Publié le 9 Jan 2019 - 12:20
TUERIE AU MALI

Dans le centre, les milices massacrent en toute impunité

 

Un nouveau massacre a endeuillé le centre du Mali le 1er janvier. Dans cette région, cela fait trois ans que des groupes d’autodéfense s’en prennent à des civils et sèment le chaos. Longtemps, le pouvoir de Bamako, incarné par Ibrahim Boubacar Keïta, a fermé les yeux. Il est même accusé de les avoir encouragés.

 

À Koulogon, un village peul situé dans le centre du Mali, la nouvelle année a commencé de la pire des manières. Le 1er janvier, 37 habitants ont été tués, et des dizaines d’autres blessés, ainsi que des maisons incendiées, par des hommes armés habillés en tenues de chasseurs traditionnels que l’on appelle ici « dozos » (ou « donzos »).

Les assaillants étaient probablement des membres d’un groupe d’autodéfense dogon né en 2016, « Dan na Amassagou », qui fait régner la terreur dans les cercles de Bankass et de Koro (région de Mopti) depuis l’année dernière.

Pour une fois, les autorités ont prestement réagi. Ibrahim Boubacar Keïta (IBK), dont les déplacements dans le centre et dans le nord du pays sont rares depuis qu’il a été élu président en août 2013, s’est rendu en hélicoptère dans le village meurtri le 4 janvier. Il s’est recueilli sur les tombes des victimes, avant de promettre que « ce crime ne restera pas impuni ». Dans le même temps, sept suspects ont été arrêtés, ainsi que 24 autres hommes qui avaient mené une attaque dans un village proche, Bobosso.

Le pouvoir exécutif malien n’a pas toujours fait preuve d’autant de sollicitude à l’égard des victimes. Avant cela, IBK n’avait que très rarement dénoncé la violence des milices qui agissent dans le centre du pays depuis trois ans. Il s’était fait discret en mai 2016, après ce qui apparaît aujourd’hui comme le premier massacre d’une longue série : dans le village de Malemana, 23 Peuls avaient été tués par des chasseurs traditionnels bambaras constitués en groupe d’autodéfense, à l’issue d’une série d’assassinats et de représailles. D’autres tueries ont eu lieu depuis, sans que les pouvoirs publics ne réagissent. Certaines ont été perpétrées à quelques kilomètres seulement de camps militaires.

Le 23 juin 2018, au moins 24 civils ont été tués, dont cinq enfants, dans le village de Koumaga. Le massacre s’est produit à 7 heures du matin, et a duré des heures. Les militaires maliens, qui étaient basés à 18 kilomètres de là, ont été alertés dès les premiers instants de l’attaque. Mais selon un rapport de la Minusma, ils ne sont arrivés dans le village que dix heures après l’alerte, une fois que tout était fini. Une délégation gouvernementale s’est rendue sur place. Des poursuites judiciaires ont été promises. Mais jusqu’à présent, aucun des hommes impliqués dans cette attaque n’a été interpellé.

Apparues ces trois dernières années afin de remédier à l’absence de l’État et de résister aux agressions des membres de la katiba Macina, affiliée aux groupes djihadistes qui opèrent plus au nord, des milices, constituées sur la base de l’appartenance communautaire, se sont rendues coupables d’assassinats, tueries de masse, vols, viols contre des civils. Les violences ont atteint un niveau sans précédent en 2018.

Dans un rapport publié en juin, l’ONU constatait que « plusieurs communes situées dans les cercles de Djenné et de Koro ont été prises dans une spirale de violence et de représailles qui a conduit à des massacres et au déplacement de plus de 5 000 civils ». En mars, avril et mai, au plus fort des violences, la Minusma a comptabilisé 287 morts parmi la population civile dans le centre du Mali. Selon l’ONU, « les auteurs des violences sont principalement des groupes d’autodéfense autoproclamés, à savoir Dan na Amassagou et Dogon Ambassagou, tous deux affiliés aux chasseurs traditionnels dozos et prétendant protéger la communauté dogon, ainsi que l’Alliance pour le salut du Sahel, qui déclare agir en soutien de la communauté peule ».

Dans deux rapports publiés en fin d’année dernière, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH) et Human Rights Watch (HRW) ont détaillé de nombreux cas de violences commises par ces groupes armés. HRW a notamment documenté le meurtre de 202 civils tués « dans des attaques délibérées et aveugles » dans 42 villages et hameaux de la région de Mopti.

Après la tuerie de Koulogon, une association peule très influente en Afrique de l’Ouest, Tabital Pulaaku International, a publié un communiqué dans lequel elle déplore « les déclarations hypocrites et sans lendemain » des dirigeants politiques. Dénonçant une volonté de « nettoyer la zone de ses habitants peuls », allant jusqu’à parler d’un « génocide », Tabital Pulaaku demande à l’ONU de saisir la Cour pénale internationale (CPI). Selon plusieurs sources, celle-ci suit de près ce qui se passe au Mali, dans le centre comme dans le nord.

Le gouvernement malien, soutenu depuis des années par l’ensemble de la communauté internationale, à commencer par la France, a tout à craindre d’une éventuelle enquête. De nombreux observateurs, dont des diplomates, des chercheurs et des défenseurs des droits humains, pointent du doigt la passivité du pouvoir politique et du commandement militaire, et évoquent même une possible complicité.

