Publié le 5 Jul 2018 - 02:04
VULNERABILITE DANS LES LOCALITES NORD

Matam toujours en insécurité alimentaire

 

Après seize années d’existence, la région de Matam connait une sévère crise alimentaire due à la conjonction de plusieurs évènements. Dans cette zone agro-sylvo-pastorale, humains et cheptel souffrent des contrecoups d’une situation qui est abusivement qualifiée de famine, mais qui n’en est pas. Matam est tout de même en souffrance.

 

Dans les localités du nord du pays, les plaintes et complaintes varient légèrement d’une famille à une autre. Mais une constante demeure : avoir accès à la nourriture n’est pas une évidence première. C’est même une question d’arbitrage, donc d’arbitraire, pour les chefs de famille comme Idrissa Bedou Diallo. Paraissant plus que ses 60 ans, assis sur une couche en rondins de bois, il arrête le tricotage d’une attache pour charrette, quand une de ses femmes glisse timidement : ‘‘Pommes de terre’’, dans l’énumération de la ration alimentaire hebdomadaire. C’est tout juste qu’il ne la rabroue pas pour cette impertinence verbale. ‘’Non, je n’ai pas d’argent à gaspiller pour ça. Le riz, le ‘rakkal’ (aliment concentré pour bétail) et l’huile sont ma priorité.’’

Les autres denrées lui donnent des cheveux blancs et le font paraître plus vieux qu’il ne l’est. Dans sa concession de six cases et d’une vingtaine d’âmes à Patouki, un village à 50 km de Matam, c’est sa belle-fille de 19 ans, Aminata Ba, qui s’est livrée à l’analyse de la situation avant son arrivée. Élève en 4e à l’école de Thiemping, en attente d’un mari en Côte d’Ivoire, elle semble frêle, mais allaite déjà un petit Abdou, son fils aîné. ‘‘On mange bien trois fois par jour, mais dans des conditions difficiles’’, déclare-t-elle d’un air détaché. Dans la cour, les enfants se disputent les dernières parts d’un repas, tandis que les moutons, de l’autre côté, raclent le fond des marmites.

Matam est en ‘‘insécurité alimentaire’’, de l’aveu même du gouverneur de la région Mamadou Omar Baldé (voir interview). Hasard malencontreux du calendrier, c’est en septembre 2017, alors que l’administration était en congés, que les contrecoups de la mauvaise pluviométrie se sont manifestées par un gap céréalier éprouvant pour les hommes et fatal au cheptel.

‘‘Le matin, on boit du café et on se sert la ceinture’’

Amadou Ba, dans le département le plus touché – Ranérou, à 95 km de Matam - n’est pas d’humeur, quand l’analogie est faite sur son patronyme avec celui du ministre des Finances. Dans un complet vert qui rappelle un officier des douanes sans galons, il affirme que le petit-déjeuner a sauté, dans l’ordre des priorités, pour laisser la place aux repas de la mi-journée et de la nuit. ‘‘Le matin, on boit du café et on se sert la ceinture’’, se résigne-t-il. Dans sa concession, le repas est servi après la grande prière du vendredi, du riz à la viande, en quantité disproportionnée. Dans sa grande concession, les bovins attachés à un arbre se flagellent avec leur queue, tandis que les chevreaux disputent le repas aux hommes, malgré les jurons et les coups pour les chasser.

Malgré la convivialité, l’homme expose sans langue de bois un quotidien de plus en plus dur à assurer. Le mil, pourtant très prisé, sort doucement de l’ordinaire alimentaire pour être une exception. ‘‘Présentement, c’est le riz qui constitue notre nourriture presque exclusivement. Pour changer éventuellement, ce sont les pâtes, le soir’’, explique-t-il.

