Le séjour à Thieuyène Djolof et la mort du Cheikh
Né en 1853, Serigne Touba a quitté ce bas monde en 1927. Dans cet article, ‘’EnQuête’’ revient sur son séjour à Thieuyène Djolof et sa mort, après 74 ans d’une vie bien remplie.
Dans la nuit du samedi 23 Muharram de l'an 1330 (13 janvier 1911), Ahmadou Bamba quitta Thieuyène pour Diourbel. Il effectua la prière du matin aux alentours de Touba et passa la nuit du lundi à Touba Daroul Alim al-Khabir chez Cheikh Abdou Rahmane Lo, le maître qui a appris le Coran aux fils aînés d'Ahmadou Bamba. Le lendemain, il se rendit à Diourbel où il passa la nuit du mardi 26 Muharram (16 janvier 1911).
À son arrivée à Diourbel, il fut installé dans un endroit situé à proximité de la résidence du commandant de cercle, endroit qui abritera plus tard le lycée situé à l'est de la ville. Le 1er ou le 2 Rabicu de l'an 1330 (février 1917), il alla s'installer dans sa maison construite le mois précédent sur la colline avoisinante, qu'il baptisa ‘’Al-Moubaraka’’.
Là-bas, le Cheikh faisait lire le Coran quatre fois par jour devant la porte de sa maison, deux fois après la prière du matin, une fois après celle du midi et une fois après celle du soir. Dans la nuit du vendredi, la lecture du Coran s’effectuait sept fois.
‘’Le Cheikh voulait que l'on inscrivît en sa faveur, à côté de chaque prière canonique accomplie un "khatma" (lecture complète du Coran). Que les lectures diurnes fussent inscrites à côté des prières canoniques du jour et de la prière du coucher du soleil et que les lectures du vendredi fussent inscrites avec les prières du crépuscule de la semaine’’, raconte Cheikh Mouhamed Lo Dagana dans ‘’l'Abreuvement du Commensal dans la Douce Source d'Amour du Serviteur’’.
Quant à la transcription du Coran, souligne-t-il, tout adepte sachant le Coran par cœur et ayant une belle écriture était chargé d'écrire un exemplaire tous les trois mois ou un huitième ou un quart ou un tiers ou un demi d'un exemplaire divisé entre deux ou plusieurs scribes ayant des écritures similaires. De même, des scribes noirs et maures employés à cet effet procédaient de la même façon, de sorte que des centaines d'exemplaires étaient transcrits chaque mois à côté d'autres exemplaires achetés aux librairies.
‘’Je me souviens qu'une fois, nous en achetâmes huit cents exemplaires à la fois à un seul vendeur. Et ce, à côté des livres scientifiques venus de tous bords, des scribes et des libraires. Parfois, on achetait plusieurs exemplaires du même livre, même s'ils comportaient des déchirures. Ceci met en évidence que l'argent dépensé pour l'achat de tels livres était une aumône dissimulée ajoutée aux biens distribués aux pauvres qui les sollicitaient et aux aides prodiguées aux dignitaires riches qui s'élevaient parfois au cours d'une seule journée à des dizaines de milliers de francs’’, souligne Cheikh Mouhamed Lo Dagana.
Il ajoute : ‘’Un des événements les plus étonnants est qu'une fois, le Cheikh nous a réunis chez lui, nous, ses scribes, le 26 du mois de ramadan de l'an 1324 (le 1er 1924). Devant lui se trouvait un grand paquet de papier. Et il nous a dit : ‘Savez-vous pourquoi je vous ai appelés ?’ Non, avons-nous dit. ‘Je voudrais que vous m'écriviez un exemplaire du Coran dans ces papiers avant la fin du mois. Pouvez-vous le faire ?’ Nous avons répondu que oui et il répéta la question deux fois et obtint la même réponse. Alors, il nous remit le paquet que nous divisâmes entre nous. L'un de nous écrivait des "Hizib" (le Coran en compte 60) et les vocalisait au cours d'une seule journée ou les transcrivait et laissait à un autre le soin de les vocaliser, d'autres écrivaient et laissaient à un autre le soin de les vocaliser, d'autres écrivaient plus ou moins. Avant de nous séparer au milieu de la matinée du 26 ramadan, chacun savait où il devait commencer et où il devait s'arrêter ainsi que le nombre de lignes à mettre dans chaque page de sorte qu'il n'y eût ni répétition, ni omission, ni page vide. L'exemplaire fut achevé le 29e jour du mois à midi.’’
Cheikh Mouhamed Lo Dagana précise que Serigne Touba n’y décela aucune lacune ni une ligne plus ou moins épaisse qu'une autre ni une page vide. ‘’Une des plus curieuses coïncidences m'est arrivée une fois pendant que je lisais une biographie du Prophète : ‘Zad al Maad’, je crois. En effet, lorsque je suis parvenu au chapitre consacré aux scribes du Prophète qui lui écrivaient le Coran et les messagers, je les ai comptés et trouvé qu'ils étaient au nombre de 17. Puis j'ai eu l'idée de compter mes compagnons, les scribes du Cheikh et trouvé qu'ils étaient au même nombre. Alors, j'ai composé un poème dans lequel j'ai imploré Dieu par l'intermédiaire des compagnons scribes du Prophète et de mes compagnons scribes du Cheikh. Certains collègues ont recopié la partie du poème concernant nos compagnons sans l'autre partie. Ensuite, j'ai découvert que les domestiques du Prophète (PSL) étaient au nombre de 9 dont une femme, en l’occurrence Umm Ayman et que les domestiques du Cheikh, cette année-là, étaient au nombre de 9 dont une femme, en l’occurrence Awa Sarr, une servante du Cheikh’’, poursuit-il.
