Publié le 23 May 2020 - 04:04
DR IBRAHIMA CISSE, GREENPEACE

‘’Le débat, c’est la disponibilité des ressources pour les Sénégalais’’

 

Pour le responsable campagne océans de Greenpeace Afrique, rien ne devrait justifier que le Sénégal mette en danger sa sécurité alimentaire par l’octroi de licences de pêche à des bateaux étrangers. Surtout qu’une crise post-Covid-19 se profile. Entretien. 

 
 
Pourquoi dénoncez-vous cette promesse de licences de pêche à des bateaux étrangers pour pêcher dans les eaux sénégalaises ?
 
Le Sénégal n’a pas les ressources pour supporter une flotte de 54 bateaux. Le stock de poisson est déjà surexploité. Tout le monde est d’accord sur ce fait. Les derniers rapports scientifiques montrent que le stock est déjà en déclin. Donc, il faut diminuer la pression sur la ressource. Cela a été la politique du Sénégal, ces dernières années. Même les autorisations pour de nouvelles pirogues artisanales ont été suspendues. Dans ce contexte, l’on nous dit que l’on va étudier si des bateaux chinois et turcs peuvent être autorisés à pêcher dans les eaux sénégalaises. L’on répond que ce n’est pas le débat. Celui-ci est la disponibilité des ressources. D’autant plus qu’il y a 49 autres bateaux supposés être déjà dans nos eaux. C’est quelque chose d’inacceptable. 
 
Que représente cette pêche, en dommages, sur la fourniture locale en poisson ? 
 
C’est une pêche illicite que l’on essaye de rendre licite. Dès lors que les autorisations seront fournies, ces bateaux pourront légalement pêcher au Sénégal. Tout le monde sait que c’est la pêche artisanale qui fournit la majorité de la consommation nationale de poisson. Donc, c’est elle qui doit être appuyée et non la pêche industrielle. 
 
Aujourd’hui, le débat est orienté sur les emplois créés ou non par les Sénégalais avec leurs bateaux et pirogues. Mais ce n’est pas cela la question. C’est comme avec l’usine de farine de poisson de Kayar. Même s’il s’agit d’un investissement de 7 milliards de F CFA, elle rafle tout le poisson du quai de pêche pour fabriquer de la farine à engraisser des cochons et poules en Europe (il faut 4 kg de poisson pour fournir 1 kg de farine de poisson). Pendant ce temps, que va manger la population ? Que vont devenir toutes ces femmes transformatrices qui vivent de cette filière ? Ce n’est pas une question d’argent, de bateaux, etc. Il s‘agit de conditions de vie, du bien-être des populations, d’accès aux ressources pour les Sénégalais lambda. Le poisson est devenu plus cher que le poulet ou la viande (1 kg de merlu s’échange à environ 4 000 F CFA). 
 
En Afrique de l’Ouest, certain pays commence à importer du poisson. Tout cela en raison de la mauvaise gestion de la ressource. 
 
Pourtant, ces bateaux battent pavillon sénégalais…
 
Leur nationalisation par des partenariats avec des Sénégalais n’est pas réelle. Ils te présentent une société détenant 10 navires dont la valeur moyenne est de 5 milliards de F CFA l’unité. Ce qui veut dire un capital de 50 milliards. Si un Sénégalais détient 51 % de cette société, cela veut dire qu’il a investi les 25 milliards de F CFA. Comment ces transactions se sont faites ? On voit des personnes qui ne disposent même pas d’une voiture et qui disent posséder 51 % d’une entreprise pesant au moins 50 milliards de F CFA. Il n’y a rien de transparent dans cela. Et maintenant, certaines autorités veulent placer le débat entre armateurs nationaux et internationaux. On sait que lorsqu’il n’y aura plus de poisson dans nos eaux, ces bateaux vont partir. C’est exactement ce qui s’est passé au Ghana. Beaucoup de rapports ont été publiés sur cette question. Ils ont décimé leurs stocks et veulent faire la même chose au Sénégal. Dans nos rapports antérieurs (en 2014 et en 2015) nous avons épinglé certains de ces bateaux présents au Sénégal dans la pêche illicite. 
 
Le contexte actuel, avec la pandémie du coronavirus, est-il un facteur aggravant ?
 
Même l’Union africaine a donné des orientations à ses membres, en leur demandant de faire attention, car l’économie mondiale va changer. Les pays vont être en récession. Il y aura moins d’aide au développement. Les prix vont monter et certains produits ne seront peut-être plus disponibles sur le marché international. Les pays producteurs de riz devront peut-être garder leurs stocks pour eux-mêmes. Il est assez probable qu’il y ait une crise alimentaire. Et le Sénégal est très dépendant des importations de riz. 
 
Donc, on ne peut pas se permettre de dilapider nos poissons. La pression sur la ressource doit être arrêtée, car il y a déjà trop de bateaux qui pêchent. L’on ne parle pas de 2 ou 3 bateaux, mais de 54. Sans oublier 49 autres qui disposent déjà de licences selon les mêmes procédés. Il y a beaucoup de désaccords que nous avons avec le GAIPES (Groupement des armateurs et industriels de la pêche au Sénégal, NDLR) lorsqu’il ne respecte pas les règles. Mais sur ce point, nous sommes en phase avec ce qu’ils dénoncent.    
 
Quelles sont les accords les plus dommageables au Sénégal dont vous avez eu connaissance ?
 
On sait qu’entre les trois derniers ministres (Alioune Ndoye, Aminata Mbengue Ndiaye, Oumar Guèye) beaucoup de licences ont été signées. Maintenant, tous ces bateaux qui pêchent dans l’illégalité doivent être retirés de la flotte. Ce ne sont pas des bateaux sénégalais. Si un citoyen veut intégrer le circuit, en satisfaisant les règles, on n’aura qu’à retirer un bateau de la flotte pour lui faire de la place, car aucun ajout ne doit être fait sur ceux qui existent déjà. 
 
Quelle attitude conseillez-vous aux autorités en place ? 
 
Même sans Greenpeace ou GAIPES, elles ne devraient même pas tenir une commission pour discuter de 54 licences. Sur les 49 autres bateaux dont les licences ont été octroyées dans le flou, elles doivent publier les listes. L’on doit savoir qui pêche au Sénégal, la date des licences, les types de bateau et les autorisations sur les espèces accordées. Le pays s’est engagé dans la transparence et doit respecter ses engagements internationaux, qu’il s’agit des Objectifs de développement durable (ODD) pour l’accès des ressources aux populations ou des codes de conduite de la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture). Peu importe la communication que l’on peut faire dessus, n’importe quelle personne de bon sens à qui l’on dit que le Sénégal veut accorder des licences à 54 bateaux, elle vous dira que ce n’est pas possible. 
 
Lamine Diouf
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