Publié le 24 Mar 2014 - 13:25
EXPLOSION D’AMMONIAC A LA SONACOS

Le film d’horreur déroulé par les miraculés 

 

L’accident du 24 mars 1992 restera à jamais gravé dans les mémoires de ceux qui l’ont vécu. Les victimes du nuage toxique se chiffrent par centaines (129 morts), les rescapés vivant avec un handicap respiratoire dépassent le millier (1150 blessés). Les miraculés racontent le film d’horreur dont ils étaient les spectateurs malgré eux. 

 

C’est à 13h 30 mn ! Non, à 13h juste. C’est plutôt un peu avant 13h. Qu’importe ! L’heure exacte n’a rien changé sur la dure réalité. Sur la route du môle 8, à quelques pas du service des douanes, une ruelle qui mène vers le port autonome de Dakar. Juste avant d’emprunter cette ruelle bitumée, une stèle, un mètre de long environ, couverte de carreaux blancs au pied du mur d’une grande usine en ruine de la Société nationale de commercialisation des oléagineux du Sénégal (SONACOS).

C’est là qu’a eu lieu l’explosion de la citerne d’ammoniac il y a 22 ans. C’était le 24 mars 1992. Et la stèle en question est le monument érigé au nom des victimes de cet accident. «Le bilan de cet accident après un mois est de 116 morts et de 1 150 blessés ; 129 morts seront finalement à déplorer», lit-on dans un rapport du ministère chargé de l’Environnement.

Ce jour-là, Dakar a vécu l’horreur. Le rêve de centaines de travailleurs s’est transformé en un cauchemar en un laps de temps.  Des différents témoignages recueillis, on comprend que c’était un véritable remue-ménage, cet après-midi là. «Les gens couraient dans tous les sens. C’était une panique générale. Chacun était occupé à sauver sa peau», se rappelle le vieux Moussa Diop qui, entre deux phrases, ne cesse de prier pour que pareille catastrophe ne se reproduise plus.

Aujourd’hui encore, les limites de la porte par laquelle était entrée cette fameuse citerne sont toujours visibles, mais la brèche est devenue maintenant un pan du mur d’une longueur d’environ trois mètres. D’ailleurs, c’est ce mur-là qui donne une idée de la force de la pression.

«Quand la citerne a lâché, le souffle a fait sauter un train de roulement arrière qui s’est retrouvé de l’autre côté du mur. Il a carrément volé», se remémore un employé de la Sonacos (devenue la SUNEOR en janvier 2007) toujours en poste. Le rapport en question est plus précis. «Sous l'effet du premier choc, le train roulant se désolidarise du châssis  de  la  citerne.  Un  essieu  est  retrouvé  dans la  rue voisine  à  une  quinzaine  de  mètres  et  le  second  essieu  est projeté à deux cents mètres dans un établissement voisin».

«La citerne avait connu une fissure soudée»

Sur les causes de cette explosion, notre interlocuteur est on ne peut plus clair. D’abord la citerne a une capacité de 17 tonnes, on y a mis 22 tonnes. Une faute qu’il impute à la Société africaine de raffinage (SAR), puisque c’est là qu’elle a été chargée.

Ensuite, des témoignages d’un autre employé toujours en poste lui aussi, on apprend que le contenu devait être vidé un samedi. Ce monsieur qui déclare être lui-même de ceux qui devaient décharger le contenu affirme que l’heure de la sortie avait sonné avant que cela ne soit fait. «Nous avons dit que nous allons arrêter et qu’on allait continuer le lundi. Quand nous sommes venus le lundi, il y a eu tellement de travail qu’on n’a pas eu de temps pour nous en occuper. Il fallait attendre le lendemain». Ce fut l’attente de trop.

Un détail important à ce niveau. Notre interlocuteur révèle que la citerne a connu une fissure qui a été soudée. Pourtant, d’après lui, une citerne fissurée ne se répare pas. Lui qui a des notions en chimie déclare avoir lui-même senti l’odeur de l’ammoniac le lundi. «Dès que j’ai senti l’odeur, mes narines ont coulé», raconte-t-il. Cependant, il n’a pas jugé nécessaire d’alerter car, croyant que c’était une fuite qui allait être réglée par le vidage du récipient le lendemain.

«J’ai envie de respirer»

Or, Avec ces 22 tonnes à la place des 17 réglementaires, il n’existait plus de P-vide, cette marge de pression qui permet au liquide de respirer. N’ayant pas une soupape de décharge pour amortir la dilatation, le contenant n’a pas résisté à l’assaut  du contenu. «À un moment donné, le liquide a dit : ‘’j’ai envie de respirer’’. Et puisqu’il y avait une fissure qui existait déjà, il l’a exploitée».

