Quand des initiés s’expriment

Trois réflexions marquantes, pour moi, que j’ai lues ces dernières semaines, me rassurent que le monde n’est pas devenu aussi fou que l’on peut le craindre, même s’il y a de réelles raisons d’être préoccupé. Dans le charivari mondial où tout va dans tous les sens, certains leaders de grandes nations mènent leurs politiques qui déroutent leurs partenaires et inquiètent gravement les autres petits pays qui subissent le tangage d’une situation dont ils ne sont pas responsables. Des idées nouvelles émergent et sont en porte-à-faux avec les règles généralement admises dans les relations entre États. Il y a de plus en plus de conflits armés. Des nations se disloquent comme le Soudan en guerre ou l’Ukraine promise à un dépeçage. L’identitaire devient une ligne conductrice de la politique de nouveaux élus qui remettent en cause l’ordre habituel. Le repli sur soi est admis comme une règle de protection de la nation.
Donc, trois réflexions d’initiés me disent que nous devons être vigilants devant les changements déstabilisants en cours sur tous les continents.
La réflexion de notre compatriote Sogué Diarisso est, à cet égard, édifiante. L’homme est connu pour sa rigueur. C’est un économiste respecté et quand il soumet ses idées au public, cela mérite attention. Dans un texte publié le 18 avril 2025 (voir ‘’EnQuête’’ à cette date) et titré ‘’Le Sénégal à la croisée des chemins d’un monde en ébullition’’, il y retrace l’évolution des relations économiques mondiales depuis 1973 et nous indique que nous sommes à un tournant inquiétant. Une date importante, rappelle-t-il : 2024. L’année dernière serait le terme des relations saoudo-américaines fondées sur le pétrodollar né d’un accord entre Washington et la monarchie d’Arabie saoudite pour que le prix du baril de pétrole soit libellé en dollar contre la protection du royaume. La fin de ces accords serait donc la justification des transactions pétrolières entre la Chine et l’Arabie avec d’autres monnaies, notamment le yuan. Ce choix ne découlerait donc pas des sanctions américaines contre certains pays pour qui il est quasi interdit d’utiliser le dollar pour commercer. Ces nations damnées sont autres qu’occidentales, le Sud global quoi. Le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud ont trouvé la réponse en créant les Brics. Que nous décrit Diarisso dans son analyse ?
La création des Brics obéit à ce besoin de créer un monde plus juste. Mais changer ce monde-là tel qu’il fonctionne, c’est faire la guerre à l’Occident dans l’entendement de l’Amérique et de l’Union européenne. Aussi n’échapperons-nous pas à ce conflit qui est pour l’heure froid, mais on craint qu’il s’échauffe par proxy interposés ou carrément en face à face.
En attendant, les objectifs de guerre sont connus : les nouvelles technologies et les terres rares. Sogué Diarisso nous apprend donc que, selon les experts en prospective, la guerre économique se situera dans ‘’sept domaines pour prendre le contrôle du monde, qui sont principalement : le Numérique, les Énergies, les Matériaux, la Détection et la Surveillance, le Spatial, l’Aérospatial et le domaine militaire’’. Et ‘’dans 47 domaines de compétitivité, la Chine est déjà leader dans 37, l’Amérique dans 7 et l’Europe 3’’.
Si ce basculement se produit, c’est parce que les États-Unis forment 140 000 ingénieurs là où la Chine en propose 1 400 000. Comprenons-le : le Sénégal, sans entrer dans cette course au savoir, doit comprendre que c’est dans la formation de ses élites que se trouve son salut, même si tout le monde sait que ‘’quand les éléphants se battent, c’est l’herbe qui souffre’’.
Autre article qui m’a frappé et sans doute bien lu par les économistes : la chronique de Thomas Piketty dans ‘’Le Monde’’ du 13 et 14 avril 2025. Thomas Piketty est l’auteur de ‘’Le Capital au XXIe siècle’’ publié en 2013, dont le succès en libraire a été très marquant à l’entame de la deuxième décennie de ce siècle. Bien que contesté par ses pairs, son discours mérite écoute.
Dans sa chronique récente titrée ‘’Repenser le monde sans les États-Unis’’, il écrit que ‘’Trump n’est au fond qu’un chef colonial empêché’’. Mais, ajoute-t-il, ‘’l’époque ne se prêtre plus du tout à ce type de colonialisme brutal sans retenue’’. Le problème est que Trump ‘’semble ignorer que la puissance états-unienne est déjà déclinante’’. Piketty pose lui-même la question obligée : ‘’Que faire face à cet effondrement ?’’, et il y répond.
Pour le chroniqueur, ‘’il faut un nouveau multilatéralisme social et écologique, en lieu et place du défunt multilatéralisme libéral. L’Europe doit enfin soutenir une réforme profonde de la gouvernance du FMI et de la Banque mondiale, de façon à sortir du système censitaire actuel et de donner toute leur place à des pays comme le Brésil, l’Inde, l’Afrique du Sud’’.
Piketty en conclut que ‘’si l’Europe continue de s’allier aux États-Unis pour bloquer ce processus irrémédiable, alors les Brics bâtiront inévitablement une architecture internationale parallèle, sous la houlette de la Chine et de la Russie’’.
Cette conclusion de Piketty donne tout l’intérêt à ce que j’ai lu dans l’interview que l’hebdomadaire français ‘’L’Express’’ du 20 mars 2025 a réussi à mener avec celui que le journal considère comme le créateur du ‘’poutinisme’’. Il est russe et s’appelle Vladislav Sourkov. L’hebdomadaire parisien ne lui connaît pas depuis deux décennies de rôle dans la proximité de Poutine, mais était présent au tout début. Ce long silence a bien intrigué le journal qui est parvenu à le faire parler. Comme Piketty, Vladislav Sourkov ne voit pas d’avenir au leadership occidental actuel. ‘’L’Otan et l’Union européenne s’effondreront-ils à la suite de la perestroïka américaine ?’’, s’interroge-t-il, parce que pour lui, l’Amérique n’échappera pas à cette catharsis qui a cassé l’Union soviétique. Et cette mue pourrait être fatale à la première puissance mondiale.
Alors, pour lui, nécessairement, l’Europe libérée de ses démons autoritaires et l’Amérique peuvent bien construire un ‘’Nord global’’ en se rapprochant de la Russie qui ne se détournera pas forcément de la Chine (?).
À la lecture de ces réflexions, on sent qu’il y a bien une sorte de dérive des idéologies. Et c’est l’économie et l’universalisme occidental contesté qui en sont les moteurs. Et ça cale pour l’instant.
Par Issa SALL