Publié le 3 Apr 2013 - 10:00
EN PRIVÉE AVEC ABDOUL KARIM NDIAYE, REALISATEUR

 ''La logique économique voudrait que l'on arrête''

Il y a juste un mois, l’Institut français Léopold Sédar Senghor de Dakar abritait la projection du film documentaire «Une poésie d’action» en hommage au poète Amadou Lamine Sall. Abdoul Karim Ndiaye, son réalisateur, 32 ans, livre à EnQuête les raisons qui l’ont amené à commencer sa carrière avec le lauréat du grand prix de l’Académie française.

 

 

Pour une première, pourquoi avoir choisi Amadou Lamine Sall ?

 

Amadou Lamine Sall est un grand homme qui a consacré trente années de sa vie à défendre et à contribuer au rayonnement de la culture sénégalaise. Il n’a pas seulement écrit de belles œuvres poétiques, il a surtout mis en place des structures culturelles. Pour revenir un peu sur le parcours exceptionnel de l’homme que beaucoup de Sénégalais ne connaissent pas très bien, Amadou Lamine Sall est le premier à organiser la Biennale des arts de Dakar ; il est l’initiateur du Grand prix du chef de l’Etat pour les Arts, et il est le président de la Maison africaine de la poésie internationale (MAPI) qui réunit tous les deux ans de grandes sommités littéraires dans le cadre des Rencontres poétiques de Dakar. Sa poésie est traduite dans plusieurs langues. Amadou Lamine Sall est aussi le commissaire du Mémorial de Gorée qui est, à ce jour, le plus grand projet culturel du Sénégal. J’en passe... C’est pour saluer toute l’entreprise culturelle de cet homme d’une grande dimension internationale que j’ai tenu à lui rendre un hommage. C’est un model de persévérance et de fierté pour la jeunesse du Sénégal. Issu d’une famille modeste, il s’est battu pour relever plusieurs défis. Les jeunes doivent s’inspirer de toute son œuvre culturelle.

 

Pensez-vous que l’Etat du Sénégal n'ait pas reconnu la valeur de l’homme ?

 

J’ai l’habitude de dire que si l’on était dans un pays normal, Amadou Lamine Sall serait au moins ministre de la Culture. Il en a la carrure, la dimension intellectuelle et le réseau qu’il faut. Les grands événements culturels qu’il a déjà organisés dans notre pays l’attestent. C’est aussi pour moi une façon de lui rendre cet hommage que la République ne lui a pas rendu jusqu'à présent. En 2014, le Sénégal va accueillir le sommet de la Francophonie à Dakar. Comment peut-on organiser un tel événement d’envergure sans compter sur Amadou Lamine Sall ? C’est incroyable !

 

N’est-ce pas parce qu’il n’est pas engagé politiquement ?

 

Et c’est bien dommage que l’on se prive d’un tel talent. Beaucoup de Sénégalais talentueux sont mis au ban de la République parce qu’ils ne sont pas engagés politiquement. C’est une immense perte pour notre pays. Les gens ne doivent pas oublier que les Sénégalais se sont battus pour mettre fin à ces pratiques, le 25 mars 2012. Le peuple est sorti dans la rue et a combattu Abdoulaye Wade pour bannir le clientélisme politique. Je pensais que Macky Sall avait compris le message, mais de toute évidence, ce n’est pas le cas. Il est dans une logique de recrutement politique. On n’est pas obligé de s’engager politiquement pour occuper un quelconque poste.

 

Il y a Youssou Ndour à qui l’on avait confié le ministère de la culture.

 

Oui, mais on le lui a retiré au bout de quelques mois. Cela veut tout dire.

 

Quelle lecture de la politique du gouvernement un an après le départ de Wade ?

