Un sous-secteur ‘’malade’’
Les acteurs de la pêche artisanale demandent une meilleure gouvernance des ressources halieutiques, car le secteur est agressé par multiples facteurs et meurt à petit feu. Dans le même mouvement, l’émigration clandestine bat son plein, malgré les nombreuses arrestations de migrants en partance pour l’Espagne.
La pêche sénégalaise connait actuellement des difficultés dues à la forte pression exercée sur la ressource. Cette situation, qui est la résultante d’une mauvaise gestion et de l’exploitation irrationnelle des ressources halieutiques, risque d’hypothéquer la durabilité du secteur. Et dans ce tableau, la pêche artisanale souffre le plus, car étant considérée comme informelle. Elle semble être réduite à des systèmes isolés d’extraction de ressources, alors qu’elle doit être considérée comme un système intégré, diversifié, pourvoyeur de services durables. C’est fort de ce constat que la Confédération africaine des organisations de la pêche artisanale (Caopa) a pris l’initiative de tirer la sonnette d’alarme.
Elle a convié à un panel, avant-hier, qui a regroupé des spécialistes des différents aspects de la gouvernance de la gestion des pêches et des acteurs professionnels de la pêche artisanale pour réfléchir sur les orientations d’axes stratégiques qui pourraient être prises, pour asseoir une bonne gouvernance du secteur des pêches maritimes du Sénégal et principalement pour le sous-secteur de la pêche artisanale. Les acteurs dressent un diagnostic sans appel : ‘’le sous-secteur de la pêche artisanale est malade’’.
En septembre 2020, EnQuête dans un dossier intitulé ‘’Pêche sénégalaise, poissons en eaux troubles’’ alertait déjà sur la gravité de la situation. Un an après, tout porte à croire que les choses empirent. ‘’La situation de crise qui sévit dans le secteur, présentement, est sans équivoque. Dans certaines localités, elle persiste, depuis presque 10 mois. Les acteurs ne disposent pas de matières premières pour développer leur activité, certains quais de débarquement sont approvisionnés par des produits de pêche provenant de l’extérieur et notre secteur souffre encore d’une absence de données statistiques fiables, mais aussi, d’une bonne mise en œuvre de la cogestion pour le développement durable de la pêche. Le diagnostic concerne la consommation, en passant par l’exploitation, la valorisation sans oublier la gouvernance et le partage équitable des revenus’’, dépeint le président du Conseil national interprofessionnel de la pêche artisanale au Sénégal (Conipas).
Samba Guèye s’inquiète pour tous ces Sénégalais qui, comme lui, sont privés de la consommation de viande pour des raisons de santé. ‘’On n’a que le poisson et encore quel poisson on mange ! Renchérit-il, C’est vraiment un cri de cœur’’.
Les prix passent du simple au triple
Au Sénégal, le poisson représente une importante source de protéines animales pour les populations sénégalaises à qui il procure environ 70% d’apport protéique. Aussi, la pêche constitue une composante essentielle de la politique de l’État en matière de sécurité alimentaire. Mais, selon le président de la Caopa, ‘’c’est inquiétant, quand, au niveau des quais de débarquement et des sites de transformation, les femmes transformatrices se procurent du poisson congelé qui nous vient des pays limitrophes tels que le Maroc. A mon avis, c’est plus qu’inquiétant. La responsabilité est partagée entre les acteurs, les décideurs et les consommateurs qui ne sont pas toujours exigeants vis à vis du produit halieutique qu’ils consomment. Je n’imagine pas le Sénégal rester une semaine sans consommer le poisson. Ces étrangers qui viennent pêcher chez nous, leurs eaux étaient plus poissonneuses que les eaux sénégalaises. Demain, si la situation se renversait, aurions-nous la possibilité d’aller pêcher chez eux ?’’, interroge Gaoussou Guèye.
Selon lui, le Sénégal dispose de tous les instruments nécessaires à une bonne gouvernance du secteur (le Conseil consultatif maritime, la lettre de politique sectorielle, les organisations de la pêche, les CLPA, le Code de la pêche).
Du côté des femmes transformatrices, la situation s’aggrave. ‘’Nous achetons le poisson au même prix que le consommateur. La caisse de Sompate (carpe) de 20 kilos est à 18 000 F CFA, or c’était le prix d’une caisse 60 kilos. Aujourd’hui, on trouve plus, dans les quais de débarquement, des poissons congelés provenant du Maroc et de la Mauritanie. Je crois qu’à l’horizon 2035, il n’y aura plus de poissons dans la mer, car ce qui se passe dans le secteur ne s’est jamais produit par le passé. J’ai fait 25 ans dans le secteur, mais ce qui se passe, depuis deux ans, est extraordinaire. Les petits pélagiques n’ont jamais été destinés à l’exportation, ils servaient à la transformation, ce n’est plus le cas. Le kéthiakh (poisson séché) coûte 1500 F CFA le kilo‘’, détaille la présidente du Réseau des femmes transformatrices, Diaba Diop. Qui plaide pour une réglementation des activités des usines de farine de poisson qui risquent de faire disparaître leur métier.
