Publié le 16 Jan 2021 - 15:19

Tentative d’explication des bras de fer récurrents entre syndicats d’enseignants et Etat du Sénégal

 

L’espace scolaire sénégalais baigne dans un climat d’instabilité quasi-permanente liée, pour partie, à la récurrence de la grève des syndicats d’enseignants. C’est en réaction aux nombreuses iniquités dont leur corporation serait la victime, et pour dénoncer la marginalisation du secteur de l’éducation par les pouvoirs publics que les enseignants font souvent la grève. Ainsi après la grève de 2007, l’année blanche frôlée en 2012 et la série d’autres grèves entre 2014 et 2018, l’année 2020 a eu son lot de perturbations. Avec l’épidémie du coronavirus, l’année scolaire 2019-2020 n’a pu être sauvée que de justesse, grâce à la ferme volonté du MEN, Monsieur Talla qui, malgré une année apparemment perdue, avait catégoriquement refusé de s’inscrire dans la dynamique d’une année blanche.

Dès le mois de juin, il autorise la réouverture des écoles ; les enseignements ont repris et les examens de fin d’année se sont déroulés dans conditions normales. Mais la tension reste toujours ardente entre les formations syndicales enseignantes et l’Etat du Sénégal, ce qui risque de plonger l’année 2021 dans une nouvelle crise dont les conséquences seraient catastrophiques pour les élèves et pour l’école sénégalaise, déjà très profondément éprouvée par la crise sanitaire persistante.

L’opinion populaire, ignorant totalement les raisons profondes qui sous-tendent les actions revendicatives incessantes des syndicats, était souvent amenée à faire porter l’entière responsabilité aux enseignants, accusés de ne faire la grève que pour des motifs crypto-corporatistes d’ordre exclusivement pécuniaire, et non pour des revendications d’intérêt général de nature socio-pédagogique, par le respect du droit des enfants à une éducation de qualité et par la continuité des enseignements-apprentissages. Tout le monde en voulait aux enseignants du fait, précisément, qu’en utilisant insoucieusement l’espace scolaire, leur lieu de travail, comme champ de bataille contre un Etat dont ils ont la parfaite conscience qu’il se préoccupe peu des intérêts de l’école, ils font de la « prise d’otage », avec comme principales victimes les « potaches ». Et par cette méthode que certains parents qualifient de « terrorisme professionnel », les enseignants prêtent le flanc, et c’est leur responsabilité qui sera engagé dans l’effondrement en vue de l’école publique sénégalaise.

Il est vrai, personne ne peut nier le degré de perniciosité des grèves répétitives sur le système éducatif sénégalais, mais l’accusation qu’une frange non négligeable de la population porte hâtivement aux enseignants est une erreur d’appréciation importante à souligner, car ne reposant sur aucune base juste. En notre qualité d’enseignant, acteur du système, il nous revient, pour une meilleure compréhension de la situation, d’éclairer sur les raisons profondes de la constance des rapports tendus entre les enseignants et les pouvoirs publics. Certes, en faisant la grève presque chaque année, pendant une période, des mois, presque chaque semaine, on peut, dans une certaine mesure, parler d’outrance de la part des syndicats, mais il est important, en revanche, de reconnaitre que c’est le seul moyen dont ils disposent pour manifester leur ras-le-bol face à un gouvernement qui s’illustre dans l’incurie et par son indifférence maladive aux problèmes cruciaux du pays, en particulier ceux de l’éducation et la formation des jeunes, fondamentales pour la stabilité, le changement social et le progrès économique d’une nation.

