Publié le 15 Jul 2020 - 02:09
PR. ABDOUL KANE, CARDIOLOGUE

‘’La politique a pollué certaines décisions’’

 

Gestion du coronavirus, mercantilisme de certains professionnels de la santé, souffrance des malades du cœur… Le professeur Abdoul Kane, invité samedi dernier des débats de la Convention des jeunes reporters du Sénégal, livre ses vérités sur la gestion du système sanitaire. Chef du Service de la cardiologie à l’hôpital Dalal Jamm, responsable des enseignements de cardiologie au Sénégal, auteur de plusieurs ouvrages, le chantre de l’éthique dans l’exercice de la profession de médecin décline son rêve pour un système de santé tiré du coma dans lequel il est plongé depuis belle lurette.

 

La pandémie de Covid-19 n’a-t-elle pas mis à nu les multiples maux dont souffre l’hôpital public sénégalais ?

Comme je l’ai écrit dans mes précédents ouvrages, notre système de santé a toujours souffert de plusieurs maux qui peuvent être structurels. Cela concerne, d’abord, le système de nos urgences. Nous souffrons également de beaucoup d’inégalités au niveau territorial. S’y ajoutent un plateau technique faible et un manque de coordination entre les différentes structures de la pyramide sanitaire, surtout entre l’hôpital et les autres niveaux.

Tous ces éléments ont fait que, dans la vie quotidienne, il a été difficile de prendre en charge, de façon optimale, plusieurs pathologies. Aujourd’hui, lorsque nous sommes confrontés à une situation d’urgence sanitaire, évidemment, ces insuffisances structurelles deviennent plus criardes. Je pense qu’au sortir de cette crise, il va falloir s’atteler à bâtir réellement un système de santé plus résilient, diversifier les ressources humaines, renforcer les infrastructures. Il faudrait également corriger les inégalités territoriales. Enfin, il va falloir que la prise en charge des urgences soit plus optimale et qu’il y ait plus de coordination entre le niveau hospitalier et les autres.

Quelle appréciation faites-vous de la gestion actuelle de la crise ?

D’abord, il faut être humble, parce que la gestion d’une pandémie, surtout ce type de pandémie qui a évolué de façon rapide et foudroyante, est difficile à appréhender. Tous les pays du monde ou presque en ont souffert. Mais je pense que l’Afrique n’a pas eu ce profil épidémique aussi catastrophique connu notamment en Europe, en Asie et en Amérique. En tout cas, ce n’est jusque-là pas le cas et on croise les doigts pour que ça continue.

Mais je pense qu’on aurait quand même pu mieux faire. Pour ce qui est du Sénégal, par exemple, je pense que des efforts ont été consentis, mais il y a beaucoup d’insuffisances…

Lesquelles ?

C’est d’abord la question de la gouvernance. Clairement, je pense que l’approche aurait pu être plus inclusive et moins verticale, en impliquant davantage les différentes ressources que nous avons : organisations de la société civile, sociétés savantes, travailleurs sociaux, socio-anthropologues… Tout le monde avait son rôle à jouer dans cette crise qui est multisectorielle. On aurait pu avoir des cadres de réflexion et d’action plus fonctionnels. Cela aurait permis d’éviter certaines difficultés, comme celles constatées dans la mise en place des comités de suivi épidémiologique, le programme de résilience avec l’achat d’équipements ou de consommables médicaux... Cela a posé fondamentalement un problème de transparence. Il y a aussi une absence de planification avec l’ouverture des écoles, un problème de communication avec des populations qui adhèrent de moins en moins aux mesures édictées par le gouvernement…

Si la communication avait pour objectif, notamment au niveau communautaire, d’informer, d’impliquer les communautés, afin qu’ils soient des acteurs de la riposte, je crains qu’on puisse parler d’échec. Aujourd’hui, on est plus dans le déni, dans le rejet, la stigmatisation que dans la prise de conscience réelle. Pire, on a l’impression qu’il n’y a plus d’autorité et que les choses sont laissées à elles-mêmes. Et le manque de cohérence dans le déroulement des politiques peut bien l’expliquer. Beaucoup de limites ont également été notées, en ce qui concerne nos capacités de prise en charge des patients, particulièrement des patients graves. Je pense que tout cela montre une absence de suivi évaluation pour rectifier au fur et à mesure. Il est important et urgent de rectifier le tir, notamment d’être plus inclusif, de faire participer au mieux les différentes potentialités qui existent dans ce pays, mais aussi de mieux responsabiliser la communauté.

Est-ce là une justification de la pétition d’universitaires pour demander une meilleure implication des praticiens dans la gestion de la pandémie et des programmes phares de la santé ?