Abdoulaye Diakité : ‘‘La chenille migratoire a pratiquement ravagé 800 hectares de récolte’’ 

Combien de personnes sont exposées à cette vulnérabilité dans les 5 arrondissements et les 26 communes de cette région ? A la gouvernance, on ne se risque pas à donner des chiffres, mais on concède que ‘‘la situation est très préoccupante’’ et que le ‘‘département de Ranérou est le plus touché’’. Dans ces villages et communes où le mil, le riz et le maïs sont les aliments de base tributaires d’une bonne pluviométrie, la situation s’est détériorée. Au point que Jean-Pierre Senghor, Secrétaire exécutif du Conseil national à la sécurité alimentaire (Cnsa), a fait état de 245 mille personnes ‘‘en situation difficile’’, en mars dernier. Avec Matam, Ranérou, Kanel et Podor cités nommément comme départements à surveiller. Il sera confirmé dans ses dires, deux mois plus tard, par la Fao, l’organisme onusien en charge de la nourriture et de l’alimentation. Le péril aviaire, la chenille migrante ainsi que la décrue du fleuve se sont combinés pour infliger à la région l’une de ses plus grandes crises d’ordre alimentaire. ‘‘Pour les agriculteurs, c’était difficile, en l’absence de pluies. Dans les quelques zones où l’on espérait une bonne récolte, il y a eu la chenille migratoire qui a ravagé pratiquement 800 hectares dans toute la région. Ça, c’est une réalité. Espérons que les pluies seront au rendez-vous, cette année’’, déclare Abdoulaye Diakité, spécialiste des organisations communautaires de base, également éleveur et producteur.

Braderie de bêtes dans les ‘‘louma’’

Dans les grandes concessions, des finances domestiques solides sont nécessaires à l’entretien d’une progéniture souvent nombreuse et un bétail populeux. La ‘‘dépense quotidienne toise les 10 000 F Cfa’’, témoigne Mariam Djibril Ba dans la demeure du chef du village de Ranérou. L’autre constante que partagent donc les résidents de cette région du nord-est du Sénégal créée en février 2002, est ce type de troc auquel ils s’adonnent pour se procurer les denrées alimentaires. Les éleveurs bradent leurs bêtes pour de l’argent qui servira aux achats. Le bétail est en ‘‘soldes’’ généralisées, depuis que l’insécurité alimentaire toque aux portes. Les ruminants sont les plus grandes richesses, mais également la plus grande faiblesse pour ceux qui les possèdent. Idrissa Bedoune ne se rappelle plus le nombre de bêtes qu’il a écoulées au ‘‘louma’’, marché hebdomadaire de Ranérou, les lundis.

Tout le contraire d’Amadou Ba. Ce débrouillard, tel qu’il se définit lui-même, s’est départi de ‘‘trois bœufs et dix moutons’’ à son désavantage. ‘‘On n’a pas le choix. Céder une bête qui coûte 150 à 200 mille F Cfa, à 80 mille F Cfa, ne me fait pas plaisir, outre mesure. Mais si je ne le fais pas, ma famille ne mangera pas. C’est aussi simple que cela’’, déclare-t-il, le ton presque résigné, contrastant avec la gravité du moment. La situation s’est transformée en choc et en fluctuation économique. L’inflation s’est vite invitée, puisque le sac d’aliment concentré pour bétail (‘’rakkal’’) est passé de 8 mille à 12 mille 500 F Cfa en un trimestre, ‘‘et ça s’arrache’’, estime Amadou.

Les fatalités s’enchainent, pourtant. La détérioration des termes de l’échange place les éleveurs un peu plus sur la corde raide. Les priorités pour la nourriture allant aux individus, le bétail est parfois  privé de son unique ration de la journée. Ce qui rend les bêtes tellement faméliques que les acheteurs du ‘‘louma’’ ne daignent même pas les regarder ou proposent ‘‘une somme qui nous nargue littéralement’’, affirme Bedou Diallo. L’herbe à brouter s’est raréfiée, puisque ‘’tout le Fouta, Saint-Louis, Linguère et Bakel…’’ ont fait paître leurs bêtes ici, cette année. Seules les chèvres échappent à la disette, puisqu’elles sont capables de monter aux arbustes et chercher le fourrage aérien. Une pluviométrie insuffisante a fait le reste. ‘‘Nous sommes dans une zone sylvo-pastorale où les éleveurs sont importants. En l’absence de tapis herbacé, ils ont du mal à nourrir leur cheptel. Tout le monde recourt à l’aliment concentré, le ‘‘rakkal’’, qui coûte excessivement cher’’, analyse Abdoulaye Diakité.

