Publié le 21 Oct 2020 - 00:21
EMIGRATION CLANDESTINE

Les chiffres du mal 

 

Après une longue période d’accalmie, les côtes sénégalaises constituent à nouveau des lieux de départ privilégiés des candidats à l’émigration. Entre janvier et septembre, 1 319 Sénégalais ont pu rallier les îles espagnoles, selon des sources hispaniques. Un chiffre qui pourrait être doublé pour le seul mois d’octobre, si les tendances se poursuivent.

 

Les eaux sénégalaises sont en ébullition depuis le début de l’année. Il ne se passe presque plus un jour sans que des pirogues, remplies de migrants, ne se déversent sur les côtes espagnoles. Une arrivée massive de migrants qui rappelle les épisodes noirs de 2006-2008 et qui commence à inquiéter, de plus en plus, les autorités, selon les médias espagnols.

Pourtant, à l’époque, les deux gouvernements avaient signé des accords, dont l’objectif était d’enrayer le fléau. Selon des sources officielles, la mise en œuvre de ces accords, à travers le Frontex, avait permis de produire des résultats très probants. ‘’Cette mise en œuvre, souligne notre interlocuteur, avait commencé véritablement vers 2008-2009. Et les résultats n’avaient pas tardé. De 2009 à 2016, il n’y avait presque plus de départs à partir des côtes sénégalaises. En permanence, il y avait des patrouilles qui se faisaient, aussi bien du côté sénégalais avec la marine marchande que du côté espagnol avec la Guardia Civil’’.

Grâce à ce dispositif, les réseaux avaient finalement déplacé leur base, du Sénégal vers la Gambie. Il en sera ainsi jusque vers les années 2017-2018. Puis, d’un coup, revoilà la reprise inattendue de ce trafic avilissant d’êtres humains à partir des côtes sénégalaises, de plus en plus inquiétante.

Pourquoi une telle recrudescence ? Le dispositif de lutte a-t-il faibli ? Nos sources expliquent : ‘’Le dispositif est toujours en place. Mais quand on reste une période aussi longue sans enregistrer de départ, les gens peuvent effectivement baisser un peu les bras. C’est une possibilité. Mais il ne faut pas non plus perdre de vue que les réseaux aussi s’adaptent.’’ 

Les principaux points de départ

En tout cas, la vague suicidaire a repris de plus belle. Maintenant, les candidats n’ont plus besoin d’aller jusqu’en Gambie pour rallier l’Espagne via l’océan. Pour la nouvelle vague de migrants clandestins, informent des officiels, les principaux lieux de départ sont : Teffess et Nianing à Mbour, Gokou Mbathie et Langue de Barbarie à Saint Louis ; enfin Djiffère, Dionewar et Niodior dans les îles du Saloum. Et, dans une moindre mesure, l’île de Cossa où des départs ont été notés, il y a environ 6 mois.

Mais, insistent nos sources, il y a Mbour qui sort carrément du lot. A titre illustratif, durant les deux semaines passées (fin septembre-début octobre), 4 pirogues parties de cette localité sont arrivées en Espagne. Rien que pour les journées du 8 et 9 octobre, 486 migrants en provenance de Mbour ont foulé le sol espagnol. Et les vagues de départs ne s’arrêtent toujours pas.

Par ailleurs, les tentatives ne manquent pas non plus dans la région de Dakar, surtout dans le département de Rufisque. Mais dans cette vieille ville, les deux tentatives enregistrées au courant du mois d’octobre ont pu être déjouées grâce à la perspicacité des limiers. A Cayar, à une cinquantaine de Kilomètres de Dakar, les pandores ont aussi fait montre de la même efficacité, en enrayant quelques tentatives en début d’année. Bien que quelques pirogues aient réussi à passer entre les mailles. Mais maintenant, il y a une nette accalmie dans cette partie du pays.