‘’La recherche est clouée’’
Au chapitre, des équations de ce secteur, les acteurs pointent du doigt une absence de données statistiques. En effet, ‘’la recherche est clouée’’, malgré le plaidoyer récurrent des acteurs. Pourtant, ces données permettent d’anticiper sur les scénarios possibles et de mettre en œuvre de bonnes politiques de développement. Grâce à ces statistiques, le Sénégal pourra gérer ses ressources halieutiques, de manière responsable, tout en définissant les risques d’exploitation. Ces données statistiques sont également un préalable dans l’octroi des licences de pêche, puisqu’elles permettent d’évaluer les stocks disponibles.
Pourtant, depuis 2018, le Sénégal ‘’distribue’’ des licences sans résultats de recherche. ‘’On ne peut pas parler de gouvernance des pêches, sans pour autant avoir des statistiques fiables et pour les avoir, il faut qu’il y ait une recherche participative. Malheureusement, ce n’est pas le cas au Sénégal. Comment peut-on élaborer un politique de pêche, sans avoir les statistiques. Depuis 1981, on nous parle de 600 000 acteurs, or la population a augmenté. Combien de pirogues comptent le Sénégal ? Combien de femmes transformatrices ? Depuis 2015, le recherche n’a fait aucune évaluation sur le potentiel halieutique exploitable au Sénégal. Quel est le nombre de navires qui pêchent au Sénégal ?’’, fustige le président de la Caopa.
Il souligne que les 400 000 tonnes de poissons débarquées, selon le gouvernement, nécessitent une analyse statistique avec des données fiables. Ce, en vue de faire la distinction entre le taux de poissons pêchés au Sénégal et ceux provenant de l’étranger. ‘’La recherche au Sénégal est tributaire des projets, alors qu’elle a besoin de financement propre pour répondre à des sollicitations immédiates. Depuis 2015, le Centre de recherche océanographique de Dakar Thiaroye (CRODT) n’a pas fait d’évaluation. Nous attendons beaucoup de la recherche, mais, cette recherche n’a pas les moyens de jouer pleinement son rôle’’, précise Adama Mbaye, chercheur au CRODT.
L’objectif aujourd’hui, explique le scientifique, est de combiner le savoir empirique et le savoir scientifique, en impliquant les acteurs à la base. De ce fait, le chercheur n’est plus seul dans son laboratoire, mais, va apprendre des populations locales. Selon les acteurs, l’Etat affirme avoir déboursé 300 millions F CFA pour réhabiliter le bateau de recherche qui n’est toujours pas opérationnel. Ils recommandent un bateau de recherche neuf, car, sans recherches halieutiques, estiment-ils, on ne peut pas avoir des politiques pertinentes.
Pendant ce temps, les pêcheurs artisanaux qui en ont assez de se tourner les pouces, ont pris la décision ferme de rallier l’Europe via leurs pirogues. De ce fait, le phénomène de l’émigration a repris de plus belle, avec son lot de drames et d’arrestations (voir ailleurs).
Une absence de transparence
En outre, les professionnels de la pêche exigent plus de transparence dans la gestion des pêches au Sénégal.Et pour eux, le point de départ c’est la recherche.
‘’Peut on parler de transparence dans un pays où on nous refuse la liste des navires étrangers autorisés à pêcher au Sénégal. Aujourd’hui, il y a une perte de confiance entre les acteurs de la pêche et l’administration. Les gens ne parlent plus le même langage, ce sont des conflits internes à n’en plus finir le dialogue est rompu. Et selon les autorités ‘’les ressources halieutiques ne sont pas rares parce que les débarquements ne cessent d’augmenter ‘’, or, débarquement ne signifie pas pêcher dans la Zone économique exclusive (ZEE) sénégalaise.
La part qui est pêchée au Sénégal tourne autour de 30% à 34% selon certaines études. Donc cet argument ne tient plus parce que depuis un certain moment les débarquements ont baissé, nous sommes passés de 515000 tonnes, il y a deux ans à 415 000 tonnes’’, explique Moussa Mbengue secrétaire exécutif de l’Association ouest africaine pour le développement de la pêche artisanale (Adepa). Pour lui, la pêche ne remplit plus sa fonction première : se nourrir, nourrir la population sans rompre l’équilibre écosystémique. ‘’ Or, toutes les politiques de pêche se sont sont soldées par un effondrement des stocks. Elle ne joue plus sa fonction sociale de donner du travail et mettre les gens en liens. Quand les gens mangent du fondé dans les rues de Dakar, c’est parce que probablement il y a un appauvrissement grandissant sans compter l’émigration, les conflits. Nous dépendons maintenant des produits congelés venant d’autres pays pour manger notre Thiebou djeune’’, déplore-t-il. Pour sa part, Gaoussou Guèye fait remarquer que ‘’le seul plan d’aménagement qui fonctionne c’est celui de la crevette profonde.
Le comité d’appui pour la gestion des pélagiques a été remplacé par un autre comité de sept membres où les professionnels n’y figurent pas, il en est de même pour la commission de délivrance des licences. On ne peut pas parler de gouvernance sans parler de transparence. Dans notre pays, c’est comme si la transparence est un privilège, à mon avis la transparence est un droit d’autant plus que la ressource halieutique appartient aux populations’’. Par ailleurs, il est demandé à l’Etat du Sénégal de définir clairement et juridiquement le modèle de cogestion en fonction des crises et mutations actuelles. Il doit permettre la liberté d’expression, un environnement propice à la participation des acteurs en lieu de l’intimidation exercé par l’Etat.
EMMANUELLA MARAME FAYE