Un cheptel littéralement décimé 

En dehors d’affecter les hommes, c’est le bétail qui est directement exposé à la sous-alimentation et qui meurt par centaines de ce fait. Les conditions de ce trépas sont dantesques. Leurs propriétaires, par amour ou coutumes sociales, se refusent catégoriquement à toute forme d’euthanasie pour les soulager. Même l’égorgement est exclu. C’est donc par essoufflement, suite à la faim, que les bêtes meurent. Comme les quatre bêtes gisant à l’ombre d’un grand arbre, dans la concession du chef de village de Danthiady, Mamadou Baidy Sall. Souffle bruyant et saccadé, spasmes violents des membres postérieurs, la vie les quitte tout doucement, dans l’indifférence des enfants qui se livrent à une partie de foot tout près.

Ce dernier, manifestement blasé de cette vision de décimation, déplore quant à lui ‘‘la perte récente de 45 moutons’’ dans l’un de ses enclos dont il désigne la vacuité. L’orage de mercredi dernier a accéléré une fin inéluctable pour les ruminants. Entre les villages de Danthiady, Lambago et Darou Baidawou, des carcasses isolées des bêtes (moutons, bœufs et chèvres) ou des mini charniers à l’air libre parsèment par intermittence le décor sur les bas-côtés de la route nationale 3 (Rn3), le raccourci qui soulage les passagers pour le nord du pays.

La pluie avait adouci le climat, mais deux jours plus tard, le vendredi, le mercure a repris ses droits, accablant la contrée d’une chaleur si forte que même les charognards se sont privés de ce service ouvert. Des plaines désolées de cette faune, les arbustes, ‘’ratt’’, complètement effeuillés, font de la résistance, alors que les précipitations récentes ont déjà fait reverdir le sol, un tantinet, d’un fin duvet de tapis herbacé. Les troupeaux commencent à s’agglutiner sur ces points d’eau qui étaient des ravins ou des trous, quelques jours plus tôt. Mais comme le disent en chœur toutes les personnes interrogées, ‘’le problème, ce n’est pas l’eau’’.

Les programmes d’assistance contestés

Si certains ont l’alternative de se replier sur des parents plus nantis, des immigrés notamment, les autres n’ont le choix que d’espérer être short-listés dans les recensements pour le programme de bourses familiales qui prévoit des allocations trimestrielles de 25 000 F Cfa aux familles les plus démunies ou d’autres projets d’appui de l’Etat. Et bonjour les dégâts pour ceux qui n’en perçoivent pas. La discrimination est évidente pour eux, mais elle est d’autant plus insupportable qu’elle repose sur un biais qui dessert les victimes.

‘‘Ils pensent que les gens qui habitent dans la commune (Ranérou) sont des nantis qui ne manquent de rien, car ils ont des maisons en dur. S’ils passaient une demi-journée avec nous, ils auraient vite changé d’avis’’, s’étrangle Mariam Djibril Ba, une résidente qui ne comprend pas que les agents de la mairie censés saisir certaines logiques sociales, se laissent ‘‘piéger’’ par les apparences. Les résidents du département sont plus exposés, de son avis, car les éleveurs des villages possèdent du bétail. Son voisin est plus catégorique, puisqu’il parle d’esprit partisan dans les modalités d’attribution. ‘’On m’a sondé quatre fois, mais je n’ai jamais rien perçu’’, déplore Amadou Ba qui relève, paradoxalement, que cette assistance financière est en train de transformer tout le monde en ‘‘miskine’’, en quémandeur.