L’opinion a tout à fait tort dans l’appréciation égotiste qu’elle porte à l’instabilité dans le milieu éducatif sénégalais, parce qu’ignorant les véritables raisons qui sous-tendent les mouvements d’humeur des organisations syndicales. Des raisons, il en existe à profusion, et de différentes natures (professionnelle, sociale, psychologique et mentale), impossible de les inventorier de façon exhaustive dans ce bref exposé. La grève qui en est l’expression concrète, sous les diverses formes qu’on lui connait de nos jours (débrayages, grève totale, présence passive, sit-in, etc.), en plus d’être un droit consacré, résulte d’une prise de conscience des enseignants de la nécessité de lutter afin de mettre fin aux nombreuses injustices dont ils sont les victimes de la part des autorités étatiques dans le traitement des agents de la Fonction Publique sénégalaise (FPS). Ils n’entendent plus se résigner à la résignation, passifs sous l’effet  hypnotisant d’un vieux dicton qui faisait croire que «l’enseignement est un sacerdoce, et non une sinécure », un métier de couvent, « bénévole » et désintéressé. Or, nous vivons aujourd’hui dans un monde capitaliste ultra-matérialiste qui a complètement disqualifié les paradigmes traditionnels d’appréciation des valeurs sociétales et les critères d’ascension de l’individu dans la société.

En vertu de cet adage susmentionné, la corporation enseignante avait de tout temps et, de manière systématique, exclu de ses plates-formes revendicatives des points à caractère pécuniaire. Ce qui a largement participé à faire de la profession enseignante une parente pauvre du système de rémunération de la FPS et grandement contribué à la précarisation de la condition enseignante.

En effet, on pouvait constater qu’il était possible d’offrir au magistrat (hiérarchie A1) une indemnité dite de « judicature » d’un montant faramineux compris entre 400 mille et 800 mille FCFA par mois, plus une indemnité de logement variant entre 250 mille et 400 mille FCFA, soit le salaire brut d’un professeur de l’enseignement secondaire (PES), mais de n’accorder à celui-ci que seulement 70 mille FCFA d’indemnité de recherches documentaires (IRD), et de ne consentir qu’à une modique augmentation de 40 mille sur les 60 mille FCFA de son indemnité de logement existant depuis Mathusalem.

Pour justifier un tel écart de rémunération entre l’enseignant et les autres agents de la FPS, l’argument du nombre est le plus souvent servi comme raison qui rend pratiquement impossible le traitement sur un pied d’égalité ces deux catégories de fonctionnaires: l’un ayant le « privilège » d’être magistrat et l’autre le « malheur » d’être dans un corps « délaissé ».

Ainsi, un magistrat débutant, après six ans seulement qu’il ait quitté le lycée, peut être trois fois mieux rémunéré que son vieux professeur au lycée, ancien de plus de vingt ans de service, et peut-être, titulaire de plusieurs autres diplômes académiques ou professionnels (Doctorat, Masters, etc.). Il n’est également pas exclu que ce professeur soit victime de lenteurs administratives qui bloquent sa carrière depuis plusieurs années. Et pendant tout le temps qu’il est resté surplace, sans avancer, son salaire n’a pas bougé. Ces scénarios désobligeants dans la carrière d’un fonctionnaire, ne se constatent que dans l’enseignement, au Sénégal.

Contrairement au magistrat que la FPS a mis entièrement à l’abri des soucis financiers et permis de baigner gracieusement dans un environnement matériel paradisiaque, le PES, quant à lui, plonge en permanence dans une situation de tension financière qui explique son incapacité « maladive » à faire grand-chose dans sa vie, et que très peu de gens le sollicitent pour des urgences. A part son fameux « kharmat » (mercenariat dans les écoles privées et cours à domicile), ce professeur, l’enseignant en général, n’a pour seule source de revenu que le salaire auquel il n’a droit qu’à la fin de chaque mois. Un « salaire de misère » dont il dépend comme le poisson dépend de l’eau, et qu’il ne « touche » que pour honorer un bilan laborieusement préparé en prévision des dépenses à effectuer dans le courant du mois. Toute sa carrière durant, l’enseignant sénégalais n’a qu’un souci : la maison.

Mais devant les difficultés à économiser sur le salaire, c’est très souvent vers des banques qu’il virevolte pour obtenir un prêt. Et avec la prédation qu’on connait des institutions de crédit, le prêt bancaire vient poser une autre couche de misère à son existence. En fait, non seulement ce prêt ne lui permet pas d’avoir un logement décent, élevé au niveau de son rêve, mais le plonge dans une situation de pression financière interminable sur fond de stress et de pauvreté économique.

