Publié le 9 Sep 2015 - 23:41
FRANCE MEDIAS

A Canal +, des évictions à la chaîne 

 

Vincent Bolloré provoque la stupeur en plaçant ses hommes aux postes clés du groupe audiovisuel.

 

Le temps des purges n’en finit pas à Canal +. Après Bertrand Meheut (président du directoire), Rodolphe Belmer (directeur général), Thierry Langlois (directeur des antennes), Alice Holzman (patronne de CanalSat), Ara Aprikian (patron de D8, D17 et i-Télé), Cécilia Ragueneau (directrice d’i-Télé), Céline Pigalle (directrice de la rédaction du groupe Canal +), après les auteurs des Guignols et Renaud Le Van Kim, producteur du Grand Journal, c’est au tour de Thierry Thuillier (directeur des sports de Canal +) et de Nathalie Coste-Cerdan (directrice du cinéma) d’être virée de la chaîne. Signe de ce management autoritaire, cette dernière l’a appris au cours d’un rendez-vous avec Vincent Bolloré vendredi, et elle est tombée de sa chaise : il lui avait en effet donné des garanties quelques jours auparavant sur son maintien en poste.

Il est vrai que la veille était annoncée l’arrivée du producteur Didier Lupfer, chargé de «couvrir le cinéma».Il devient de fait le nouvel homme fort de la chaîne pour ce département. Lupfer a son nom au générique de Gainsbourg, vie héroïque, de Joann Sfar, ainsi que de la Guerre des boutons de Yann Samuell. Il travaillait jusqu’ici pour Ubisoft dans la branche cinéma du studio français de jeux vidéo, chargé avec d’autres d’initier des adaptations cinéma et télé des grandes licences du groupe telles qu’Assassin’s Creed ou les Lapins crétins. Ce Lorrain d’origine est passé par RTL TV Luxembourg, M6, TPS et aurait été un des premiers à parler d’«éditorialisation des chaînes cinéma».

Rôle cardinal

Des observateurs considèrent que les têtes de Belmer et Coste-Cerdan sont tombées parce qu’ils ont été trop généreux à l’égard de la profession cinéma en mai, maintenant une sorte de statu quo pour cinq ans avec une enveloppe de financement conséquente (225 millions d’euros par an), la chaîne s’engageant ainsi à consacrer 12,5 % de son chiffre d’affaires à l’achat de films européens et français, et à maintenir une ligne éditoriale ne délaissant pas les auteurs les plus difficiles et les films à petit budget. Sans doute aussi n’ont-ils pas été suffisamment à la manœuvre sur le grand dossier de la chronologie des médias, d’autant moins que le modèle actuel profitait jusqu’ici à Canal + qui jouissait d’une fenêtre de diffusion prioritaire, chronologie qui va désormais être le grand chantier conflictuel entre producteurs, distributeurs, exploitants et diffuseurs.

Nathalie Coste-Cerdan avait rejoint le département cinéma en janvier 2014, au moment où on apprenait que Manuel Alduy, directeur du cinéma de la chaîne depuis 2005, prenait la tête d’une nouvelle division, baptisée du mystérieux nom de code OTT (pour «over the top») chargée de réfléchir aux stratégies de diffusions internet (ordinateurs et mobiles) aussi bien en France qu’à l’étranger. Une décision notamment justifiée pour contrer l’offensive Netflix, le géant américain entrant sur le marché français et se positionnant massivement en offre concurrente de Canal +. Nathalie Coste-Cerdan aura donc à peine eu le temps de s’installer dans son fauteuil. Tous les regards se tournent désormais vers son bras droit, Nicolas Dumont, chargé des acquisitions de films français, qui pourrait à son tour faire les frais de ce grand ménage. La profession cinéma reste tétanisée par la reprise en main radicale par Bolloré d’une maison qui joue un rôle cardinal pour les montages financiers des films. On y parle même de «tremblement de terre», d’«avenir flou», d’«annonces intempestives et glaçantes».

Idem côté info. Le débarquement brutal de Cécilia Ragueneau et de Céline Pigalle, en fin de semaine dernière, a refroidi toute la maison. Même si i-Télé n’est pas parvenue à rattraper BFMTV, les résultats de la chaîne d’info en continu sont en progression. Et les deux femmes se montraient sourcilleuses d’une certaine éthique. «Cela faisait une dizaine de jours que l’on se doutait qu’il y avait de l’eau dans le gaz et plusieurs mois qu’on sentait que cela allait être compliqué», raconte une source interne. C’est au comité de management de jeudi, qui réunissait les cent cadres dirigeants du groupe, que beaucoup ont compris que leurs jours étaient comptés. Vincent Bolloré a laissé Bertrand Meheut ouvrir la réunion, l’écoutant dire sans broncher qu’il avait un bon bilan, avant de le corriger quelques instants plus tard : «C’est un bon bilan, mais…»

Enchaînant avec cette phrase qui reste gravée dans les esprits de chacun : «Avant l’été, je vous avais dit que nous allions revoir la structure et l’organisation dès le retour de l’été, j’espère que vous avez quand même pu passer un bon été, que vous n’avez pas eu trop peur des purges… possibles.» Et de citer les noms de certains nouveaux directeurs alors que les titulaires étaient dans la salle et n’avaient pas été informés qu’ils étaient remplacés.

