Publié le 24 May 2022 - 23:09
SÉRIES D’AGRESSIONS - INSÉCURITÉ

Silence, on tue !

 

Alors que les larmes n’ont pas cessé de couler suite à l’assassinat de la jeune Fatou Kiné Gaye, deux autres personnes sont encore tuées à Dakar. Face à cette situation inquiétante, la société interpelle l’État à faire preuve de  responsabilité à l’encontre de ces auteurs.

 

Où se réfugier ? Comment se préserver des agressions, de la violence ? En voilà des questions que se posent beaucoup de Sénégalais aujourd’hui. Des cas de meurtre, d’assassinat et d’agression avec usage de violence font foison dans le pays. Il est presque impossible de rester une semaine sans que la presse ne fasse état d’un de ces cas. Que dire des disparitions mystérieuses. Les annonces sont quasi devenues ordinaires.

Le weekend dernier, en deux jours, trois morts ont été dénombrés. Celle de la gérante d’un multiservice à Pikine émeut le plus les Sénégalais, surtout depuis qu’ils ont eu connaissance du mobile du crime. Kiné Gaye a été tuée par Khassim Bâ, son collègue de travail. Ce dernier, devant baptiser sa fille, avait besoin d’argent. Il a demandé à la défunte de lui prêter 200 mille F CFA. Ce qu’elle a refusé. Le présumé meurtrier serait revenu plus tard et a asséné plusieurs coups de couteau à Kiné Gaye. Khassima Bâ s’est ensuite emparé des recettes journalières avant de s’en aller. Si froidement, a-t-on envie de dire.

Au moment où les Sénégalais continuaient à s’émouvoir de cet assassinat, il leur est annoncé les meurtres de Papy Niang à Ouakam  et de Khabane Dieng à Diamaguene. Le premier est mort suite à une bagarre et le deuxième a rendu l’âme, après avoir reçu un coup de tesson de bouteille. Ces trois victimes n’ont pas été agressées, mais tuées par des proches.

Ainsi, le regain de violence noté prend des proportions inquiétantes. La situation va de mal en pire. Entre les ‘’simol’’ qui se multiplient après les combats de lutte, les vols à l’arraché dont les auteurs sont à bord de scooters, les attaques contre des automobilistes sur la VDN 3 ou la forêt classée de Mbao, ainsi que les vols à main armée dans des maisons, l’on ne sait plus où donner de la tête.

La situation semble ne pas inquiéter les hommes politiques, plus occupés par l’organisation des prochaines élections législatives. Pape Moussa, étudiant à Dakar, est traumatisé. Il a été victime d’agression à trois reprises et dit avoir passé des moments atroces entre les mains de ses agresseurs. ‘’La société est laissée à elle-même. L’État ne les aide pas assez. Les Sénégalais ne peuvent pas se terrer chez eux, parce qu’ils doivent chercher des ressources pour au moins pouvoir survivre’’, analyse-t-il. Un jeune livreur, Siré Diallo, habitant à Pikine et rencontré aux alentours de la gare de Petersen, dans le cadre de son travail, est du même avis. ‘’Nos leaders n’encouragent plus les gens à aller travailler. Au lieu d’aider les jeunes à trouver de l’emploi, ils les utilisent pour leurs propres intérêts avant de se débarrasser d’eux. Ce qui est dommage’’, se désole-t-il.

S’il est certes vrai que les inégalités sociales constatées dans la société entrainant le rejet des personnes diminuées sont un facteur aggravant  de ce phénomène, la question de l’éducation des enfants et de la responsabilité des parents mérite d’être revue.

En effet, obligés de travailler pour nourrir leurs progénitures, bien de pères et de mères de famille ne savent pas ce qui se passe tous les jours dans leurs foyers. Les enfants sont souvent élevés par des inconnus ou tout simplement par la rue. D’ailleurs, d’après le président de l’Association sénégalaise des acteurs du transfert d’argent (Asata), Malick Dione,  joint par ‘’EnQuête’’, cette recrudescence de violences notée ces derniers jours est liée à plusieurs facteurs.

‘’Nous pouvons citer les inégalités sociales qui sont le résultat de la mondialisation avec les milliardaires dont nous ignorons la provenance de leur argent. Ils peuvent pousser ceux qui sont dans l’extrême pauvreté à la violence.  Mais aussi, il y a la fuite de responsabilités des parents qui ne prennent  plus le soin d’éduquer leurs enfants. Chacun court derrière le bien-être social, l’argent, au point qu’ils ont oublié même d’éduquer leurs enfants’’, a déclaré M. Dione. ‘’En somme, je peux dire que les responsabilités sont partagées, parce qu’on ne voit pas de politique sécuritaire très rigoureuse. On ne fait que parler de la politique politicienne, et les moyens qu’on devait mettre à la disposition de la sécurité sont mis dans d’autres secteurs, utilisés à d’autres fins’’, ajoute-t-il.

Malgré le travail remarquable (NDLR : les présumés meurtriers des trois personnes tuées ce weekend ont été tous arrêtés) qu’abattent les forces de l’ordre chargées de la sécurité des personnes et des biens, des contraintes liées à  leur faible taux de représentativité face à cette délinquance sont à constater, selon nos différents intervenants. De plus, la défiance de la chaine sécuritaire pose problème, puisque  l’emprisonnement de ces malfaiteurs ne fait pas partie des prérogatives des agents de  sécurité. ‘’Comme c’est une chaine, quand quelqu’un est pris dans les filets et traduit en justice, il doit être corrigé. Mais si, après trois jours, on le croise dans les rues, on ne peut pas dire qu’il y a suffisamment de sécurité dans ce pays’’, souligne toujours le président de l’Asata. ‘’La gendarmerie fait plus son travail que la police. La police n’intervient que là où il y a moins de banditisme, alors qu’elle sait où se trouvent les bandits. Quand c’est vraiment nécessaire, c’est la gendarmerie qui intervient tout le temps’’, a  déclaré Pape Moussa qui en veut beaucoup aux forces de l’ordre, après avoir subi trois agressions.

