Publié le 20 Feb 2024 - 15:30

L’université de Dakar sacrifiée sur l’autel de l’agenda politique

 

Fermée depuis juin 2023, l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar est devenue le symbole de l’effondrement de la démocratie sénégalaise. Étudiants abandonnés, campus déserté, années inachevées... Cette décision, motivée par l’approche de l’élection présidentielle, porte les germes d’une bombe sociale à retardement.

À chacune des entrées de la Cité des enseignants du supérieur à Dakar, ce 11 février 2024 en fin de soirée, des hommes en uniforme, certains casqués et munis de boucliers, veillent au grain. Tout autour de l’enceinte, leurs fourgonnettes tiennent la garde. Comme pour rappeler l’ère nouvelle dans laquelle est entrée le Sénégal depuis le coup d’État institutionnel orchestré par le président Macky Sall, qui a annoncé, le 3 février, l’annulation du scrutin présidentiel prévu le 25 du mois.

Les manifestations contestant cette décision anticonstitutionnelle — ainsi qu’en a décidé le Conseil constitutionnel le 15 février — ont toutes été, depuis, systématiquement réprimées à coup de grenades lacrymogènes, d’arrestations arbitraires et, dans certains cas, de tirs à balles réelles ; comme en a payé de sa vie Alpha Yoro Tounkara, étudiant à l’Université Gaston-Berger de Saint-Louis, tué par un gendarme sur le campus lors d’une mobilisation le 9 février (1). Une mort violente qui a provoqué une vive émotion dans les universités du pays, toutes les amicales étudiantes annonçant dans la foulée une suspension des activités pédagogiques pour plusieurs jours. Toutes, sauf celles de l’Université Cheikh-Anta-Diop de Dakar (UCAD). Pour cause : l’université francophone la plus réputée d’Afrique de l’Ouest est fermée depuis près de neuf mois.

Pour leur veillée citoyenne à la mémoire d’Alpha Yoro Tounkara (2), les enseignants de Dakar ont donc dû se résoudre à la tenir dans leur cité, située dans le quartier de Mermoz. Retardée par une incursion de deux gendarmes venus intimider les organisateurs, la minute de silence a été suivie de prises de parole d’universitaires sur la crise politique en cours, parmi lesquels l’historien Mamadou Diouf : « N’a-t-on pas acheté, au Sénégal, plus d’armes à feu que de livres ? N’a-t-on pas ouvert plus de casernes que d’écoles et recruté plus de policiers que d’enseignants ? Pendant ce temps, l’université de Dakar est hermétiquement fermée ; l’une des preuves les plus importantes de l’effondrement de la démocratie sénégalaise ».

Un blocus inédit

L’université de Dakar n’en est pas à sa première fermeture : on se rappelle celles de 1968 ou encore de 1988 (3). Mais le blocus actuel – le plus long de l’histoire du pays – est à bien des égards inédit. En effet, il n’est pas le fait de contestations étudiantes localisées dans le temps, allant de revendications matérielles à des aspirations de transformations socio-politiques, dans le cadre d’un rapport de force avec le pouvoir. Il est plutôt l’expression d’une volonté de la part du régime actuel de déconstruire le corps étudiant politisé, jusqu’à sa décomposition. Quitte à laisser l’institution universitaire tout entière se décomposer avec.

Avant sa fermeture, l’UCAD se remettait déjà péniblement de plusieurs années académiques débordant sur la suivante, de la suspension des enseignements pendant plus de six mois en raison de la pandémie de Covid-19, et d’une fermeture préalable aux élections législatives de 2022. Ainsi, l’année universitaire 2022-2023 n’a réellement débuté qu’en mai 2023 dans certains départements (et pas du tout dans d’autres), et en régime partiel par manque de salles de classe disponibles.