Dans cette localité située dans la zone des Niayes, les autorités étatiques peuvent bien compter sur certaines populations autochtones, surtout les dignitaires propriétaires de pirogues. Lesquels ne supportent plus de voir leurs enfants, qui constituent en même temps leur principale main-d’œuvre, partir à l’aventure. Ce riverain, trouvé sur les rivages à Cayar, témoigne : ‘’Les gens se sont rendu compte que si la situation de 2006 se reproduit, dans quelques années, il n’y aura plus de pêcheurs pour gérer les pirogues. Ce sera la fin de cette activité dans cette localité qui vit essentiellement de pêche. C’est pourquoi ils n’hésitent pas à dénoncer à la gendarmerie toute tentative. Les organisateurs ne le font donc plus à Cayar.’’

En fait, entre passeurs et éléments des forces de défense et de sécurité, c’est un véritable jeu de cache-cache qui se joue au niveau des différents points de départ. Souvent, quand le voyage est organisé dans le lieu de départ, les forces de l’ordre prennent le dessus. Raison pour laquelle, généralement, le recrutement des candidats se fait loin des bases de départ. Et ça paie ! Ainsi, si des interceptions ont pu être réalisées çà et là, les pirogues continuent d’affluer comme jamais dans les îles espagnoles. Pour beaucoup, la crise sanitaire mondiale, due à la Covid-19 y a joué un rôle non négligeable.

L’impact de la pandémie dans la reprise

Pour cet officiel qui a préféré garder l’anonymat, le lien est fort robuste. Rappelant que l’émigration clandestine s’effectue par toutes les voies : terre, air et mer, il souligne : ‘’Avec la fermeture des frontières terrestres et aériennes, il n’y a plus que la voie marine qui restait. De plus, il y a l’accroissement de la pauvreté dû aux impacts économiques de la pandémie. L’économie est totalement en berne depuis des mois. Tout ceci a contribué à la recrudescence du fléau.’’ S’y ajoute la perception selon laquelle il y a eu tellement de morts en Europe que les Européens ont besoin de main-d’œuvre.

Selon une source basée en Espagne, les services en charge de la migration estiment qu’entre les mois de janvier et septembre, 1 319 migrants clandestins ont formellement été identifiés comme des Sénégalais dans les îles de Cadis, Almeria et Canarie (90 à 95 % des migrants arrivent par ces îles). L’essentiel de ces immigrés sont des pêcheurs et analphabètes.

Il ressort des estimations espagnoles que plus de 65 % ne savent ni lire ni écrire ; ils ne parlent que leur langue maternelle. Outre les Sénégalais qui constituent l’essentiel des cohortes, il y a des Gambiens et des Guinéens ; exceptionnellement des Maliens et des Sierra-Léonais.

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L’exil forcé des pêcheurs

Chassés par les bateaux étrangers qui pillent les eaux sénégalaises, les pêcheurs en quête d’espérance reprennent le chemin de l’Europe via les pirogues de fortune.

Jusque-là, l’essentiel des points de départ sont des localités à vocation de pêche. Aussi s’interroge-t-on sur le profil des candidats. Selon les informations, ces derniers sont essentiellement des pêcheurs. Dans une moindre mesure des gens du secteur informel. ‘’La plupart des candidats invoquent les difficultés du secteur de la pêche. Ils disent qu’avec les bateaux étrangers, ils n’arrivent plus à avoir du poisson. Au même moment, la Mauritanie, qui était une de leurs attractions, a diminué le nombre de licences octroyé aux Sénégalais. Tout cela constitue un cocktail explosif’’, souligne notre interlocuteur.

Et pendant que ceux qui restent au pays peinent à joindre les deux bouts, leurs amis partis en Europe arrivent, bon an mal an, à satisfaire leurs besoins, et même à appuyer leurs familles. La responsabilité des dirigeants est, ici, directement interpellée. ‘’Ce sont les dirigeants qui donnent des licences de pêche aux bateaux étrangers qui pillent nos ressources. Il n’y a plus rien en mer’’, regrettent la plupart des pêcheurs rencontrés sur les rivages à Cayar.

L’impact sur le secteur

A Cayar, le fossé semble énorme entre les parents qui croient encore à la pêche et les jeunes qui ne voient plus leur avenir dans ce milieu. Certains jeunes n’hésitent même pas à sacrifier le matériel de leurs parents pour se payer leur voyage. Le cas de Mandor en est une parfaite illustration. Après le départ d’un de ses enfants en 2006, il devait, en 2018, faire face à celui du jeune frère.

