à l’interne, il n’existe pas un cadre de dialogue approprié pour les forces politiques. Et la médiation entreprise par l’organisation sous-régionale a du mal à prospérer à cause des obstacles que je viens de mentionner.  Nous sommes donc dans une véritable impasse.

Que faudrait-il faire pour décanter la situation ?

Il est difficile de proposer une solution. D’abord, dans une crise comme ça, il y a toujours la susceptibilité des parties. Ce qui fait qu’une proposition de solution ne saurait qu’être que très prudente. Tout est donc dans l’approche. Si l’on observe bien, il y a deux types de revendication du M5. Il y a des revendications conjoncturelles et des revendications structurelles. Autant on peut trouver des solutions aux premières, autant les secondes vont nécessiter de réformes fondamentales et une remise en cause même du fonctionnement de l’Etat. Par exemple, demander des poursuites contre ceux qui ont tué les manifestants, cela peut se résoudre.

Il en est de même des revendications concernant la Cour constitutionnelle ou même de la formation d’un nouveau gouvernement. Mais exiger le départ du président dans l’immédiat est difficile à mettre en œuvre. Il existe, cependant, des acteurs maliens, je veux citer l’ancien garde des Sceaux, Monsieur Malick Coulibaly, qui a fait des propositions très intéressantes à mon avis. Par rapport au mandat d’IBK, il propose son départ dans un an et demi. Ensuite, qu’il y ait un gouvernement de consensus qui regroupe toutes les composantes de la nation avec une feuille de route précise. Que l’Assemblée nationale soit dissoute dans un an et demi. Enfin, qu’il y ait l’harmonisation des élections législatives et présidentielle au plus tard en 2021. Ceci permettrait d’avoir des institutions avec une forte légitimité populaire. Cela permettra aussi de revoir la composition de la Cour constitutionnelle… Monsieur Coulibaly propose aussi de refonder le Mali, de travailler à l’émergence d’une nouvelle Constitution…

De telles propositions me paraissent de bon sens. Je pense que la CEDEAO gagnerait aussi à les examiner. Il faudrait arriver à faire comprendre à IBK qu’il est devenu un facteur bloquant. Et je pense que la mise en œuvre de telles propositions pourrait permettre de décrisper la situation.

Peut-on s’attendre à ce que l’armée s’en mêle, si la situation continue de s’enliser ?

Je ne saurais le dire. Mais je pense que le Mali est véritablement à genoux. C’est un pays qui n’a pratiquement plus d’armée ; un pays qui n’a pas de gouvernement depuis plusieurs jours ; un pays où les institutions (l’Assemblée nationale, la Justice…) ne fonctionnent plus. Devant une telle situation, tous les scénarios sont possibles. On peut assister à un coup d’Etat militaire, un putsch civil, un regain du djihadisme… Tout est possible. Mais dans l’un comme dans l’autre, il serait illusoire de penser que le simple départ d’IBK va résoudre, comme par enchantement, la crise. Ce serait une illusion lourde de conséquences. Cette crise est la conjonction de facteurs conjoncturels et structurels. Pour la résoudre, il faudrait une approche étapiste, une démarche inclusive, la sincérité des acteurs, des objectifs bien séquencés et évalués au fur et à mesure. Les Maliens doivent comprendre que cette crise politique comporte une dimension géopolitique au niveau de toute la région. Si le Mali s’enlise dans la crise, c’est la sécurité de toute la région qui est menacée.

Comment jugez-vous la posture du Sénégal ?

Le Sénégal est dans une posture naturelle. Il est engagé à côté de la CEDEAO. A juste titre, le Sénégal a compris qu’il doit tout faire pour que le Mali se stabilise, que la situation revienne à la normale. Au-delà de la question politique, il se pose la question de l’avenir même du Mali en tant qu’Etat. Je pense que le Sénégal a une attitude de bon sens. Mais, au-delà de ce constat, il faut se demander, après cet échec de la médiation de la CEDEAO, si le Sénégal a d’autres ressorts pour peser sur la balance. Je ne le vois pas actuellement. C’est là aussi toute la difficulté. Est-ce que les acteurs de la médiation ont toute l’influence qu’il faut pour permettre aux acteurs maliens de trouver un gentleman agreement permettant de sortir le pays de la crise ? Maintenant, Il faut aussi savoir qu’il y a, au Mali, la présence de forces étrangères qui pourraient également peser dans le processus de résolution de la crise.

Au cœur de la crise, il y a l’imam Dicko. Quelle lecture faites-vous de la place de ce religieux dans cette crise politique ?

Imam Mahmoud Dicko est un personnage très important dans le dispositif au Mali. Il ne faut pas oublier qu’en 2013, il avait joué un rôle déterminant dans l’élection d’IBK. Il mobilisait ses fidèles à la mosquée et a pesé de tout son poids. Au-delà de son discours en tant que religieux, il a aussi sa politique de société. Il est partisan d’un islam rigoriste. Ces derniers temps, il a su s’imposer à cause de la conjugaison de plusieurs facteurs. D’abord, il y a le kidnapping du leader de l’opposition Soumaila Cissé. Devant ce vacuum, il s’est présenté comme le chef de l’opposition, grâce aussi à son discours moral, radical par rapport au régime en place. C’est donc tout à fait naturel qu’il ait réussi à fédérer tous les mécontents. Et ce n’est pas nouveau. Ce qui se passe au Mali pourrait également survenir dans les autres pays de l’espace, du fait de la perte de vitesse des hommes politiques. C’est un peu comme le scénario iranien. On se rappelle comment le mouvement révolutionnaire iranien qui a fait tomber le shah a été récupéré par l’imam Khomeiny.

Pensez-vous qu’il va se retirer de la sphère politique, au sortir de cette crise ?

Je ne peux pas être naïf. L’imam ne peut pas abandonner sa posture. Il est devenu incontournable dans le pays. Je ne sais pas ce qui va se passer, mais c’est sûr qu’il va continuer à influencer, à devenir un acteur de premier plan. Mais tout va aussi dépendre des rapports de force. La politique est une question de rapports de force. Et tant que ces rapports de force seront à sa faveur, il ira jusqu’au bout de sa logique politique pour, soit diriger le Mali, soit être un faiseur de rois. Mais les autres acteurs n’ont pas dit leur dernier mot. Il faudra aussi compter sur eux. C’est cela le charme de la politique, il y a toujours une part d’incertitude. Mais il ne faut pas être naïf. L’imam ira jusqu’au bout de sa logique.

Ne craignez-vous pas davantage de scission de la nation ?

Le Mali est un pays à polarisation multiple. Un pays composé de plusieurs partis, de plusieurs ethnies, plusieurs communautés… Ce qui constitue en même temps sa richesse et sa faiblesse. Le pays vit dans une expression plurielle depuis des siècles ; il y a un brassage constant et permanent entre les communautés ; c’est tout cela qui fait sa richesse. Mais, en même temps, en période de crise, les éléments extrémistes usent de cette diversité pour renforcer le discours identitaire qui peut déboucher sur des conflits. C’est ce à quoi on a assisté ces dernières années, entre Dogons et Peuls. Pour une sortie de crise, il faut un projet politique fédérateur. Ce qui n’est pas évident. Il faudra donc voir comment refonder le Mali ; comment ressouder le Mali ; comment construire un nouveau contrat social. Ce sont des questions structurelles qu’il faudra penser sur le long terme. 

MOR AMAR

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