Publié le 8 Jul 2018 - 12:09
FILIERE AVICOLE SENEGALAISE

La guerre des poulets

 

Dans l’aviculture comme dans la jungle, les plus forts écrasent les faibles. Avec l’arrivée des étrangers, certains craignent la mort de toute une filière porteuse d’espoir pour des milliers de familles sénégalaises. ‘’EnQuête’’ s’intéresse à cette guerre imminente entre différents acteurs du secteur, dont Gmd qui s’est liguée aux Marocains de Zalar. Cette alliance, décriée par des nationaux, a reçu hier la bénédiction du ministre de l’Industrie Moustapha Diop.

 

Aviculteurs du Sénégal, tenez-vous prêts ! Sur le marché de la volaille, arrive le géant Grands Moulins de Dakar. Et la société française vendue aux Américains du groupe Seaboard ne sera pas seule sur ce marché très porteur au Sénégal. Pour s’imposer dans ce domaine qui n’est pas sa zone de prédilection, Gmd s’est liguée à encore plus forte qu’elle, du moins dans ce secteur. C’est Zalar, le numéro 2 au Maroc. Toutes deux entreprennent d’aller à l’assaut du marché national jusque-là contrôlé par Sedima. Et c’est Babacar Ngom, le chantre de ‘’l’équipe nationale’’ de la volaille, qui a du souci à se faire.

A en croire Franck Bavard, directeur général de Grands Moulins, tout le monde est sénégalais. ‘’Il n’y a pas d’étranger qui tienne. Ce qui compte, c’est le savoir-faire. Nous aurons un personnel sénégalais. Nous allons ravitailler le marché sénégalais pour apporter notre contribution à la sécurité alimentaire. Avec 60 ans d’âge au Sénégal, Grands Moulins, qui vient prendre participation dans Zalar Sénégal, est sénégalaise. Tout comme Zalar qui vient investir des milliards dans le pays’’, rétorque M. Bavard aux détracteurs de la Marocaine à qui il a été octroyé des dizaines d’hectares à Sandiara.

Face à un ministre de l’Industrie visiblement séduit par les installations et l’importance de Grands Moulins dans le tissu industriel sénégalais, la Française devenue américaine suite à son rachat en 2018 par Seaboard, s’est présentée sous ses plus beaux atours. Et elle ne compte pas ménager ses moyens pour dominer le marché national de la volaille. N’en déplaise aux acteurs du secteur avicole et à Sedima. ‘’Nous allons investir plus de 10 milliards de francs Cfa. Ce que nous faisons, c’est de l’agro-industrie qui va permettre de recruter plusieurs pères de famille. C’est comme ça qu’on peut développer un pays et nous comptons continuer dans cette dynamique’’.

Il n’empêche, le patron de Grands Moulins s’est voulu on ne peut plus rassurant pour les petits producteurs. ‘’Notre objectif, dit-il, est de renforcer les capacités de production du pays en la matière, en vue de pouvoir faire face, dans le futur, à l’ouverture du marché. Nous n’avons pas pour vocation d’écraser les petits producteurs. Bien au contraire, c’est ensemble que nous allons y arriver’’.

En tout cas, du côté des accouveurs sénégalais, l’on ne parle pas le même langage. Récemment, en conférence de presse, ils ruaient dans les brancards, condamnant fermement l’octroi de ‘’180 hectares’’ aux Marocains. ‘’On a du mal à accepter que l’Etat puisse autoriser à un groupe qui a fait beaucoup de dégâts en Mauritanie (il parle de Solar) de s’installer au Sénégal. Nous demandons que le gouvernement soutienne les 50 000 Sénégalais qui évoluent dans le secteur et non les livrer aux multinationales’’, disait Papis Bakary Coly, président de la Fédération des aviculteurs du Sénégal Faas Jom.