En plus du lourd retard accumulé, l’arsenal sécuritaire sur le campus s’est considérablement renforcé depuis les manifestations de mars 2021 réprimées dans le sang par les autorités, dont l’université a été l’un des théâtres. De nombreux étudiants attestent en effet de la démultiplication, lors d’affrontements, de « nervis » se présentant comme membres de la sécurité et opérant sans être inquiétés par les services du Centre des œuvres universitaires de Dakar (COUD). Sur le campus social, espace accueillant les résidences estudiantines administré par le COUD, logeraient au moins 40 000 des 90 000 étudiants inscrits à l’UCAD (4). 

Plusieurs vidéos diffusées sur les réseaux sociaux montrent ces « nervis » en train d’intimider et de violenter des étudiants identifiés pour leur engagement dans l’opposition. D’autres témoignages font état d’attaques fréquentes menées par des membres du Mouvement des élèves et étudiants républicains (Meer), l’organe étudiant officiel du parti gouvernemental, l’Alliance pour la République (APR), également couverts par le service de sécurité.

Un « champ de guerre » entre étudiants et policiers

« En juin 2022, lors des concerts de casseroles que nous menions à l’appel d’Ousmane Sonkoplusieurs anciens étudiants (des « cartouchards » comme on les appelle), membres du Meer, sont venus à notre chambre sur les coups de 6 heures du matin. Ils ont défoncé la porte et ont poignardé deux de nos camarades, dont une a reçu huit coups de couteau, raconte Khadija Badiane, alors étudiante en licence de droit et membre du mouvement Front pour une révolution anti-impérialiste, populaire et panafricaine (Frapp). J’ai vu leurs visages et les ai reconnus : on a porté plainte, mais rien n’a été fait ».

Khadija Badiane logeait alors sur le campus social, mais plus en tant qu’étudiante de l’UCAD : un an plus tôt, avec d’autres étudiants opposants, elle s’était vue interdite de tous les établissements publics du pays pendant deux ans, au motif qu’elle aurait proféré des « messages insultants » et qu’elle aurait harcelé le doyen, après avoir contesté l’annulation – jugée arbitraire – des résultats de l’élection des délégués de sa faculté. Repérée comme étant une proche de Guy Marius Sagna, le secrétaire administratif du Frapp, Khadija Badiane n’a pas de doute : « Ils voulaient se débarrasser de nous, quel que soit le motif ».

Puis vint le 1er juin 2023. Avec la condamnation d’Ousmane Sonko à deux ans de prison ferme pour « corruption de la jeunesse », la rue dakaroise explose ; et l’université est en première ligne. Mouhamed Sylla, alors étudiant en maîtrise d’histoire, réorienté à l’université Paris-Nanterre depuis, se souvient : « Lorsque les étudiants, révoltés, ont voulu sortir de leur pavillon pour manifester leur désaccord, il y avait déjà dans l’enceinte du campus social des hommes, armés de machettes, qui les attendaient en bas pour les empêcher de manifester devant le portail du COUD. Les premiers étudiants qui sont descendus du pavillon ont tout de suite été réprimés et forcés par ces nervis à rejoindre leur chambre ».

Repoussés vers l’intérieur de l’enceinte universitaire, certains des insurgés expriment alors leur colère en son sein. « À un moment, poursuit Mouhamed Sylla, un étudiant a pris la parole devant la foule : “Maintenant, puisque les autorités ont employé des gens pour nous empêcher de sortir manifester, on va prendre de l’essence et mettre le feu aux bus !” Le groupe s’est dispersé et s’est exécuté aussitôt. Quant au chapiteau de la faculté de droit, on n’était pas tous d’accord pour sa mise en feu. Les dégâts se sont multipliés, l’université est devenue un champ de guerre entre étudiants et policiers ».