Je ne suis pas au courant d’une pétition, au vrai sens du terme, d’universitaires qui souhaiteraient une meilleure implication des praticiens. Mais je dois vous parler d’une initiative dans laquelle je suis impliqué, et nous sommes très nombreux à y être impliqués, d’ailleurs pas seulement en tant qu’universitaires. La logique qui a présidé à la formation de ce groupe dans lequel je m’investis, en tout cas avec des dizaines d’autres personnes, publics comme privés de différents secteurs des professions de santé, mais aussi des non-professionnels, est que nous pensons que la gestion d’une pandémie doit être multisectorielle, inclusive et interdisciplinaire. L’idée est simplement de travailler sur la base des données scientifiques et factuelles, d’élaborer des documents qui partent de notre connaissance du terrain et de connaissances scientifiques éprouvées. Nous avons autant à partager des visions sur la stratégie mise en œuvre, qui peut être une analyse critique, un renforcement de ce qui est fait… Et nous proposons des outils d’aide à la décision. D’ailleurs, beaucoup de nos documents sont partagés dans les CTE (centres de traitement épidémiologique) et aident les médecins qui prennent en charge les patients. Il faut comprendre qu’une épidémie, ce n’est pas que du biomédical, ce n’est pas qu’une histoire d’universitaires, c’est une approche holistique à la fois biomédicale, sociétale, économique... Voilà le sens de l’initiative que nous avons mise en place et qui se veut totalement indépendante.

Certains ont estimé qu’il y a eu un clivage entre les professionnels universitaires et les praticiens. Qu’en est-il réellement ?

Je verrai plus le clivage entre le niveau central et la communauté scientifique de façon générale. Personnellement, je ne peux pas endosser tout ce qui a été fait, parce que je ne vois pas toujours le rationnel scientifique de ce qui a été fait. Je vous ai parlé de l’initiative que nous avons, qui implique quasiment toutes les sociétés savantes. Nous ne comprenons pas très bien le rationnel scientifique qui guide certaines décisions. Quand nous avons l’impression que c’est des décisions simplement politiques, pour ne pas dire politiciennes, pour nous, ce n’est pas acceptable. Certes, il peut y avoir des acteurs qui accepteraient de suivre le politique dans ce qu’il fait, mais cela ne parait pas être une bonne décision. Le médecin, le scientifique doit quand même continuer à exercer son approche scientifique et sa responsabilité pour continuer à éclairer les décisions, y compris les décisions politiques. Et je pense que c’est ça le problème. 

A un moment, la politique a un peu pollué les prises de décision et je pense que c’est ce qui a fait qu’on s’est retrouvé avec ces formes de clivage. Après, certains ont préféré rester dans ces approches politiciennes, d’autres ont voulu prendre leur distance. Or, si on met une approche inclusive en avant, il n’y a pas de raison à être dans le clivage.  

La question des dépistages a aussi soulevé des controverses. Comment voyez-vous la politique de l’Etat en la matière ?

Notre conviction est que les entités qui existent peuvent continuer à faire leur travail, mais il nous faut impliquer toutes les expertises nationales. J’en suis d’autant plus sûr que je discute beaucoup avec des spécialistes de la virologie qui, de façon surprenante d’ailleurs, ne participent pas du tout à la prise en charge et notamment au dépistage. Nous pensons que c’est une anomalie. J’ai appris, par une haute autorité qui connait très bien la politique nationale de laboratoire qu’aujourd’hui, nous aurions pu, en achetant des réactifs, en faisant des renforcements de capacités, en moins d’une semaine, pouvoir faire des tests dans toutes les régions du Sénégal. Pour moi, s’il y a un problème, que je trouve quasi inadmissible, c’est que cette expertise nationale ne puisse pas être mise à contribution. Ceci expliquant cela, on est aujourd’hui incapable de faire suffisamment de tests. Et je rappelle que le Plan de résilience du MSAS (ministère de la Santé et de l’Action sociale) annonçait 4 000 tests à cette période. Et nous ne sommes toujours pas capables de dépasser les 2 000 tests par jour.

A un moment, les cas graves ont frôlé la barre des 50 patients. Leur augmentation ne vous inquiète-elle pas ?

La vérité est que nous avons plus de cas graves et de cas sévères que nous ne le pensons. Il y a des patients qui ne sont peut-être pas répertoriés dans les CTE, parce qu’ils sont vus ailleurs : dans les centres de santé, dans les structures privées ; ils sont vus dans nos consultations à nous qui ne sommes pas dans les CTE. Par exemple, lorsque quelqu’un a des difficultés à respirer, il peut aller voir un cardio ou un pneumologue ou son médecin qui est dans une structure privée. Aujourd’hui, les radiologues, les pneumologues, nous les cardiologues, nous gérons beaucoup de situations qui constituent très certainement des patients atteints de Covid. Je crois que nous n’avons pas su prendre la mesure des choses et gagner la bataille communautaire. Malheureusement, nous allons peut-être continuer à assister à une augmentation des cas communautaires ; donc beaucoup de sujets vulnérables atteints. Hélas !  Beaucoup de personnes qui vont avoir besoin de soins intensifs ou de réanimation. A ce jour, les choses ne se passent certes pas si mal. Mais le jour où nous aurons besoin de mettre 100 patients sous respirateurs, on ne pourra pas, parce qu’on ne s’y est pas préparé. Alors qu’on aurait pu le faire.