A caractère urgent, mesure urgente. L’Administration territoriale, la gouvernance, a désormais en charge la répartition des différentes sommes des programmes d’assistance. Les foyers qui comptent un fonctionnaire ou qui ont des revenus fixes sont exclus des recensements. Sans compter que des programmes d’aide contre l’insécurité alimentaire pour le ‘‘rakkal’’ se déroulent dans les ‘‘galléaynaabé’’, les maisons des éleveurs.

Pour l’agriculture, de nombreux programmes ont commencé leurs aménagements. Les plaines qui commencent à reverdir d’un léger duvet de tapis herbacé, après la pluie de mercredi dernier, font renaître l’espoir dans ces plaines arides. Si les précipitations sont bonnes, cette année, le faste des petits déjeuners à base de bouillie de différentes céréales (‘lakh’’, ‘’fondé’’, ‘’lathiry’’) égaiera les matinées dans le Fouta. Mais avec des si...

INSECURITE ALIMENTAIRE, VULNERABILITE, MALNUTRITION, FAMINE 

Jargon technique

Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde, disait Albert Camus. Dans le jargon technique de l’organisme onusien - la Fao - et de quelques organisations humanitaires, les concepts sont définis tels qu’il suit :

Insécurité alimentaire : état dans lequel se trouve une personne ou un groupe de personnes, lorsque la disponibilité d’aliments sains et nutritifs ou la capacité d’acquérir des aliments personnellement satisfaisants par des moyens socialement acceptables, est limitée ou incertaine. La sécurité alimentaire, quant à elle, repose sur quatre paramètres que sont : la disponibilité physique des aliments, l’accès économique et physique des aliments, l’utilisation des aliments et la stabilité de ces trois paramètres dans le temps. 

Vulnérabilité : lorsque nous parlons de personnes qui sont vulnérables, ce sont des personnes qui sont capables de maintenir un niveau acceptable de sécurité alimentaire dans le présent, mais qui pourraient être à risque de souffrir d’insécurité alimentaire dans le futur.

Malnutrition : la malnutrition est le résultat de carences, d’excès ou de déséquilibres dans la consommation de macronutriments et/ou de micronutriments. L’état nutritionnel est déterminé par la quantité et la qualité des aliments consommés, et par la capacité du corps à les utiliser. Ces facteurs sont influencés par le régime alimentaire, les soins et l’état de santé (avec la Fao).

Famine : état de pénurie alimentaire grave s’étendant sur une longue durée qui conduit à la mort des populations concernées (Msf).


COMMENTAIRE

Frilosité

La question est dans tous les esprits, mais pas forcément sur toutes les lèvres. Si on est néophyte dans le Nord, il faut marcher délicatement sur les œufs pour parler aux différentes sources, sous peine de les voir se refermer comme des huîtres, quand on a la maladresse de mentionner un mot qui fâche. Le traitement du dernier rapport du Conseil national à la sécurité alimentaire (Cnsa) dans la région, a tellement déplu aux autorités locales que le gouverneur a fait pression pour ‘‘monopoliser’’ l’info sensible. Le point focal du Cnsa s’est littéralement débiné, tout en nous redirigeant poliment vers la gouvernance pour de plus amples informations. La sensibilité de la question est telle qu’un confrère critique ouvertement le double discours du secrétaire exécutif du conseil, Jean-Pierre Senghor qui, ‘‘de Dakar, parle franchement et est ambigu sur la question, une fois à Matam’’.

Un formalisme de confort, prétendument destiné à ne pas renforcer davantage les amalgames autour d’une situation difficile qu’auraient causé les biais de la presse. Il n’empêche que ce n’est pas la force de suggestion du discours médiatique qui est à l’origine d’une telle situation dont personne ne se réjouit, d’ailleurs. La défausse et le déni n’allégeront pas la tâche de (tous) ceux qui ont la charge d’évincer cette situation, qu’on espère temporaire. Pas plus qu’elle n’empêchera à la presse locale d’en parler, en cas de besoin. Chacun son métier, Matam sera bien gardée.

OUSMANE LAYE DIOP (DE RETOUR DE MATAM)

 

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