Ces problèmes, parmi tant d’autres, font qu’il est presque impossible à l’enseignant sénégalais d’être dans des conditions d’existence taillées à la mesure de l’importance que sa profession représente pour la société et pour le développement national. Le très mauvais traitement salarial, le manque d’estime et de reconnaissance sociale, les dures conditions de travail à l’école, souvent dans des « abris provisoires », truffés d’insectes et de serpents, les effectifs pléthoriques, l’état de stress permanent, l’absence d’avancement sur plusieurs années et l’absence d’un plan de carrière motivant ont plongé l’enseignant dans un état psychologique et mental totalement défavorable à la performance et à la production de résultats scolaires satisfaisants.

De ce qui précède, nous voyons qu’il y a bien des raisons qui amènent les syndicats d’enseignants à faire souvent la grève. Certes en faisant la grève presque chaque année, de façon quasi-illimitée, les enseignants sont en violation de la législation, car ils portent non seulement atteinte au droit des élèves à une éducation de qualité, mais ils nuisent aussi à l’école publique sénégalaise, déjà très profondément éprouvée par la « maladie congénitale » qu’elle a hérité de la colonisation.

Toutefois, cette situation découle irréfutablement de la responsabilité d’un Etat défaillant, refusant de s’appliquer à son devoir régalien de prendre correctement en charge les préoccupations de son peuple, notamment « l’éducation et la formation de la jeunesse…» (Art. 22 de la Constitution du Sénégal). L’Etat du Sénégal est le seul responsable de la crise scolaire permanente et de la décrépitude du système éducatif sénégalais. Dans un Etat normal où l’on a conscience du rôle que joue l’éducation dans le développement d’un pays, un ou deux plans d’actions de grèves aurait suffi pour que des négociations sérieuses soient engagées, afin de trouver une solution rapide, concertée et définitive à la doléance.

Mais au Sénégal, un pays qui cherche à se placer sur la rampe de l’émergence, le gouvernement attend que la situation soit complètement putréfiée pour qu’à chaque fois, c’est vers la fin de l’année qu’il trouve des astuces pour stopper le mouvement, sans régler la crise, juste pour permettre aux enfants des « privilégiés », pensionnaires des meilleures écoles privées, à l’abri des troubles du secteur public, de passer leurs examens.

Les syndicats, ayant compris ce jeu malveillant de l’élite « politicienne » sénégalaise, ils doivent cesser de faire la grève, en tout cas sous ses formes actuelles, et travailler à la mise en place de nouvelles méthodes de lutte plus efficaces, moins préjudiciables aux enfants des pauvres et pour sauver l’école publique de la déchéance. Oui, l’école publique sénégalaise, c’est devenu l’école de la « roture », car les « bourgeois » (politiciens et leurs proches, ministres, députés, DG, hommes d’affaires, fonctionnaires de haut niveau, etc.) n’y envoient plus leurs enfants. Ils préfèrent les amener dans le privé pour, après le bac, leur trouver des bourses d’études étrangères à La Sorbonne, à John Hopkins, à Harvard, à Dubaï, à Brooklyn, à Shanghai, etc. Et, à l’issue de quelques années seulement d’études dans ces prestigieuses universités, bardés de diplômes, ils reviennent occuper des postes de haute responsabilité dans le pays, au moment où les enfants de la roture croupissent dans nos écoles et universités de misère.

Mais ce qu’il faut comprendre de tout cela, c’est qu’en réalité la crise de l’école publique sénégalaise est une option politique sournoise visant à créer les conditions de la privatisation de l’enseignement au Sénégal, considéré comme budgétivore et non productif à court échéance. Les syndicats d’enseignants doivent s’insurger contre cette injustice et la combattre énergiquement afin que l’école publique sénégalaise retrouve son lustre d’antan, devienne une école de tous, celle de la République, une école de l’égalité et de la réussite des plus méritants. Ils doivent refuser d’être instrumentalisés dans le processus de démolition de l’éducation publique nationale qui sera préjudiciable à l’enseignant, aux fils du sénégalais « lamda » et, par ricochet, à la nation sénégalaise tout entière.                                                   

                                                                                                                      Moustapha Camara

                                                                                                         Professeur d’histoire et de géographie

                                                                                                           Lycée El hadji O.L.Badji/Ziguinchor

                                                                                                                   mcamara57@yahoo.fr

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