Dans ce combat, qu’ils ne comptent surtout pas sur Moustapha Diop. Le ministre de l’Industrie a, en effet, béni, hier, l’union Gmd-Zalar dans l’aviculture. Dans l’enceinte de l’entreprise, il affirme : ‘’Les Grands Moulins de Dakar constituent un fleuron de l’industrie sénégalaise, voire de la sous-région, avec 300 emplois directs, 200 indirects… Nous vous félicitons non seulement pour l’investissement que vous faites au niveau des Grands Moulins, mais aussi pour avoir pris la décision de diversifier votre investissement dans la filière avicole. Nous vous remercions au nom du chef de l’Etat. Le Sénégal a besoin d’entreprises comme vous, qui investissent et qui font travailler des milliers de Sénégalais.’’

Front contre l’ouverture du marché

Son homologue du Commerce, Aliou Sarr, était quelques jours plus tôt chez l’autre grand accouveur, Sedima de Babacar Ngom. C’était alors pour parler, du moins en public, de la rumeur persistante et têtue de l’ouverture imminente du marché aux poulets et cuisses étrangers. Ce combat, au moins, pourrait servir de trait d’union entre la fédération qui regroupe les petits producteurs, Sedima et Zalar qui prend ses marques. Tous ont intérêt à ce que le marché ne soit pas ouvert de sitôt. Les autorités étatiques, jusque-là, ont fait dans le clair-obscur. Un jour c’est oui, un autre c’est non. La voix du ministre du Commerce étant prépondérante, l’on retient que, pour le moment, le marché ne s’ouvrira pas. Pour certains acteurs, c’est juste pour ne pas mécontenter de potentiels électeurs qui vivent de cette filière. Que l’ouverture serait inéluctable après la présidentielle de 2019.

En attendant cette date, le secteur attire jusqu’en Europe. En effet, selon certaines sources, il n’y a pas que les Marocains qui s’y intéressent. ‘’Des Français seraient également attributaires de plusieurs hectares à Diamniadio’’. Un acteur, très connu dans le milieu, estime d’ailleurs que c’est à cause de cette ruée que Babacar Ngom multiplie les sorties médiatiques et mobilise les industriels de nationalité sénégalaise, prétextant défendre les couleurs sénégalaises dans l’environnement très concurrentiel des affaires. La guerre est ainsi lancée. Et seuls les plus tenaces pourraient survivre. Les plus faibles risquent d’y laisser leurs plumes. Comme des poulets !

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EL HADJ MALICK, CHEF D’UNE PME EN DIFFICULTE

‘’C’est toute la filière qui risque de disparaitre’’

La guerre des poulets n’a pas débuté aujourd’hui. Depuis les années 2000, elle est intense. Et les plus forts ont toujours été sans pitié pour les faibles. El Hadj Malick l’a appris à ses dépens. Il prévient ses ‘’amis’’, les petites et moyennes entreprises : ‘’Avec cette arrivée en masse des entreprises étrangères, c’est toute la filière qui va disparaitre, contrôlée par de grandes industries qui vont s’accaparer toute la chaine, de la production à la distribution.’’

L’homme sait bien de quoi il parle. Au début du millénaire, il était l’un des plus puissants de la filière, le premier importateur de poussins au Sénégal. Jeune, très ambitieux, il avait la tête farcie de projets. Les partenaires accouraient de toutes parts. Son business marchait à merveille. El Malick avait fini de mettre en place une Pme avec un accouveur de dernière génération importé des Pays-Bas. Le corps frêle, le regard dans le vide, il confie avec amertume : ‘’Je faisais un chiffre d’affaires de plusieurs millions de francs Cfa. Je sortais environ 16 000 poussins/jour.’’ En tant que ‘’leader’’, l’enfant de Tivaouane était courtisé. Avec nostalgie, il déroule des photos où on le voit au Brésil à côté de grands hommes d’affaires et de l’actuel ministre de l’Hydraulique Mansour Faye, à l’époque un de ses partenaires privilégiés.

Puis, un beau jour, tout est parti en fumée, à cause de la rude concurrence marquée la présence de Sedima. Ses économies, comme un château de cartes, se sont écroulées. Et les grands noms du secteur, comme des vautours, se sont rués sur le self made man, pour donner le coup de grâce à son business déjà fortement ébranlé par des décisions malheureuses des autorités étatiques d’alors. Notamment, celui de le mettre aux grands comptes, avec une facture d’électricité mensuelle qui est passée du simple au octuple. Avec le temps, ils y sont parvenus en l’asphyxiant sur le plan économique.