Une fermeture sine die

École de journalisme caillassée, voitures incendiées, archives administratives endommagées : tandis que commencent à circuler les impressionnantes images des dommages matériels, les forces de l’ordre encerclent le campus, procèdent à de nombreuses arrestations et tirent des grenades lacrymogènes jusque dans les chambres. Dans le vacarme et le brouhaha, Rassoul (5), étudiant en maîtrise de sciences de la vie et de la terre, se précipite pour venir en aide à ses camarades désemparées : « Beaucoup d’étudiantes sont tombées et n’arrivaient plus à respirer. On a dû rentrer dans leurs chambres pour les évacuer vers le service sanitaire »« Tu sentais les grenades à des centaines de mètres, les asthmatiques s’évanouissaient, l’hôpital était plein à craquer, témoigne à son tour Khadija Badiane, qui, en rejouant les images, s’arrête pour reprendre son souffle. Les cris que j’ai entendus m’ont traumatisée pendant des jours. C’était le chaos ».

Dans la soirée, l’administration décide de couper l’électricité et l’eau dans les résidences et procède à la fermeture des restaurants et des boutiques opérant sur le campus. Sans tarder, après une première annonce de la suspension sine die des enseignements, le rectorat publie un nouveau communiqué : le campus social devra être évacué dès le lendemain matin, faute de quoi, dès lors considérés personæ non gratæ, il sera impossible pour les étudiants de récupérer leurs affaires. Pris de panique, des dizaines de milliers d’entre eux, encore étouffés par les nuages toxiques de gaz lacrymogènes et entassés dans leurs chambres dépassant de loin l’effectif prévu, s’efforcent à plier bagage. Certains, dont les familles habitent dans la région de Dakar, décident d’évacuer en pleine nuit. Les autres attendront l’aube. Ainsi l’avenue Cheikh Anta Diop devient-elle, l’espace de quelques heures, un carrefour de cars destinés aux quatre coins du pays.

Dix jours après la « journée de feu », le conseil académique de l’UCAD communique enfin : « Après examen et analyse de la situation résultant du saccage et de la destruction d’infrastructures pédagogiques et du parc automobile de toute l’université, le jeudi 1 juin 2023, et soucieux de sauvegarder les acquis du processus de régularisation du calendrier universitaire, le Conseil a [décidé de] la reprise des activités pédagogiques (cours, TP, TD) sous format d’enseignement à distance ». Selon le calendrier décliné, le premier semestre s’étendrait ainsi de la mi-juin à la mi-juillet 2023. Puis, le second se déploierait de la fin-juillet à la fin-octobre. Le tout permettant à l’année académique 2023-2024 de débuter dès novembre.

Sauf que, en pratique, les cours à distance ne fonctionnent pas. Le format avait déjà été expérimenté pendant la fermeture due à la pandémie de Covid-19, sans succès ni renforcement technique majeur depuis. Courant juin et juillet, beaucoup d’enseignements ne bénéficient pas de lien attitré renvoyant à une plateforme d’appel en visioconférence. Ceux pour qui c’est le cas sont généralement suivis par moins de la moitié des effectifs habituels - du fait de la cherté de la connexion internet (6), de l’instabilité ou de l’absence du réseau en dehors des grandes villes (où sont retournés, auprès de leurs familles, de nombreux étudiants), ou encore du boycott d’un certain nombre d’étudiants pour qui la tenue de ces séances virtuelles sans l’écosystème technologique adéquat « attaque l’égalité des chances ». À cela s’ajoutent des enseignements – les travaux dirigés scientifiques notamment – qui ne peuvent se tenir correctement en ligne.

Un immense chantier

La coutume veut que l’université soit en congé lors de la saison des pluies, en août et septembre : aucun cours ne peut être dispensé à cette période. La reprise, désormais prévue en présentiel, est donc finalement annoncée pour octobre 2023, puis repoussée à novembre, puis promise pour janvier 2024. En octobre, le Syndicat autonome de l’enseignement supérieur (Saes) rejetait « le fallacieux alibi de la rénovation des infrastructures sociales » et appelait au « retour à une année académique normale fragilisée par les fermetures quasi spontanées au gré du [contexte] social tant évoqué et du calendrier électoral ». À la même période, quelques instants avant une conférence de presse d’amicales étudiantes tenue sur le campus, aussitôt dispersée par la police, l’un de ses responsables fustigeait : « L’étudiant sénégalais n’a plus d’espoir de rester dans un pays où les universités sont fermées. En Ukraine, où il y a la guerre, l’université de Kiev n’a pas été fermée. Mais au Sénégal, pour une situation politique, on veut fermer les universités ».

