Publié le 28 Oct 2019 - 22:19
71 % DES SENEGALAISES SE DÉPIGMENTENT

Décryptage du phénomène

 

Arme de séduction, principe de socialisation, narcissisme, addiction aux produits dépigmentant, complicité des époux. Voilà quelques-unes des raisons qui poussent les femmes à s’adonner à la dépigmentation. Dr Fatimata Ly, présidente de l’Aiida, décrypte le phénomène.

 

Même s’il est intéressant de remarquer une certaine évolution dans l’attitude des usagères, au fil des années, à savoir un sentiment de honte et de culpabilité qui se manifestait par un déni formel, on assiste actuellement à l’adoption d’une posture plus décomplexée, qui revendique la pratique de la dépigmentation cosmétique volontaire (Dcv) et l’assume. Les femmes adeptes ont dépassé leur gêne à nommer la pratique qui les poussait à user d’expressions telles que ‘’mettre des produits’’, ‘’enlever des taches’’, ‘’soigner des boutons’’.

Actuellement, elles assument franchement leurs choix. Tout se passe comme si le corps devenait un moyen d’afficher son bonheur, d’être libre de ses choix esthétiques, de son habillement, de sa coiffure, sans que personne n’y trouve quelque chose à redire.

Selon la professeure titulaire d’université en dermatologie à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, Dr Fatimata Ly, qui s’est confiée à ‘’EnQuête’’, plusieurs raisons poussent les femmes à s’adonner à la Dcv. La présidente de l’Association internationale de l’information sur la dépigmentation artificielle (Aiida) souligne que ce choix clairement assumé laisse transparaitre une forte personnalité. C’est ce qui semble ressortir d’une étude qualitative comparant le degré d’affirmation de soi par l’échelle entre deux groupes de femmes dont l’un pratiquait la Dcv. Les femmes qui la pratiquaient avaient un degré d’affirmation de soi plus élevé.

Pour celles qui l’usent comme une arme de séduction, la Dcv rentre dans le cadre d’une stratégie de séduction, d’abord à l’égard des femmes et, ensuite, à l’égard des hommes. Ces résultats, poursuit-elle, sont récurrents dans toutes les études qui s’intéressent à la pratique. Plusieurs parmi elles soutiennent que les hommes n’aiment que les belles femmes. Donc, pour les attirer, elles s’éclaircissent le corps pour se rendre belles ou encore pour être belles et que les hommes soient toujours contents quand ils les regardent.

D’après toujours Dr Ly, cette stratégie dévoile la complexité des rapports sociaux de sexe qui régissent les relations entre hommes et femmes.

Il ne semble pas faire de doute que l’homme joue un rôle important dans le phénomène. ‘’En tant que mari ou partenaire, il peut apprécier et cautionner la pratique, en achetant les produits ou bien en fournissant le budget mensuel nécessaire à leur achat. La polygamie alimente cette rivalité sororale : ‘’Oui bien sûr, pour ne pas être prise de court, on est obligé de faire du ‘xessal, car c’est un déshonneur pour la femme, s’il arrivait que sa coépouse rejoigne le domicile conjugal la trouvant toute noire’’. De nombreuses femmes noires initient ou radicalisent la pratique, lorsque leur mari épouse une seconde, voire une troisième épouse.

‘’7 jours avant le mariage’’

Dans une étude réalisée à Dakar, 7 % des utilisatrices de produits dépigmentants déclaraient que leur pratique était encouragée par leur mari ou motivée par la préparation du mariage, explique Dr Ly. Selon qui, ainsi, les fabricants de produits cosmétiques ont mis sur le marché un produit dépigmentant appelé ‘’7 jours avant le mariage’’. Pour les jeunes filles, la dépigmentation s’inscrit dans la logique de la quête d’un mari qui, selon elles, n’ont d’yeux que pour les femmes claires : ‘’Les hommes n’aiment que les belles femmes. Donc, pour les attirer, nous nous éclaircissons le corps pour nous rendre belles.’’ 

