Publié le 7 Jun 2022 - 22:26
DR MOUSTAPHA NDIAYE, SOCIOLOGUE

‘’ L’impression est que la société est de plus en plus injuste’’

 

Source d’élévation de la personne, le social peut se transformer, dans certains cas, en un fardeau qui entrave la réalisation personnelle. Docteur en sociologie, enseignant-chercheur, Moustapha Diop estime qu’il faut trouver le juste milieu.

 

On a remarqué que beaucoup de jeunes pêcheurs indexent le poids des charges sociales familiales pour justifier leurs désirs de partir et d’abandonner la pêche. En quoi la famille constitue-t-elle une motivation du départ des jeunes vers l’Europe via des embarcations de fortune ?

Les pêcheurs appartiennent en général à des communautés dans lesquelles il y a une forte emprise du groupe sur les individus. Ce sont des catégories socioprofessionnelles dans lesquelles la chaine de solidarité est très importante. A tel enseigne que, même pour devenir pêcheur, il a fallu s’appuyer sur le tissu social qui existe. Très jeune, on vous encadre, on vous apprend les ficelles du métier, jusqu’à l’âge adulte. Et dans tous les événements importants qui rythment la vie de l’individu, on sent la présence de la communauté. Même pour voyager, il y avait des chaines de solidarité qui existaient auparavant. Les mamans faisaient par exemple des tontines qui servaient à financer le voyage de leurs enfants. Dans ces conditions, il est aisément compréhensible qu’il y ait cette logique de redevabilité du jeune qui émigre. Et les raisons de leur émigration, c’est de se promouvoir, afin de renvoyer l’ascenseur à cette communauté qui a payé un lourd tribut pour qu’ils puissent voyager et faire avancer le niveau de vie de la famille ; c’est-à-dire réussir la promotion ou la mobilité sociale. De ce point de vue, oui, il y a un certain poids communautaire et social qui pèse sur les frêles épaules de ces jeunes.

Est-ce que, dans certains cas, la famille, cette locomotive dont vous faites allusion, ne se transforme pas en un boulet qui empêche les plus jeunes de se réaliser et les pousse à opter pour des solutions désespérées ?

Effectivement. Ce qu’il faut savoir, c’est que la famille a fait un investissement sur un de ses membres pour arriver à un certain niveau. Et arrivé à ce niveau, il doit rendre l’ascenseur. Parfois, il y a ce que l’on peut appeler l’excès de vie communautaire. S’il n’y a pas un bon équilibre, cela peut devenir un surpoids ; un surpoids qui peut effectivement altérer la réalisation de la personne. La redevabilité, quand elle arrive à certains niveaux, peut devenir un fardeau, une source supplémentaire de contraintes qui vont jouer sur les possibilités de performances de la personne.

Ainsi, le social peut cesser d’être une source d’élévation de la personne, il devient surtout un élément qui alourdit, qui surcharge. Et dans ces cas de figure, ça devient un problème. Et nous sommes dans des sociétés qui fonctionnent ainsi. Cette surcharge exercée par la communauté, le clan, fait que la personne se trouve dans une situation qui joue non seulement sur sa psychologie, qui la stresse et qui peut être un frein à sa réalisation personnelle.

Les jeunes, surtout dans le secteur informel, se plaignent aussi des politiques hostiles des autorités publiques, avec les nombreux déguerpissements qui les privent de leurs sources de revenus… Comment cette perte des sources de revenus peut-elle pousser les jeunes à des solutions extrêmes comme l’émigration via les embarcations de fortune ?

Au-delà de la quête de revenus, d’une rémunération juste à la hauteur des efforts fournis, il y a la quête de l’espoir… Vous savez, notre raison de vivre repose sur l’espoir. Quand on perd l’espoir, il n’y a plus rien. Tous ces jeunes qui voyagent dans de telles conditions vous diront que c’est parce qu’ici, ils ne pensent pas pouvoir retrouver un niveau de vie meilleur. Là-bas, au moins, pensent-ils, il y a des possibilités pour qui se donne les moyens de réussir.

C’est donc cette quête de l’espoir qui est à la base de ce voyage. Même si cet espoir est hypothétique, il existe quand même dans leur perception. D’autant plus que, comme vous le savez, la plupart de ces candidats sont du secteur informel et du secteur de la pêche ; des secteurs où il y a beaucoup de problèmes. Pour les acteurs de l’informel, il y a de plus en plus d’entraves à l’exercice de leur métier. En plus des multinationales qui s’imposent de plus en plus dans le secteur de la distribution par exemple, il n’y a pas un tissu industriel capable de les faire travailler…

Dès lors, les jeunes, dépossédés, laissés à eux-mêmes, tentent de s’en sortir par la débrouille. Et dans cette débrouillardise, on les chasse, on leur met des bâtons dans les roues, on ferme ainsi toutes les possibilités d’autopromotion qui existaient.

La famille et la société, mises au ban par les jeunes, peuvent-elles être des leviers pour lutter contre ce phénomène de l’émigration irrégulière ?

D’abord, en ce qui concerne la famille, elle peut être le premier rempart. Nous sommes dans des sociétés dans lesquelles il y a un certain niveau de solidarité. Les plus nantis tendaient la perche aux moins nantis et les aidaient à trouver des possibilités de s’insérer, les plus âgés à payer les études par exemple des plus jeunes… Cela permettait à toutes les composantes d’avoir les moyens de s’en sortir. Maintenant, ce système, jadis très solidaire, d’année en année, se nucléarise. Même si on a gardé le socle, la famille est moins solidaire. Or, ce système aurait pu permettre d’atténuer les crises. À leur décharge, la crise touche aussi les plus nantis qui n’ont pas toujours les moyens de jouer ce rôle.

D’autre part, on peut aussi parler de la responsabilité de la société. Si on était dans des sociétés plus justes, cela aurait pu régler certains problèmes. Mais l’impression est que la société est de plus en plus injuste. Ce n’est plus le travail, les efforts qui sont les facteurs de promotion. La réussite est aujourd’hui assujettie à d’autres logiques, des logiques clientélistes, réticulaires. C’est une forme de violence symbolique qui fait que la société n’assure plus l’ascenseur social. Il faudrait peut-être revoir les formes d’organisation et de fonctionnement de la société. Il faut promouvoir la justice sociale, le travail et le mérite, à la place des logiques clientélistes. De ce point de vue, la société peut effectivement constituer un rempart. 

MOR AMAR

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