 

Les Sénégalais sont de plus en plus exigeants, impatients. Et ils ont raison de l’être. Mais j’ai comme l’impression que le gouvernement n’a pas pris la dimension de cette exigence populaire et presque unanime. Personnellement, je ne vois pas de cap. Parce que je ne sais pas très franchement, où nos gouvernants veulent conduire ce pays. On a l’impression qu’ils ne savent pas ce qu’ils veulent faire de ce pays. Par conséquent, je voudrais que l’on m’explique quelque chose : comment peut-on proposer le Yoonu Yokuté dans un pays qui consacre 1600 milliards de francs Cfa pour aller acheter tous ses besoins à l'étranger ? Comment peut-on créer des emplois sans produire ? Ce modèle économique n’existe dans aucun pays du monde. Pour créer des emplois, il faut produire. Le Sénégal ne produit rien !

 

Vous avez des solutions à proposer ?

 

Il faut que l’Etat mette en place des mécanismes pour réindustrialiser ce pays. L’agriculture est une bonne option. Mais il ne faut pas faire croire aux jeunes que l’on va créer des milliers d’emplois à travers l’agriculture. Avant, on avait trois mois de pluie. Maintenant, notre pluviométrie n’est pas régulièrement stable. Il faut donc trouver des solutions pour régler l’accès à l’eau. Comment peut-on développer l’agriculture avec deux mois de pluie seulement ? Il faut arrêter de promettre n’importe quoi aux gens.

 

Le cinéma sénégalais a été couronné lors du dernier Fespaco. Est-ce une renaissance ?

 

Je tiens d’abord à féliciter tous ceux qui ont été récompensés au Fespaco. Parce que ce n’est pas facile avec toutes les difficultés que connait le cinéma sénégalais pour la bonne et simple raison qu’il n’y a pas de financements. A partir du moment où l’Etat n’a absolument rien fait pour ces films couronnés, c’est le courage et l’abnégation des acteurs, des réalisateurs, des monteurs et des producteurs qui ont primé. Ce sont des exemples qui nous motivent.

 

Comment êtes-vous parvenu à réaliser ce film documentaire ?

 

Je n’ai pas fait d’études pour la réalisation. Mais par contre, j’ai fait de la télé pendant plusieurs années. J’ai quelques rudiments nécessaires pour faire un documentaire. C’est le début d’une carrière dans la réalisation que je compte élargir dans l’avenir. On va continuer d’apprendre en approchant des gens qui ont une grande expérience dans la réalisation. Parce qu’on est encore très jeune et il y a beaucoup de choses à apprendre.

 

Avez-vous bénéficié d’un soutien financier pour votre film ?

 

Je n’ai reçu aucun soutien. Ce film a existé par la volonté d’une équipe dévouée avec laquelle je travaille. Je veux parler des cameramen, des monteurs, des assistants. Nous avons travaillé pendant deux ans. La Francophonie nous a promis un soutien qu’on attend toujours. Le Directeur général du groupe Eiffage nous a aidés à monter le film. Pour le reste, tout a été fait sur fonds propres. Avant de commencer ce projet, j’ai dit à mes associés que je veux faire un film sur Amadou Lamine Sall mais je n’ai pas de moyens. Ils m’ont dit : vas-y. On va te soutenir.

 

Vaut-il la peine de continuer à produire si on ne trouve pas son compte dans ce métier ?

 

Je suis absolument d’accord avec vous. La logique économique voudrait que l’on arrête. En tant que réalisateur, je dirige une petite et moyenne entreprise avec mon équipe de tournage. C’est une société d’audiovisuel qui emploie un personnel. Par conséquent, je rencontre des difficultés comme d’autres chefs d’entreprises. Si l’Etat pouvait mettre à la disposition des producteurs sénégalais l’argent qu’il dépense pour acheter des séries étrangères, on aurait pu gagner des marchés et faire travailler plusieurs personnes. C’est un secteur qui génère beaucoup d’emplois. On ne peut pas laisser les Européens venir nous raconter notre propre histoire. Il faut que l’Etat veille à ce que ce soient des Sénégalais qui le fassent.

 

Almami CAMARA

 

 

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