Aujourd’hui, le grand aviculteur prend son mal en patience, dans son petit coin, dans le département de Pikine, où il vit seul, contemplant à longueur de journée ses moutons, seuls biens qui lui restent et ses installations hi-tech qui attirent encore les vautours. Comment en est-il arrivé là ? Il explique : ‘’Je travaillais et je gagnais bien ma vie. Mais en face, il y a des gens qui étaient haut placés et qui voulaient s’imposer sur le marché. Ils n’avaient pas intérêt à ce que je survive. Dans ce contexte concurrentiel, sans soutien d’une banque, sans soutien d’un gouvernement et avec les nombreuses charges, j’ai mis la clé sous le paillasson. Je ne pouvais plus tenir’’, dit-il en tirant sans cesse sur le mégot de sa cigarette qu’il écrase par la suite dans le petit verre qui lui sert de cendrier.

Refus des banques

Aujourd’hui encore, il peine à se relever. Convaincu que derrière le refus des banques et des services de l’Etat, il y a la main de certains de ses concurrents, il reconnait : ‘’J’avais tellement d’ennemis, parce que moi je ne suis pas du genre à me laisser marcher sur les pieds. Je ne l’ai jamais accepté, je ne l’accepterai jamais, malgré les difficultés.’’

Ainsi donc, ses amis d’hier sont devenus ses pires ennemis. Et pourtant, au summum de son activité, tous lui proposaient des services. La filière avicole, il la maitrise comme il maitrise les coins et recoins de son immense demeure. Dans cette maison où il a implanté son usine, il employait jusqu’à 50 pères de famille, il n’y a pas longtemps. Toujours déterminé à reprendre ses activités, il ne baisse pas les bras et continue à se battre pour trouver les moyens de poursuivre ses activités.

Aujourd’hui objet de toutes les convoitises de la part des dinosaures qui l’ont asphyxié et précipité à l’arrêt, autrefois riche et sollicité, El Hadj Malick croit plus que jamais en sa bonne étoile et à son savoir-faire.

MARCHE DE LA VOLAILLE

Une poule aux œufs d’or

Au Sénégal, le marché de la volaille a généré, en 2016, plus de 160 milliards de francs Cfa. Le ministre de l’Elevage en avait fait l’annonce en mars dernier au cours d’un atelier sur l’amélioration des performances dans l’aviculture. La production de viande de volaille, qui représente 36 % de la production totale de viande au Sénégal, a une croissance de 15 % par an. Dans la même veine, le ministre renseignait que le Sénégal, dont le secteur de l’aviculture se porte à merveille, a produit, toujours en 2016, 615 millions d’unités’’. Aminata Mbengue Ndiaye dénonçait, en même temps, la faible professionnalisation des acteurs, leur ‘’informalisme’’.

Elle annonçait ainsi une enveloppe de plus de 12 milliards dégagée par l’Union économique et monétaire ouest-africaine pour accompagner le secteur porteur de l’aviculture sénégalaise, dans l’optique de faire face à une éventuelle ouverture des marchés. Si le secteur en est arrivé à ce stade de performance, c’est que, selon les acteurs, le marché a été fermé, depuis plusieurs années. Ils estiment, par conséquent, que l’Etat ne devrait pas fléchir et continuer ses mesures de restriction. En 2016, la production locale était évaluée à 50 millions de poulets, selon l’Interprofession avicole du Sénégal (Ipas), soit 45 millions de plus qu’en 2005, au moment de la fermeture du marché.

Mais malgré les performances salvatrices pour les amoureux de viande blanche, des efforts restent à accomplir, d’autant plus que la quantité consommée par personne et par an est très en dessous de la moyenne normale. Selon l’Ipas, elle était de 5 kg en 2016. En d’autres termes, caricaturent certains, un Sénégalais mange 1,5 poulet chaque année. Pour eux, c’est parce que le prix est cher et qu’une plus grande libéralisation pourrait rendre le produit plus accessible. Mais l’intérêt généré avec la libéralisation vaudrait-il les gains sacrifiés en termes de création d’emplois ? A chacun sa conviction.

Mor Amar

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