Toutefois, certaines femmes, malgré une opposition franche de leurs conjoints, continuent d’utiliser des produits dépigmentants. Ces femmes afficheraient de la sorte leur liberté de choix, censée être indépendante de toute influence masculine. ‘’Pourtant, le discours des hommes est ambivalent. Si 49 % des hommes émettent des avis négatifs sur la pratique, nombreuses sont les femmes qui affirment que c’est leurs époux qui financent l’achat des produits dépigmentants et encouragent la pratique, en partie dans le cadre de l’érotisation du corps de la femme. Si elle refuse de continuer son ‘xeesal’, il est prêt à prendre une autre épouse de teint clair, parce qu’il ne peut pas vivre avec une femme de teint noir’’.

Mutisme des religieux

En outre, du côté des guides religieux, essentiellement des hommes, on n’entend guère un discours condamnant avec fermeté la pratique. ‘’Il est pourtant admis que le changement de pigmentation ou de tout autre attribut corporel n’est toléré par aucune des religions révélées’’, souligne pourtant la présidente de l’Aiida. Qui déclare avoir pu constater, grâce à autre une autre enquête qualitative menée à Dakar, que certaines femmes qui refusaient la dépigmentation cosmétique volontaire et considéraient la peau noire comme marqueur identitaire, appréciaient parfois une Dcv réussi.

Docteur Ly de faire remarquer que la dimension narcissique est largement observée dans le groupe des dépigmentées. Le changement de teint leur confère un regain de confiance en elles-mêmes et une augmentation de l’estime de soi. La plupart des femmes reconnaissent le caractère avantageux d’une peau claire. Elles avancent : ‘’Si tu te mets devant le miroir ou bien si tu es bien vue dans le quartier… Vous savez, nous les femmes, nous aimons être belles. Si on est dans un tel état, nous nous sentons très fortes, croyant qu’on peut supporter le ciel sur nos deux mains. Le ‘xeesal’ nous flatte.’’

Les témoignages de femmes dépigmentées mettent en lumière leur désir constant d’aller toujours plus loin dans le processus d’éclaircissement : ‘’Et aussi même étant claire, si tu vois quelqu’une qui a le visage clair, cela te pousse à devenir plus claire encore pour être au-dessus d’elle. Il y a des femmes qui veulent vraiment être remarquées.’’

‘’Si tu es habituée à faire du ‘xeesal’, tu deviens esclave...’’

Par la répétition de la gestuelle quotidienne qui consiste à s’enduire le corps de produits dépigmentants, la femme retrouve confiance en elle. A la longue, s’installe une addiction rapportée par de nombreuses pratiquantes. Beaucoup déclarent : ‘’C’est un feeling de femme, c’est le sel dans la vie. Une femme, il faut qu’elle fasse quelque chose pour charmer son homme. Moi, si j’arrête, j’ai peur de fréquenter les gens… C’est comme s’il me manquait quelque chose, comme si tu avais porté des habits sales ou déchirés, tu le sens, tu deviens faible. Maintenant, si tu es bien habillée, bien présentable, tu deviens courageuse, tu peux affronter n’importe qui.’’

Le témoignage d’une femme adepte de la Dcv, recueilli lors d’une enquête qualitative menée à Dakar, conforte son analyse : ‘’Si tu es habituée à faire du ‘xeesal’, tu deviens esclave. Si tu restes deux jours sans enduit, tu es en manque, et aussi si tu disposes d’un peu d’argent, au lieu d’aller chercher de quoi manger, tu vas t’offrir des produits au marché. C’est comme un fumeur qui a envie et qui n’as pas de cigarettes.’’

Ces différentes caractéristiques, souligne-t-elle, sont également retrouvées chez les adeptes du bronzage. Ce qui laisse présumer que cette pratique du brunissement de la peau blanche serait le pendant de la Dcv.

La finalité du bronzage est, en effet, la quête d’une peau brune, très proche du teint idéal (teint marron) recherché par la plupart des femmes interviewées à Dakar.

A la suite de cette recherche et des témoignages, une ébauche de solutions a été faite. La prévention de la Dcv, selon Dr Ly, s’articule autour de trois axes : la prévention primaire, la prévention secondaire et la prévention tertiaire. Les méthodes utilisées sont variables : il s’agit d’organiser des séances d’Iec (information, éducation, communication), de 3C (communication pour le changement de comportement) et d’Icc (information pour le changement de comportement).

CHEIKH THIAM

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