Que faudrait-il faire maintenant pour parer au pire ?

Il faut déjà rectifier le tir, revoir s’il ne faut pas revenir sur certaines mesures d’assouplissement… Ensuite, il faut continuer à être présent sur le terrain. Il faut vraiment des initiatives au niveau communautaire pour des solutions locales, en vue de limiter la chaine de transmission par l’implication des travailleurs sociaux, des relais communautaires, diplômés en santé communautaire, des guides religieux… Bref, tous doivent s’investir et comprendre que c’est une bataille collective. Pour ce qui est de la situation spécifique des cas graves, il faut renforcer les capacités des structures de santé et de façon pyramidale. Il faut que les postes de santé, les centres de santé puissent être mieux équipés. Avec 2 ou 3 sites, c’est mission impossible, lorsque nous aurons 100 cas graves. Il faut y travailler vite ; il faut délocaliser la prise en charge des formes sévères, démultiplier, autant que faire se peut, les services de réanimation. Mais, en amont, il faut couper la chaine de transmission.

Médicalement, sur quoi on peut se baser pour dire que tel patient, qui avait par exemple le diabète ou l’hypertension, est décédé de la Covid et non de sa comorbidité ?

Une des erreurs que nous commettons tous, c’est d’oublier que la Covid est certes une infection virale, mais qui devient une maladie systémique. Autrement dit, qu’elle peut atteindre les différents organes, mais elle peut aussi s’exprimer tout à fait différemment. Vous avez raison, un diabétique peut déséquilibrer son diabète du simple fait qu’il a une infection quelle qu’elle soit ou d’une agression extérieure quelle qu’elle soit. Finalement, cela montre simplement que ce n’est pas une fatalité que de dire que les hypertendus ou les diabétiques vont décéder de la Covid. Nous devons revenir à la médecine dans ses principes de base. Malheureusement, nous avons beaucoup de diabétiques, beaucoup d’hypertendus qui ne sont pas stabilisés, qui ne sont pas pris en charge correctement… Et la pandémie aggrave cette situation, puisque les patients ont de plus en plus peur d’aller se faire suivre comme il se doit. Et dans ces conditions, ils peuvent effectivement déséquilibrer leur comorbidité et aggraver une atteinte d’un organe cible comme le cœur et le rein, et en décéder. La présence de la Covid serait tout au plus un facteur aggravant.

En revanche, un diabétique, un hypertendu qui est pris en charge correctement, peut avoir un risque tout à fait similaire à celui d’un patient atteint de Covid et qui n’a pas de comorbidité. La comorbidité n’est pas une fatalité. C’est vrai que, parfois, on accuse la Covid, alors que ça peut être des situations simplement liées à une mauvaise prise en charge de la comorbidité.

Quel est l’impact de cette pandémie de Covid-19 sur la prise en charge des malades du cœur ?

Pour ce qui est des maladies du cœur, malheureusement, nous avons de plus en plus des difficultés à les prendre en charge de façon optimale. Je rappelle que le centre Cuemo, par exemple, qui prend en charge les malades du cœur, qui est le service de réanimation dédié à la chirurgie cardiaque, est essentiellement occupé par les malades atteints de Covid. Ce qui veut dire que nous avons beaucoup de malades en attente de chirurgie cardiaque qui vont devoir patienter. Et beaucoup de ces patients sont malheureusement menacés.

On sait que la liste d’attente pour une opération cardiaque est très longue. Beaucoup meurent en attendant d’être opérés. Quelles solutions proposeriez-vous ?

Il est urgent, effectivement, de capaciter, voire d’ouvrir d’autres services de réanimation dans d’autres structures de soins, pour que ces services puissent s’occuper des urgences de façon générale, et en particulier des cas sévères et graves des patients atteints de Covid. Il faut aujourd’hui délocaliser et diversifier les sites de prise en charge des malades urgents et graves, afin de libérer complètement ou en grande partie les services de réanimation dédiés aux malades du cœur.

Mais cela ne suffit pas, il faut aussi renforcer les capacités en termes d’intrants et de dispositifs médicaux, pour que les chirurgiens puissent opérer et de façon soutenue. Parce qu’effectivement, la liste d’attente est longue. Si on n’arrive pas à combler ne serait-ce que partiellement le gap, on pourrait craindre que les malades du cœur puissent y perdre leur vie.