 Une autre victime d’agression, Abdoulaye Wade, étudiant, la vingtaine, estime que les garants de la sécurité publique ne descendent que lors des grands événements, alors que ‘’tout cet arsenal-là pouvait être déployé  pour assurer la sécurité des gens, ne serait-ce que de façon irrégulière, mais que cela se fasse et que la population sente leur présence dans les rues et ruelles pour que cela puisse jouer sur la psychologie des agresseurs’’.

D’autres pointent du doigt les grâces présidentielles. À tort ou à raison, ils disent constater un regain de violence après chaque octroi de grâces présidentielles. Ces dernières  se font à la veille de certaines fêtes et concernent des détenus de prisons du Sénégal. Des Sénégalais rencontrés demandent une réglementation plus rigoureuse dans le choix des prisonniers à gracier. ‘’Comment peut-on être emprisonné pour avoir commis  un crime et être gracié quelque temps après ? Cela va à l’encontre de la loi’’, regrette le jeune livreur.

Le représentant des agents de transfert d’argent semble bien comprendre la situation. ‘’La grâce présidentielle est actuellement politisée. N’importe qui, désormais, peut bénéficier de cette faveur de l’État du Sénégal. Même un délinquant primaire ne doit pas être gracié, parce qu’il doit être sanctionné et corrigé’’.

ISMAILA SENE - SOCIOLOGUE

‘’La quête obsessionnelle de l’avoir peut pousser à des comportements de déviance’’

Le problème est certes sécuritaire, mais a des bases sociales. D’après le sociologue Ismaila Sène, le problème de la violence notée pourrait être réglé avec  une application d’une justice sans parti pris et une prise en charge psychologique des jeunes par des professionnels.

Qu’est-ce qui explique, selon vous, ces nouvelles habitudes violentes notées chez certains membres de la société sénégalaise ?

Je ne parlerais pas d’un nouveau comportement. Mais d’un comportement qui tend à devenir récurrent grâce aux médias et aux réseaux sociaux. La particularité de la violence, en tant que comportement social, c’est qu’elle est complexe, à l’image de tous les phénomènes de société. Cette complexité n’autorise donc pas l’évocation de causes universelles, car chaque événement, chaque fait reste singulier. Plusieurs facteurs peuvent expliquer la violence : le chômage, la pauvreté, l’usage de drogue, le désenchantement social, l’absence de supports de résilience, etc. Ces facteurs peuvent être aggravés par l’insécurité, laquelle s’explique par l’absence de dispositifs sécuritaires publics, mais aussi par l’individualisme qui s’accentue dans certaines sociétés. Vous voyez bien que dans certaines circonstances, des citoyens préfèrent s’occuper de leurs affaires au lieu de secourir une personne en danger.

Le manque d’emploi ou la pauvreté sont-ils des facteurs qui déclenchent ces pratiques?

Ce sont des facteurs qui peuvent être évoqués, mais d’autres aussi. La pression sociale qui entoure certains jeunes et la quête obsessionnelle de l’avoir peuvent également pousser à des comportements de déviance. Il faut également ajouter l’absence de support de résilience. Certaines situations de chômage et de pauvreté mettent souvent les jeunes dans un état de vulnérabilité psychologique, surtout quand ils subissent, en parallèle, une violence symbolique qui s’exprime par l’arrogance et l’ostentation de certains riches. Dans les sociétés traditionnelles,  les grand-places et autres espaces de rencontres et d’échanges permettaient d’évacuer la pression et l’angoisse relatives à certaines situations de misère. Certains symboles jouaient aussi ce rôle. Aujourd’hui, avec l‘affaissement de ces supports de résilience et le recours presque rare aux psychologues, la vulnérabilité s’accentue et les risques de réaction violente, face à certains stimuli, deviennent plus importants.

On parle aussi des grâces présidentielles comme un des facteurs. Êtes-vous d’avis ?

Je ne saurais confirmer ni infirmer ce propos, pour la simple raison que je ne connais pas le profil des auteurs. Il faut d’abord analyser le profil des auteurs pour évoquer la grâce présidentielle. S’agit-il d’anciens prisonniers ayant bénéficié de la grâce présidentielle ou de jeunes n’ayant jamais fréquenté la prison ? La réponse à cette question est primordiale pour avancer une quelconque position.

Comment peut-on éradiquer ce phénomène à court et long terme ?

Je pense qu’il faut appliquer la justice dans toute sa rigueur. L’application de la justice de manière rigoureuse permet de démontrer avec force et vigueur son caractère préventif, au-delà de sa dimension répressive. La prévention passe aussi par la sécurisation des villes et des quartiers. Et cela incombe à l’État. Néanmoins, l’implication des citoyens reste nécessaire pour prévenir et sanctionner certains fléaux comme l’agression. Il faut aussi éduquer la jeunesse à la tolérance et accorder une attention plus importante à la promotion de la santé mentale, surtout chez les personnes en situation de vulnérabilité. Le recours aux professionnels permet de bénéficier d’une assistance, face à certaines vulnérabilités psychologiques, lesquelles constituent, en réalité, des facteurs à risque.

Il faut, enfin, faire des efforts pour réduire ou rendre moins visibles des attitudes de promotion de l’argent facile et certains comportements ostentatoires qui expriment des formes de violence symboliques. Et, à ce niveau, la responsabilité de la presse, des autorités et des personnalités publiques est fortement engagée.

ARAME FALL NDAO (stagiaire)

 

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