Quand cet air nocif s’est répandu dans l’espace, les gens venus prendre leur repas au restaurant presque contigu à l’usine ont été les premières victimes. «Le restaurant était tout prêt. Et s’il n’y a pas eu plus de victimes, c’est que ce n’était pas encore l’heure de la grande affluence, mais surtout parce que nous étions au mois de ramadan. Sinon, trop de personnes allaient mourir», souligne Dame Diagne, un docker.

N’empêche, beaucoup y sont restés car, à l’entendement de l’explosion, «beaucoup sont allés se réfugier dans les toilettes. On les a retrouvés morts sur place». Miraculeusement, celui devant qui l’explosion a eu lieu a survécu. «Il a pris la direction du vent et il s’est mis à courir. Ce qui fait que l’ammoniac était derrière lui. Il ne l’a pas respiré».

Une fois que le produit toxique s’est libéré, il a formé un épais nuage blanc sur le ciel.  Avec l’effet du vent, ce nuage s’est déplacé vers le port. «Il y a eu beaucoup de décès parmi ceux qui travaillaient au port». Dans cet espace stratégique pour l’économie sénégalaise, les 22 ans passés n’ont pas réussi à délier les langues.

Assis sur des chaises mille fois bricolées, des moreaux de pierres ou à même le sol, les travailleurs, certains parmi eux enturbannés, refusent de s’exprimer sur la question. Formant de petit groupes de discussion, les plus jeunes n’hésitent pas à désigner les vieux qu’ils savent être les témoins. Ceux-ci se rétractent immédiatement. La réponse reste toujours la même : «je ne me rappelle rien». «Je n’ai rien à raconter». «Je ne peux rien vous dire».

Colonel Pathé Seck, urgentiste : «c’était très traumatisant»

Même les interventions de leurs camarades pour expliquer l’importance de témoigner «pour l’histoire» n’y fait presque rien. Et quand ils acceptent un tant soit peu d’en parler, c’est pour lancer quelques bribes, informatives tout de même. «On en voyait des gens qui tombaient comme de mouches. Certains vomissaient, d’autres crachaient du sang. Il y avait même certains qui avaient la langue pendue», lâchent certains après d’âpres négociations.

Le colonel Pathé Seck qui a reçu des malades à l’hôpital Principal confirme cette affirmation. Son témoignage est encore plus pathétique. «C’est un produit qui est caustique, qui détruit, qui brûle, qui crée des lésions. Il avait détruit une bonne partie de l’arbre respiratoire. La partie touchée était gonflée, ‘’œdémaciée’’. Ça faisait que les gens étaient bouffis. C’est pourquoi on n’a l’impression que la langue est pendue.

Ça nous a causé beaucoup de problèmes, parce que pour passer cet œdème, trouver les voies respiratoires pour mettre la sonde, c’était très difficile. Ensuite, on crache du sang. On sort de la mousse. C’était spectaculaire. Il faut avoir vu ça une fois dans sa vie pour savoir. On prie pour que cela n’arrive plus jamais. On voit ça une fois dans sa vie, on est marqué au fer rouge. C‘était très traumatisant».

Par la suite, nous avons compris que si les rescapés acceptent difficilement d’en parler, c’est que beaucoup parmi eux ont vidé les lieux ce jour-là sur la pointe des pieds. «Il fallait rester pour pourvoir témoigner. La priorité était de se sauver. J’avais fui, je ne me rappelle même plus comment».

En fait, quand les premiers à avoir compris le danger se sont mis à courir, toute la zone s’était transformée en une vaste piste de course de fond sans règle. «On courait et on montait au premier véhicule à notre portée. On s’accrochait n’importe où sur les cars rapides. On ne payait rien. L’essentiel était d’être loin d’ici»

 En outre, les morts ne se comptent pas uniquement parmi les travailleurs de la Sonacos et du port, mais aussi et surtout parmi les «badauds», et même les secouristes. En effet, quand l’explosion a eu lieu, «le Sénégalais étant curieux par nature», les gens se sont rués vers les lieux du drame.

Les témoignages sont quasi unanimes pour dire que le nombre de victimes est plus élevé chez ceux-là. «Les gens pensaient que c’était un incendie, ils ont accouru. Ça était dramatique». De même que les badauds, les sapeurs-pompiers ont payé un lourd tribut, selon les témoignages. «Les éléments de la première légion venue secourir sont tous morts. Ils étaient venus plutôt pour éteindre du feu. Il n’avait pas donc la protection adéquate».