Ils sont nombreux, vos collègues, à opter pour une carrière internationale. Est-ce à cause de la politisation ou du manque de moyens ?

Il est vrai que nous avons de plus en plus d’universitaires et même de médecins qui préfèrent ôter la blouse pour aller soit dans les ONG, soit dans les institutions internationales. Parfois, cela peut se comprendre quand la personne a un certain vécu.  Parmi les raisons, il peut y avoir la démotivation. Lorsque vous êtes un spécialiste dans certains domaines, parfois vous souffrez de ne pouvoir prendre en charge de façon optimale vos malades.

Parce qu’il vous manque telle ou telle autre chose. Alors que vous savez que vous pouvez apporter beaucoup plus. Aussi, on a tous ce sentiment de ne pouvoir être réellement dans le processus de prise de décisions. Je ne parle pas d’être conseiller ici ou là ; je parle de ne pouvoir influencer, dans le bon sens, les stratégies mises en place. Nous ne cherchons pas à être à des postes particuliers. Nous pensons juste qu’étant des hommes de terrain, ayant travaillé dans le système depuis de nombreuses années, étant dans les fora internationaux, nous pensons que nous avons des idées qui pourraient aider à améliorer le système.

Mais nous avons l’impression de ne pas être écoutés et ça finit par frustrer certains. J’ai beau être chef de service, responsable d’une chaire de cardiologie, j’ai la pleine conscience que j’ai des limites pour faire évoluer la cardiologie sénégalaise ou même faire évoluer la cardio dans mon hôpital ou dans d’autres structures de soins. Je comprends que ça puisse décourager certains, au point de vouloir se rendre ailleurs pour s’épanouir. Mais j’ose espérer qu’il y aura toujours maximum de praticiens qui resteront pour s’épanouir dans notre pays, qui continueront à se battre et à faire le plaidoyer pour que la gouvernance change et que le potentiel extraordinaire dont nous disposons puisse être mis au bénéfice de nos populations.

Comment appréciez-vous l’attitude de certains de vos collègues du public qui réfèrent des malades dans leurs cabinets privés ?

Il est vrai et j’en ai parlé dans mon recueil ‘’La vie sur un fil’’. J’en ai aussi parlé dans ‘’L’éthique, le soignant et la société’’. Parfois, on a malheureusement des rabatteurs qui détournent les patients des structures publiques vers les structures privées. Si c’est fait de façon intentionnelle pour booster sa clientèle privée, c’est tout simplement inadmissible. C’est une entrave au Code de déontologie et d’éthique. Mais il ne faut pas non plus perdre de vue que, parfois, c’est la qualité même de nos structures publiques qui fait que certains patients préfèrent aller dans le privé. Certains vous demandent systématiquement : Docteur, faites-vous des consultations dans le privé ? Parce qu’ils ne veulent pas venir dans cet hôpital qui n’est pas suffisamment organisé où les règles d’hygiène ne sont pas toujours respectées où les machines tombent souvent en panne. Si nous renforçons nos structures publiques, nos populations, même les plus riches, pourraient y rester.

Quel regard jetez-vous sur la privatisation de plus en plus accrue du système de santé ?

Malheureusement, c’est aussi une dérive mercantile. Je pense que le système public doit continuer à assurer sa mission de service public. Les Sénégalais de toutes les conditions sociales doivent avoir accès à nos structures de soins et bénéficier de notre système de prise en charge. C’est une grave erreur de penser qu’une privatisation à tout va du système de santé va régler les choses. Une population qui n’est pas saine, des structures de santé qui ne sont pas bien équipées ne pourront pas prendre en charge correctement les populations. Et ce que nous perdrons dans ce domaine va dépasser largement ces investissements que nous n’avons pas voulu faire. C’est une grossière erreur qui nous poursuit depuis les politiques d’ajustement structurel. J’espère qu’on va corriger et rectifier le tir.

Que pensez-vous du point du jour ? N’y a-t-il pas des choses à améliorer pour une bonne lisibilité de l’information ?

Au niveau de notre groupe de travail, c’est ce que nous avons compris. En vérité, le nombre de cas décomptés ne donne absolument pas la vraie dimension de la pandémie, puisqu’on ne fait qu’un suivi simple des sujets contacts et des gens ayant des symptômes. En vérité, pour avoir une prévalence réelle, on aurait dû prendre, au hasard, un échantillonnage pour effectuer des tests. Ce qui permettrait de dire voilà la prévalence. Ainsi, on aurait une idée des formes asymptomatiques, des formes peu symptomatiques, des formes sévères ou graves et cela pourrait constituer un outil de décision. Sans cela, ça vaut ce que ça vaut. On a besoin d’une amélioration de l’information, écouter les populations pour voir les choses à améliorer pour une riposte plus efficace.  

MOR AMAR

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