Il revient sur les circonstances. ‘’Il était parti en campagne avec ma pirogue à Joal. C’est là-bas qu’il a laissé la pirogue pour aller en Europe, en empruntant une pirogue. Mais il a eu la délicatesse de confier la pirogue à quelqu’un. D’autres ont vendu le matériel de leurs parents pour partir en Europe. On a tout vu ici’’.

Alors qu’il était presque à la retraite, le vieux a été ainsi obligé de vendre une de ses deux pirogues, de gérer l’autre lui-même. Pour lui, l’émigration a rudement impacté le secteur de la pêche à Cayar. ‘’La plupart des pirogues que vous voyez amarrées là, c’est parce qu’elles n’ont pas de pêcheurs. On voit aussi des pirogues qui doivent normalement avoir 3 à 4 pêcheurs, mais il n’y a que deux personnes à bord. Cette pirogue que j’utilise était gérée par mon fils. Mais puisqu’ils sont partis, je suis obligé de repartir en mer’’.

La détresse des mamans

Accusées par certains de vendre même parfois leurs bijoux pour permettre à leurs enfants de prendre les pirogues pour aller en Europe, les mères de famille bottent en touche et accusent les pouvoirs publics.

‘’Ces jeunes, c’est nous qui les avons mis au monde. Nous n’allons jamais les laisser prendre tous ces risques. Moi, en tout cas, je ne le ferai jamais. La plupart du temps, les parents ne sont même pas informés. Ils se cachent, quand ils préparent de tels voyages’’, témoigne Binta Ba, vendeuse de poisson trouvée à Mbaram Sopey Serigne Moussa Dia.

Mais loin de critiquer ces jeunes, elle les comprend et défend bec et ongles : ‘’Certes, je ne cautionne pas cela. Je ne le cautionnerai jamais. Mais ces jeunes sont braves. Tout ce qu’ils veulent, c’est le bien-être de leurs parents. C’est pourquoi ils font tous ces sacrifices. Ils méritent d’être aidés par l’Etat et les bonnes volontés. Mais les gouvernants ne sont là que pour leurs propres intérêts’’, lance-t-elle, la cinquantaine révolue.

Pour sa part, Yakha Mbengue traverse la déliquescente situation que vit le secteur de la pêche. ‘’Dans une localité comme Cayar, soutient-elle, on ne connait que la pêche. Nous n’avons pas d'usine, nous n’avons pas de champ, nous n’avons rien d’autre. Et les bateaux sont là pour piller les ressources. Avant, les poissons venaient jusque sur la plage. Maintenant, nos pêcheurs peuvent faire des kilomètres sans voir de poisson, à cause de ces bateaux. Voilà le fond du problème.  C’est pourquoi tous les jeunes veulent partir. ‘’Koussi demoul beugue naa dem’’ (Ils rêvent tous de partir)’’.

De plus, soutient la bonne dame, il y a l’influence de ceux qui vivent en Europe. ‘’C’est eux qui achètent des terrains, qui construisent des maisons, qui investissent et qui aident leurs parents… Finalement, les autres, également, sont tentés par l’aventure, parce qu’ils veulent la même chose pour eux et pour leurs familles. Ce n’est certes pas sûr, mais les jeunes sont fatigués’’.

Pour sa part, Alima Diouf revient sur les dures conditions de vie des mamans qui exaspèrent davantage les enfants. ‘’A notre âge, dit-elle, notre place était d’aller se reposer. Mais nous sommes là de 8 h à 21 h. C’est très dur et les enfants veulent nous épargner tout ça. Nous demandons à l’Etat de tout faire pour aider nos jeunes à rester dans le pays’’.

Et de renchérir : ‘’Les enfants sont des bosseurs, mais ils n’ont rien. C’est encore les mamans qui tiennent les maisons, alors qu’elles devraient se reposer, à leur âge.’’ 

Mor AMAR

 

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