Construction de la mosquée de Diourbel
L’autre fait marquant du séjour du Cheikh à Diourbel est la construction de la mosquée de la ville. Cheikh Mouhamed Lo Dagana rapporte que les travaux préliminaires ont débuté en 1925. En 1917, après que le Cheikh a tracé son emplacement de son pied béni au cours d'une nuit de dimanche en Rabicu I. ‘’J'étais moi-même parmi ceux qui ont creusé l'emplacement des murs de l'édifice, travail qui dura jusqu'au lundi 27 Jumad II 1336 (9 avril 1918). Ce jour-là, l'on commença la construction de la mosquée au milieu de la matinée. Auparavant, le Cheikh descendit dans un espace où se poseront les piliers soutenant le dôme en compagnie du précité Mukhtar Binta Lo qui tenait un seau plein de béton, puis le Cheikh prit la truelle, la remplit de béton, récita la Basmal, posa le béton dans le fossé, prit une brique, la posa là-dessus, reprit la truelle, récita de nouveau la Basmala, frappa la brique avec la truelle et récitait : ‘’O notre Seigneur accepte, de notre part ! Tu es celui qui entend, qui sait (2:127)’’. Ensuite, il s'écarta un peu puis effectua une prière de deux rakas et récita des prières. Dieu merci. L’édifice fut achevé dans l'espace de neuf ans’’.
Selon l’historien, le Cheikh y célébra deux ou trois fois la prière de deux grandes fêtes musulmanes annuelles. Cependant, il n'y célébra jamais la prière du vendredi, parce qu’il n'a jamais eu l'intention d'habiter à Diourbel, raconte Cheikh Mouhamed Lo Dagana.
Selon qui, le premier à y avoir célébré cette prière fut son frère Cheikh Mbacké Bousso. Il y avait aussi des fils d'Ahmadou Bamba et des dignitaires mourides qui, eux, avaient l'intention de rester définitivement à Diourbel, parce que le Cheikh leur avait donné l'ordre de s'y fixer et d'envoyer à la campagne les membres de leurs familles capables de travailler pour subvenir à leurs besoins. Ce qu'ils firent, de sorte que la ville en tira une prospérité incomparable...
Comment Serigne Touba a été enterré
Le Cheikh poursuivit ses activités jusqu'à ce que l'ordre de Dieu lui parvint, après 74 ans de vie dédiés exclusivement à son Seigneur. Ses deux disciples, Muhammad Ibn Ar-Rahman Al-Tanfughi (mort en shawwal de l'an 1372) et Muhammad Lamine Diop furent désignés pour préparer les funérailles.
La dépouille mortelle du Cheikh fut secrètement transportée à Touba dans la nuit de ce mercredi. Cinq personnes dirigées par Muhammad Al-Bachir, fils du défunt, accompagnèrent le cercueil. Bachir dépêcha des émissaires à ses frères Muhammadou Fadilou Mbacké, le deuxième khalife de Bamba, un certain Ibrahim qui se trouvait à Darou Mousty et au Cheikh Mbacké Bousso qui se trouvait à son village de Guédé près de Touba. De même, ce dernier avertit les principaux talibés présents à Touba qui, à leur tour, se firent rejoindre par leurs principaux compagnons.
Ainsi, en très peu de temps, 28 personnes se réunirent et accomplirent la prière mortuaire à la mémoire du Cheikh, sous la direction du Cheikh Mbacké Bousso. Tout cela se passa à l'insu de la masse, par crainte de désordre. Les funérailles furent achevées avant l'aube et une baraque fermée à clef fut installée sur la tombe.
Au matin, quand les gens apprirent la nouvelle de la mort du Cheikh, une panique indescriptible s'empara d'eux. Tout cela se passait alors qu’à Diourbel, le khalife Muhammadou Moustapha Mbacké informait les gens de la nouvelle et les tranquillisait. Cheikh Mouhamed Lo Dagana, dans ‘’l'Abreuvement du Commensal dans la Douce Source d'Amour du Serviteur’’, raconte : ‘’À l'issue des obsèques, je rencontrai un de nos compagnons qui n'était pas au courant de ce qui venait de se passer. Il m'a dit : ‘Je t'ai vu hier en rêve et t'ai demandé où était le Cheikh. Pour toute réponse, tu m'as récité ce verset coranique : Muhammad n'était qu'un Messager précédé par des messagers, etc.’ Je lui ai dit : la situation est comme tu vois. Entre. Il entra, vit et se mit à exprimer son étonnement...’’
‘’Autour de la présente biographie, il a écrit à cette occasion l'élégie que voici : ‘Le Cheikh se rendit au Maître qu'il adorait. Il savait certainement qu'il ne vivrait pas éternellement. C'est pourquoi il avait cherché l'agrément de Dieu en se conformant à ses prescriptions et en évitant ses proscriptions. Il interdisait le mal et prônait la bonne voie et pratiquait avec modération ce qu'il recommandait. Pour atteindre la vérité, ses fils (les talibés) s'étaient confiés à lui et lui reconnaissaient sur eux-mêmes les droits d'un père. Comme il leur reconnaissait les droits d'un fils. Qui donc s'occupera désormais des orphelins à qui il a fait oublier leurs origines ? C'est par le bien que l'on éteint le mal. Pour les pauvres venus de tous bords solliciter et obtenir son aide, il fut une source de prospérité et de quiétude. S'il était permis de le racheter, nous l'aurions fait, mais les seigneurs disparus avant lui n'avaient pas été rachetés tous. S'il est vrai qu'il a physiquement disparu, il est tout aussi vrai que les effets de sa bonne action nous profiteront toujours’’.'
CHEIKH THIAM