Dans le contexte actuel, où l’opposant Ousmane Sonko – empêché de se présenter à la présidentielle, mais suppléé par le numéro 2 de son parti, Bassirou Diomaye Faye, pressenti comme l’un des favoris du scrutin – jouit d’une grande cote de popularité auprès de la jeunesse urbaine, contrairement au candidat désigné par Macky Sall, Amadou Ba, les risques politiques d’une réouverture de l’UCAD s’avèrent trop importants pour le régime. « Si les étudiants avaient été sur le campus, le combat serait terminé depuis hier », soufflait une étudiante au lendemain de l’annonce de l’annulation de l’élection.

Si, début janvier 2024, au micro de Radio Futurs Médias (RFM), le recteur de l’UCAD, Ahmadou Aly Mbaye, maintenait la position selon laquelle, sept mois après la fermeture, « nous prenons des décisions en toute responsabilité [sans chercher à] être populaire, mais [pour] la sécurité de notre communauté », la réalité quotidienne se révèle être bien différente. Alors que les travaux de réfection n’ont débuté qu’en fin 2023, les artères principales de l’université se sont transformées en chantier permanent. De l’avenue Cheikh Anta Diop, dépassant le trottoir menant au « Couloir de la mort » (7), l’on tombe sur un immense trou donnant sur l’eau stagnante d’un réseau de canalisation ouvert depuis des mois, que l’on croirait à l’abandon. Plus loin, les panneaux de signalisation encore troués et les vitres éclatées ne semblent pas avoir été intégrés dans le plan de réhabilitation.

La majorité des espaces d’enseignement du campus pédagogique demeurent cependant praticables, et sont investis – mais pour des activités sans les étudiants. L’UCAD continue à accueillir divers séminaires et colloques internationaux, dont certains suscitent des réactions ironiques, comme cet échange sur les « Transformations et résistances en Afrique » tenu au mois de décembre. Aux chercheurs étrangers surpris par des couloirs de facultés inhabituellement vides, l’on assure, quelque peu embarrassé, que les étudiants sont… en vacances.

Vivre « à la triste étoile »

La nouvelle formule trouvée en janvier a été la tenue de « séances de remédiation » du second semestre (malgré un premier semestre à peine entamé) dans des sites externes. Quelques modules ont pu s’y tenir, dans un surnombre qui dépasse parfois le triple voire le quadruple de la capacité des espaces retenus, pour les étudiants qui ont un pied à terre à Dakar ou dans sa banlieue. Les autres, dont certains ont décidé de revenir dans la capitale même s’ils ne peuvent ni se loger ni se nourrir au campus social qui est toujours fermé, survivent plus qu’autre chose.

Des conditions insoutenables que décrit le professeur d’histoire Daha Chérif Ba, vice-coordinateur du Réseau des universitaires républicains (RUR), dans une lettre du 8 février adressée au ministre de l’Enseignement supérieur, Moussa Baldé, par ailleurs coordinateur du RUR : « Certains étudiants se cotisent pour mieux s’alimenter. D’autres ont fait le deuil des deux repas de la journée. Certains ne daignent prendre le petit-déjeuner qu’en milieu de journée pour jeûner la nuit. C’est dire qu’ils sont très mal alimentés et marchent, aux pas de charge, pour rallier les sites excentrés. La nuit, comme des ombres fantomatiques, nombreux sont parmi les étudiants qui se faufilent dans les meubles en bois exposés le long du canal [situé à quelques centaines de mètres du campus, NDLR] pour s’aménager un espace pour dormir quelques moments : ils ne vivent pas à la belle étoile, mais à la triste étoile ».