Et maintenant ?

Immédiatement après les premiers effets, les ambulances et véhicules ordinaires (surtout les taxis volontaires) commencent à acheminer les blessés dans les hôpitaux. Beaucoup sont morts, sur place, d’autres à l’hôpital et une autre vague bien plus tard. «Les décès ont été échelonnés sur des mois, voire des années après», soutient le colonel Seck.

22 ans après le drame, la question se pose de savoir si la leçon a été bien tirée pour éviter que pareil accident ne se reproduise. Difficile de croire que la Suneor  (ex-Sonacos) a pris les mesures idoines. Six déplacements entre le siège de la boîte situé au centre ville et la direction à côté de l’usine installée à la zone industrielle ainsi que plus d’une dizaine d’appels au standard et à des numéros personnels n’ont pas suffit pour faire réagir les responsables (voir ailleurs). Ils ont préféré ériger un mur de prétextes pour ne pas parler.

Colonel Pathé Seck, chef du service des urgences à l’hôpital principal

«La moitié des victimes est décédée dans les 24 à 48 heures»

Dans quel état sont arrivées les victimes de l’accident ?

Nous avons reçu à peu près 200 personnes victimes de l’accident avec différentes légions en fonction de la proximité avec le camion. Ceux qui étaient plus proches du camion avaient des brûlures cutanées, des légions respiratoires. Ils avaient du mal à respirer.  Ils avaient également des légions qu’on appelle le blasme, liées à l’explosion. Ceux qui étaient plus loin du camion avaient deux types de lésions : des brûlures cutanées moins importantes et des légions respiratoires. La troisième catégorie, c’est les passants qui étaient loin de l’explosion, mais qui, avec le vent ont respiré le nuage toxique.

L’ammoniac est un produit toxique qui pénètre dans les tissus et qui crée des légions. Ce qui installe la détresse respiratoire. Ce sont surtout ces derniers patients qui ont compliqué le travail ce jour-là. C’étaient des malades en réanimation en grand nombre.

Comment vous vous êtes organisés face à cet afflux massif ?

Dès que les malades sont arrivés, nous avons pu les regrouper en un endroit. On a réquisitionné  les blocs opératoires pour y recevoir tous les blessés. Nous avons fait le tri, du plus grave au moins grave. Nous n’avions pas assez d’appareils, mais nous leur avons mis des sondes d’intubation pour qu’ils puissent respirer.

Et secondairement, nous avons pu obtenir, quelques heures après, des respirateurs avec la coopération française. Nous étions une dizaine de personnes médecins-anesthésistes, infirmiers-anesthésistes. C’était une charge de travail énorme. C’était la première grande catastrophe à laquelle faisait face le système de santé. Je pense que ça nous a servi de leçon.

Y a-t-il eu beaucoup de survivants ?

Certains qui sont arrivés en vie à l’hôpital sont décédés assez tôt, parce que les lésions étaient assez graves. On a tout fait pour les sauver, mais en vain. La moitié des victimes est décédée dans les 24 à 48h. Les décès ont été échelonnés par la suite sur des mois. Il y a eu des handicapés respiratoires. Ceux qui n’ont pas été gravement atteints ont trainé des séquelles respiratoires pendant des années. Ils sont décédés bien plus tard après, parce que les séquelles étaient irréversibles.

Il y a eu des survivants, mais avec le recul, je ne peux pas vous dire s’ils sont nombreux ou pas. Il y en a qui ont pu sortir de l’hôpital avec un état stable. Certains sont revenus plusieurs fois, parce que leur état respiratoire s’aggravait. Et d’autres ont dû sans doute survivre avec des lésions moins importantes. Il y a des gens qui sont guéris mais avec un handicap respiratoire. En fait, les lésions sont restrictives, c'est-à-dire qu’une partie du poumon détruite ne régénère plus.

Qu’avez-vous tiré comme leçon de cette mauvaise expérience ?

Nous n’étions pas préparés. Il y avait une impréparation manifeste aussi bien au niveau des autorités que du système médical et des populations. Ce n’est pas spécifique au Sénégal. Rares sont les pays qui peuvent faire face à des catastrophes de cette nature. Maintenant, il faut que tout soit bien prêt pour faire face en cas de catastrophe. Que ça soit en extrahospitalier avec la sécurité civile, l’armée, les différentes structures, les services de santé et tout. Et dans les hôpitaux aussi, que les plans hospitaliers pour gérer les afflux massifs de blessés soient disponibles. C’est ce qu’on appelle les plans blancs. Principal en a. Je ne sais pas pour les autres hôpitaux, mais il faut un plan.

 

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