« De nombreux témoignages et individus bien informés font état d’un soutien logistique et financier apporté aux dozos par le gouvernement malien ou tout au moins par certains de ses membres », écrit la FIDH. HRW relève pour sa part que les accusations selon lesquelles le gouvernement soutiendrait des groupes d’autodéfense semblent « crédibles ».

Aucun élément probant ne permet pour l’heure d’étayer de telles accusations. Interrogés à de multiples reprises, le pouvoir politique et le commandement militaire les ont toujours niées. Il ne fait cependant aucun doute que les autorités ont, durant une longue période, accordé une sorte de blanc-seing aux groupes d’autodéfense dans le centre.

La complicité des autorités ?

Daouda Doumbia est une figure de la confrérie des chasseurs traditionnels au Mali. Il déplore tout autant le rôle joué par certains dozos dans le centre du Mali, que la liberté avec laquelle ils opèrent. Pour lui, il y a eu un deal entre le pouvoir et ces dozos. « Le 8 février 2018, le président a reçu au palais de Koulouba une délégation de chasseurs menée par Diawoye Traoré, un dissident qui a créé sa propre association. C’est après cela qu’on a vu des dozos affluer vers le centre et commencer à s’organiser », constate-t-il.

HRW a de son côté recueilli un certain nombre de témoignages de miliciens qui affirment que des membres du gouvernement et des membres des forces de sécurité les auraient aidés à titre personnel.

Le régime leur a-t-il fourni des armes ? Plusieurs sources militaires le nient. « L’armée ne dispose pas d’assez d’armes pour se permettre le luxe d’en donner », affirme un officier en poste à Bamako. Une chose est sûre : les groupes d’autodéfense disposent d’armes de guerre, et pas seulement de vieux fusils artisanaux dont sont généralement équipés les dozos. Après l’attaque de Koumaga en juin 2018, la Minusma a trouvé sur place des cartouches de 12,7 mm, normalement tirées par des mitrailleuses lourdes, des cartouches de 7,62 mm, normalement utilisées par des AK-47, et des cartouches de 5,56 mm, normalement utilisées par des fusils d’assaut.

La complicité des autorités est également évoquée par plusieurs habitants du centre, y compris des fonctionnaires. Interrogé par Mediapart, l’un d’eux, qui était en poste à Koro en 2018, dit avoir vu des militaires patrouiller avec des dozos, armes à la main, « comme des supplétifs », et des dozos tenir des checkpoints à l’entrée de la ville, exiger et vérifier des documents d’identité, ou encore mener des fouilles dans les maisons, au vu et au su des soldats et des gendarmes.

HRW note en outre que l’interdiction de circuler en deux-roues, décidée début 2018 pour limiter les moyens d’action des djihadistes, « n’a pas été impartiale ». Elle a été appliquée à la lettre aux Peuls, lesquels ont vu nombre de leurs motos brûlées par les militaires. Au contraire, les Bambaras et les Dogons ont continué à se déplacer à motos, dont les dozos.

« Parfois, c’était des convois entiers, de 50 à 100 motos, avec des hommes équipés d’armes de guerre, qui circulaient d’un village à l’autre, et qui, avant de partir, s’arrêtaient devant les locaux de la gendarmerie ou le camp de l’armée. Les militaires les voyaient, mais ils ne bougeaient pas de leur chaise », souligne le fonctionnaire de Koro déjà cité.

Pour plusieurs observateurs, il est probable que le pouvoir politique malien ait, dans un premier temps, considéré ces milices comme des alliés utiles pour contrer l’influence des groupes djihadistes et pour contrôler des territoires qui échappaient (et échappent toujours) aux forces de sécurité, recyclant ainsi dans le centre une méthode déjà employée dans le nord avec des résultats pourtant très mitigés.

Mais le monstre ainsi créé semble avoir échappé aux dirigeants du pays. Après le massacre de Koumaga, les discours se sont faits plus fermes à Bamako. Le 7 juillet, l’armée a tenté de désarmer des éléments de Dan na Amassagou. Le lendemain, les dirigeants de ce groupe armé ont annoncé leur décision de « chasser tout représentant de l’État dans le pays dogon ».

La riposte de l’État reste cependant très timide. Alors que les chefs des groupes d’autodéfense sont connus, aucun n’a été arrêté. Les autorités évoquent un manque de moyens, qui est réel. Mais la volonté semble elle aussi faire défaut. « Quand les soldats arrivent sur le lieux d’une tuerie, ils ne cherchent à prélever aucune preuve, et ne poursuivent pas les miliciens », explique un cadre de la Minusma qui suit de près ces questions.

Pourtant, comme le note HRW, plusieurs « leaders des villages ont affirmé avoir communiqué les lieux où se trouvaient les bases des groupes armés auteurs d’abus, et les noms des commandants impliqués dans la commission d’abus ». Les instructions judiciaires ouvertes après une tuerie sont rares, et aucune n’a entraîné de poursuites.

Le seul procès qui s’est tenu a abouti à une parodie de justice : jugés à Mopti dans la plus grande discrétion en novembre 2017 pour, entre autres, « assassinats » et « meurtres », douze hommes qui avaient participé à la tuerie de Malemana en 2016 ont échappé à la prison. Neuf ont été acquittés. Les trois autres, reconnus coupables, ont été condamnés à des peines de cinq ans de prison avec sursis.

Mediapart.fr

 

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