La fermeture de l’UCAD peut certainement se lire, au même titre que le blocus imposé à la Casamance (région au sud du pays d’où est originaire Ousmane Sonko) après la suspension de la liaison maritime avec Dakar depuis juin 2023, comme le reflet d’une guerre de classe que mène le régime actuel vis-à-vis des segments les plus défavorisés de la société. Ont en effet été ciblées les facultés contenant les principaux effectifs (lettres et sciences humaines, droit, médecine, etc.) et réunissant les étudiants – pour beaucoup boursiers – les plus précaires. Quid, en outre, du destin des près de 20 000 élèves bacheliers orientés vers l’UCAD chaque année ?

Des rêves d’ailleurs

Pendant ce temps, ceux qui sont mieux nantis ont le choix de se rabattre vers des instituts privés payants, dont certains opèrent au sein même du campus de Dakar, et qui, par leur filtrage social, offrent une garantie de stabilité de calendrier et de diplôme. D’autres tentent leur chance pour décrocher des bourses d’études à l’étranger, comme en France, où le nombre d’étudiants sénégalais a augmenté de plus de 60 % depuis 2016 selon Campus France. Le Canada, autre destination prisée, connaît aussi ces dernières années une hausse de demandes d’admission depuis le Sénégal. Le 3 février, tandis que l’annonce de l’annulation du scrutin présidentiel s’ébruitait dans la capitale, se tenait à Dakar un salon de l’enseignement supérieur canadien, où les représentants de ses universités réputées chantaient les louanges du « rêve canadien » auprès de centaines de jeunes désireux d’un ailleurs.

Mais les étudiants qui parviennent à s’expatrier demeurent une minorité, au sein de laquelle figurent de nombreux enfants de personnalités du régime. En 2019, les réactions outrées n’ont pas tardé après la publication par Aïssata Tall Sall, alors nouvelle alliée du président Macky Sall, de photos d’elle aux États-Unis pour la remise de diplômes de ses fils à l’université de Caroline du Nord. Les frais de scolarité y dépassent le million de FCFA par mois, soit trente fois la bourse mensuelle moyenne perçue par les étudiants à l’UCAD. Amadou Ba, cadre des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité́ (Pastef), le parti d’Ousmane Sonko, a ainsi commenté : « Au moment où les étudiants sénégalais peuvent mourir juste pour réclamer leur bourse, étaler ce spectacle est un tantinet inopportun. […] Après le fils de Aly Ngouille Ndiaye [alors ministre de l’Intérieur, NDLR] plastronnant devant son Institut de Pétrole de Londres, celui de Macky [Sall] qui a eu droit à un vol spécial du pater pour assister à sa remise de diplôme aux États-Unis, nos hommes politiques donnent l’impression d’avoir fomenté une machinerie de reproduction des Élites en cooptant leur progéniture pour les postes les plus prestigieux ».

Les dirigeants sénégalais délaissent-ils l’université publique – qui les a pourtant, pour grande partie, formée – aussi parce que leurs enfants, majoritairement scolarisés dans le privé ou à l’étranger, n’en subiront pas les conséquences ? Toujours est-il que la politique menée ces dernières années a profondément accentué la fracture sociale dans le pays. Beaucoup, depuis juin 2023, se sont résignés à abandonner leurs études, et à se mettre en quête d’une activité salariée pour rester à flot. « Le secteur qui emploie le plus les étudiants est la manœuvre, pour des journées à 3 000 ou 3 500 FCFA, confie Rassoul. Mais très peu recrutent si tu ne connais pas quelqu’un qui connaît quelqu’un ». D’autres, au péril de leur vie, ont déjà rallié les dangereuses routes de l’exil vers l’Europe par l’océan Atlantique, et l’Amérique du Nord depuis le Nicaragua. Certains parmi eux ont disparu en cours de trajet.

