Quand l’homme d’État fait de la politique et le politique oublie l’État

Au Sénégal, la confusion entre les postures d’homme d’État et d’homme politique crée un malaise démocratique profond. Des déclarations chocs de ministres, des attaques contre les institutions sous couvert de militantisme et une législation comme l’article 254 qui entretient le flou entre critique et offense. Autant d’éléments qui nourrissent un climat d’ambiguïté. Retour sur une dichotomie devenue système, entre institutionnalisation de l’arbitraire et instrumentalisation de la liberté d’expression.
Le 19 juillet 2025, à l’université d’été du Pastef tenue à l’université Gaston Berger de Saint-Louis, le ministre sénégalais de l’Énergie, Birame Soulèye Diop, lançait une déclaration polémique : ‘’Quiconque insulte Ousmane Sonko, insultez-le en retour. Quiconque insulte le président de la République, insultez-le en retour, car la réplique est permise.’’
Des propos qui ont aussitôt embrasé l’espace public où bon nombre d’observateurs se sont indignés de voir un ministre, censé incarner l’autorité de l’État, tenir un discours de militant belliqueux. Dans une tentative de justification, Birame Soulèye Diop a tenu à clarifier sa position : ‘’Je suis ministre du lundi au vendredi, le week-end je suis militant.’’
Ce prolongement de son raisonnement, au lieu d’apaiser, a relancé le débat sur la confusion assumée de certains responsables publics. Car dans un État de droit, peut-on vraiment cloisonner les jours de militantisme et ceux d’institution ? L’État peut-il être mis en veille le samedi pour laisser place au passionnel ?
Ousmane Sonko, Premier ministre ou citoyen libre ?
Quelques semaines plus tôt, c’est le Premier ministre lui-même, Ousmane Sonko, qui s’était aventuré dans les mêmes zones de flou. Attaquant violemment la magistrature dans une sortie publique, il s’était empressé de préciser qu’il s’exprimait ‘’en tant que citoyen’’ et non en tant que chef du gouvernement.
Ce type de déclaration pose une équation double : une personnalité politique peut-elle revêtir et ôter sa casquette institutionnelle selon les circonstances ?
Pour beaucoup d’analystes, cette posture est dangereuse, car elle autorise l’usage de la tribune gouvernementale pour des règlements de comptes ou des discours partisans, tout en déniant la responsabilité institutionnelle en cas de dérapage.
Pour le citoyen lambda, cette dichotomie crée une grande confusion. Lorsqu’un responsable public prend la parole, qui parle ? Le ministre, le militant, l’ami personnel, ou le simple citoyen ? Et surtout, qui doit être tenu pour responsable, en cas de dérive ? Le militant du samedi peut-il déclencher une procédure judiciaire contre un opposant le lundi, au nom de l’État qu’il sert en semaine ?
Cette ambivalence crée une forme d’impunité morale : les responsables politiques refusent d’endosser les conséquences de leurs propos, au motif qu’ils ne s’exprimaient pas en tant qu’hommes d’État, tout en usant des moyens de l’État pour se protéger ou riposter.
L’arme de l’article 254 : un couvercle sur la liberté
Cette situation est d’autant plus préoccupante que le Sénégal dispose d’un arsenal juridique qui permet de criminaliser certaines opinions sous couvert d’atteinte à l’autorité de l’État. L’article 254 du Code pénal, relatif à ‘’l’offense au chef de l’État’’, a ainsi été utilisé à de nombreuses reprises contre des opposants, des journalistes ou de simples citoyens.
Des figures comme Assane Diouf, Badara Gadiaga ou encore l’ancien ministre El Hadj Amadou Sall ont été poursuivies en vertu de cette disposition. Pourtant, lorsque l’on attaque le Premier ministre ou un ministre, il est difficile de savoir s’il s’agit d’une attaque contre une institution ou contre un homme politique.
Pour beaucoup de citoyens, ce flou alimente une judiciarisation sélective. Lorsqu’un citoyen critique violemment un ministre, il est souvent poursuivi pour offense. Mais lorsque ce même ministre attaque violemment une autre institution, comme la justice, il peut se retrancher derrière son droit à la liberté d’expression.
Pour le journaliste Mamadou Ndiaye, ce deux poids, deux mesures alimente le ressentiment et fragilise la confiance dans les institutions. En flou, la subjectivité de la notion d’’’offense’’ et le risque d’arbitraire dans son application. ‘’En effet, comment définir juridiquement une offense sans tomber dans la censure ? La justice française, embarrassée par cette disposition, rendait souvent des non-lieux ou des peines symboliques, preuve de son obsolescence’’.
La posture d’homme d’État : une exigence permanente
Pour lui, au-delà des textes, c’est la posture qui fait la crédibilité. Être homme d’État, c’est incarner en permanence l’institution que l’on représente, même en dehors des heures de bureau. ‘’Un Premier ministre ne cesse pas de l’être une fois sorti de son bureau. Un ministre ne devient pas un militant le week-end. C’est une fonction continue, qui impose une discipline verbale, une hauteur de vue et un sens de l’intérêt général’’, explique-t-il.
Cette posture n’est pas une camisole, mais une exigence républicaine. Elle suppose que l’on s’élève au-dessus des passions, que l’on s’interdise certaines paroles, certains tweets, certains clashs. C’est ce qui distingue l’homme d’État du simple acteur politique.
Le risque, à ne pas faire cette distinction, est de transformer l’État en outil partisan. Il ajoute sans ambages : ‘’Lorsqu’un ministre utilise sa fonction pour réprimer les opposants, mais invoque son militantisme pour attaquer ses adversaires, il fausse le jeu démocratique. Il brouille les repères et fragilise la séparation entre État et parti.’’
Dans ce climat, la redevabilité devient presque impossible. Les citoyens ne savent plus à qui s’adresser ni qui interpeller. Le ministre ? Le militant ? Le chef de parti ? Le citoyen engagé ? Cette pluralité d’identités brouille les lignes de responsabilité.
La démocratie sénégalaise, pour se renforcer, doit exiger de ses dirigeants une clarté de rôle. Il ne s’agit pas d’empêcher les ministres de penser ou d’avoir des convictions, mais de leur rappeler que la parole publique engage et que toute prise de position, même en civil, a des répercussions politiques.
AMADOU CAMARA GUEYE