Pour piloter la rédaction d’i-Télé, le choix de Guillaume Zeller en laisse sceptiques beaucoup. Ce n’est pas tant sa proximité avec les milieux cathos et la droite pure et dure qui choque (encore que…). C’est surtout que cet ancien de Direct 8 et de DirectMatin.fr n’a jamais vraiment piloté une grande chaîne d’info. «Je vais commencer mon stage dès demain», a-t-il d’ailleurs lancé en préambule à l’équipe consternée.

Que cherche donc Bolloré ? «Il veut essentiellement de la loyauté, des fidèles qui vont faire ce qu’il va leur demander de faire, raconte une source interne. Du coup, ces gens-là sont incapables de dire quel est le projet exactement car lui-même ne l’a sans doute pas encore défini.» Une chaîne d’info en continu très marquée à droite, à l’image de l’américaine Fox News ? En cette période de précampagne présidentielle, cela y ressemble fort. Ce qui est sûr, c’est que c’est lui qui décide. A l’image de Maïtena Biraben, que lui seul a choisie. Un sacré cadeau empoisonné pour la nouvelle animatrice du Grand Journal.

Orchestrée en plusieurs temps, la reprise en main de la chaîne cryptée par Vincent Bolloré avait commencé dès début juillet. Premier signe annonciateur de la tempête à venir, une rumeur tenace évoquait alors la disparition des Guignols de l’antenne pour la rentrée ou, à défaut, une sévère refonte en version hebdomadaire de cette émission identitaire de Canal +.Il n’en fallait pas plus pour que le PAF s’enflamme, l’ancien PDG historique de la chaîne, Pierre Lescure, allant même jusqu’à claquer la porte du conseil d’administration d’Havas (qui appartient à Bolloré) en signe de protestation.

«Loyauté»

Pas vraiment du genre à se cacher derrière son petit doigt, Bolloré débarquait dans la foulée et pour la première fois au siège de Boulogne pour siffler la fin de la récré et mettre les «points sur les i» aux barons de Canal +. Si les Guignols sauvaient leurs têtes - mais pas leurs auteurs historiques -, c’en était bien fini de l’autonomie de la province Canal + au sein de l’empire Vivendi. Tous ceux qui, à l’instar de Belmer, avaient pu manquer de «loyauté» et de «transparence à l’égard de leur actionnaire en feraient les frais. Une prise de pouvoir on ne peut plus claire», a dit un participant à la réunion. En attendant le nouvel organigramme à la rentrée, Bolloré envoyait deux messages : priorité aux abonnés et au premium notamment alimenté, synergies obligent, par les «talents» de la galaxie Vivendi, et à la rentabilité.

Toilettage

Lancé dans l’urgence, le premier chantier de l’été serait celui de la refonte de la grille en clair avec l’éviction du duo Antoine de Caunes et du producteur Renaud Le Van Kim du Grand Journal, remerciés pour cause d’usure de la formule et d’un rapport coût-audience (130 000 euros l’émission) exorbitant aux yeux du nouvel homme fort. Au programme, économies sur l’offre en clair, réinternalisation de la production de plusieurs émissions et un jeu de chaises musicales dont Maïtena Biraben était la grande gagnante en prenant la tête de l’access prime time. Un toilettage bien plus qu’une rupture en réalité, avec la volonté d’ajouter rapidement un nouveau «pilier» divertissement au triptyque cinéma-sport-créations originales.

En s’installant à la tête du conseil de surveillance du groupe audiovisuel début septembre et en évoquant une intégration «totale» de la chaîne cryptée au sein de sa maison mère, Vivendi, Bolloré parachevait sur le papier la valse débutée avec l’été. Sur le fond, il a également détaillé sa stratégie pour Canal +.

Reste que l’homme d’affaires breton a placé ses fidèles aux postes-clés et dispose d’un bureau au siège de la chaîne cryptée. On n’a encore rien vu ou presque du nouveau Canal + qu’il souhaite voir à l’antenne. Il a simplement promis du «temps» à ceux qui le mettront en place, affirmant ne pas «être dans une logique de court terme».

(liberation.fr)

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