Génération sacrifiée

À la veillée du 11 février tenue à la Cité des enseignants du supérieur à Dakar après la mort d’Alpha Yoro Tounkara, chacun avait son idée sur l’état de l’UCAD. Parmi eux, un doctorant en philosophie a pointé du doigt la responsabilité des enseignants : « Nous sommes effectivement sacrifiés et en même temps vous nous sacrifiez. Vous savez bien que les cours n’ont même pas eu lieu. Vous voulez précipiter deux semaines de cours pour organiser des examens et en même temps vous voulez que les étudiants réussissent ? » Applaudissements et cris d’approbation dans l’auditoire, avant cette réponse d’un professeur : « On peut vous faire le même reproche : pourquoi n’êtes-vous pas organisé pour vous révolter ? Vous attendez que les profs vous disent d’aller vous révolter ? Vous-mêmes ne devez pas accepter d’être évalués sur quelque chose que vous n’avez pas appris ». Une exigence fait toutefois l’unanimité : la réouverture immédiate du campus - cheval de bataille du nouveau Collectif des universitaires pour la démocratie (CUD) mis sur pied le 12 février par plusieurs centaines d’universitaires en réponse au coup d’État institutionnel.

Parmi les étudiants, beaucoup se sont néanmoins résignés à l’idée que, arrimée au calendrier électoral, l’université ne rouvrirait pas ses portes avant le scrutin. Khadija Badiane en est convaincue : « En réalité, avance-t-elle, c’est une punition collective pour les étudiants qui se sont levés contre les politiques injustes du régime. L’État a désacralisé notre temple du savoir »« Ce système nous condamne à l’échec et à une perte de temps, lâche un étudiant en maîtrise d’histoire dans un groupe de discussion sur WhatsApp. C’est mieux de nous lancer dans un business ou d’essayer la pré-inscription en France ou au Canada. Nos autorités ne se soucient pas de notre avenir ».

Lassitude, découragement, dépit, désespoir, dépression... Rassoul ne cache pas, lui non plus, son désarroi : « J’ai de la peine, j’ai de la haine. Tu as fait ton premier cycle, il te reste quelques mois pour finir ton deuxième cycle et avec la fermeture tu auras perdu un ou deux ans. Tout est incertain. C’est très dur à vivre ». Et de conclure : « Je ne peux plus me permettre de continuer à étudier au Sénégal. Si je reprends les études, ce sera à l’étranger ».

Florian Bobin est étudiant-chercheur en histoire à l’Université Cheikh-Anta-Diop de Dakar. Ses recherches portent sur les luttes de libération et la violence d’État au Sénégal.

Notes

(1) Deux autres morts par balle ont été recensés entre les 9 et 10 février : Modou Gueye (marchand ambulant à Dakar) et Landing Camara dit Diedhiou (lycéen à Ziguinchor).

(2) Le jour même de l’assassinat d’Alpha Yoro Tounkara, le président Macky Sall recevait des mains du secrétaire général du Conseil africain et malgache pour l’enseignement supérieur (CAMES) au Palais présidentiel un certificat de reconnaissance « pour son engagement exceptionnel pour la promotion de l’enseignement supérieur et la recherche ».

(3) Les fermetures ont duré près de quatre mois en 1968 (en réaction à la contestation étudiante, partie du fractionnement des bourses pour déboucher à des revendications d’ « africanisation » de l’université, encore sous tutelle française) et de huit mois en 1988 (suite aux grèves post-électorales portant sur les conditions d’apprentissage, qui aboutiront au décret d’une « année blanche », impliquant la reprise totale des enseignements de l’année précédente).

(4) Parmi lesquels 5% seraient étrangers, selon la Direction de l’informatique et des systèmes d’information de l’UCAD.

(5) Rassoul* a souhaité ne pas communiquer son nom de famille.

(6) Les données mobiles, fournisseur majoritaire d’Internet dans le pays, revenant à 1 000 Francs CFA pour deux heures de cours, là où le montant moyen d’une bourse étudiante mensuelle tourne autour de 40 000 Francs CFA.

(7) Appellation donnée à la longue voie menant de l’avenue Cheikh Anta Diop à la faculté des lettres des sciences humaines de l’UCAD, théâtre historique d’affrontements – parfois sanglants – entre étudiants et forces de l’ordre.

 

Cet article est initialement paru dans Afrique XXI

Par Florian Bobin

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