Publié le 15 Mar 2015 - 21:49
SPECULATION SUR LES PRIX DANS LES BOUTIQUES ET LE TRANSPORT

La rançon de la résignation

 

10F, 20F, 25F. À court terme, les marges illégales que les boutiquiers ajoutent sur certaines denrées aux prix fixés semblent indignes d’intérêt. Mais à la longue, c’est une fortune que les consommateurs perdent. Plus de 6 milliards par an, selon un calcul minimaliste. Sans compter ce que leur font subir les moyens de transport public, véritables as dans la surfacturation. Malgré tout, les Sénégalais optent pour le silence et la résignation, considérés comme le prix de la paix et de la préservation du bon voisinage.

 

Le Sénégal a un système de liberté des prix. Chaque commerçant a le loisir de vendre au prix qui lui convient. L’objectif ici est de faire jouer la concurrence entre acteurs. Cependant, le gouvernement, dans sa politique sociale, a pris la décision de fixer les prix d’un certain nombre de denrées alimentaires du fait de leur sensibilité. Il s’agit des produits de grande consommation que sont le riz, l’huile, le sucre. Il en est de même du gaz butane et des autres hydrocarbures. Le lait a été un instant dans la liste, mais il n’y est plus. Par contre, pour les produits précités, il y a un prix plafond au-delà duquel le commerçant ne peut vendre, au cas contraire, il se trouve dans l’illégalité, il est hors-la-loi.

Afin de mener à bien cette politique sans porter préjudice aux importateurs, il a été mis en place des instruments. C’est ainsi que ceux qui importent à perte peuvent bénéficier d’une compensation, afin que les prix soient appliqués. Pourtant, il y a lieu de se demander parfois quel respect les commerçants, ici particulièrement les boutiquiers, ont vis-à-vis de ces dispositions. Autrement dit, les efforts de l’Etat bénéficient-ils plus aux consommateurs auxquels ils sont destinés ou plutôt à des commerçants-intermédiaires qui occupent le circuit de la distribution. 

L’arrêté ministériel du 22 mai 2013 portant administration des prix de l’huile en fût et en dosette, du sucre cristallisé et du riz brisé non parfumé a fixé les prix comme suit : Le litre de l’huile en fût est à 900 F CFA, la dosette de 250 ml s’échange à 290 F et le kilogramme de sucre à 575 F. Pourtant, dans la pratique, c’est tout autre. En réalité, les consommateurs achètent le litre d’huile en fût à 1 000 F, soit une majoration de 100 F. La dosette et le kilo de sucre sont vendus respectivement à 300 F et 600 F. soit 10 F de plus sur la dosette et 25 F de plus sur le kilo de sucre.

De même que ces produits, le gaz butane est aussi normalisé. Une baisse est intervenue récemment, grâce à un contexte international favorable : la baisse du prix du baril de pétrole. Selon l’arrêté n°018595 du 19 décembre 2014, la bonbonne de gaz de 2,7 kg, la plus petite, est fixée à 1 485 F, la bouteille de 6 kg à 3 280 F, celle de 9 kg à 4 880 F et celle de 12 kg à 6 975 F. Là aussi, la spéculation est de mise. La bonbonne de 2,7 kg fait l’objet de plus de spéculation. Elle est vendue entre 1 500 et 1 600 en fonction des zones, constate l’adjoint du chef service régional du commerce de Dakar, Cheikh Bamba Ndao. Ce dernier soutient que cette spéculation plus importante sur ce produit s’explique par la rareté de cette bouteille. Quant aux autres de 6 kg, 9 kg et 12 kg, elles sont cédées dans les boutiques respectivement à 3 300 F, 4 900 F, et 7 000 F. La  bouteille de 12 kg se vend généralement dans les stations où l’on pratique un respect strict des prix, si l’on en croit M. Ndao.

A première vue, ces marges que le boutiquier grignote au consommateur semblent anodines. 25 F sur le kilo de sucre, 10 F sur la dosette d’huile, 20 F sur les bonbonnes de 6 et 9 kilo, 25 F sur celui de 12 kg. En apparence, il n’y a que les 115 F sur la bonbonne de gaz de 2,7 kg et les 100 F sur l’huile en fût qui sont visibles. Encore que l’huile en fût est aujourd’hui devenue rare à Dakar du fait de la préférence sur les dosettes et autres bouteilles. Ce qui n’est forcément pas le cas hors de la capitale. Toutefois, dans la durée, ces petites sommes deviennent importantes. A la question de savoir à combien est évaluée cette spéculation, combien elle coûte au consommateur final et/ou à l’Etat, notre interlocuteur à la direction des commerces avoue qu’ils n’ont jamais essayé d’évaluer le préjudice.

Plus de 6 milliards de pertes pour les ménages

Toutefois, un calcul effectué par le président de l’Association des consommateurs du Sénégal (ASCOSEN) Momar Ndao révèle une perte énorme sur le panier de la ménagère. Précisons d’abord que le calcul s’est fait sur la base du niveau de spéculation. Celle-ci, d’après le consumériste, est évaluée entre 5 et 20% selon les produits. Rapporté à la quantité de produits utilisés par les ménages selon un principe de 10 personnes par ménages, cela fait une perte mensuelle de 3 500 F par ménage. Par an, ça donne 42 000 F Cfa. Or, dans son dernier recensement de la population dont les résultats ont été publiés en 2014, l’Agence nationale de la statistique et de la démographie indique que le Sénégal compte 1 526 734 ménages. Rapportés au 42 000 F, on se retrouve avec 6 412 534 800 F Cfa. Au moins six milliards et demi de perte due à la spéculation.

Cela sans compter la spéculation sur les prix du transport qui sont eux aussi fixés et non respectés par les transporteurs. Les derniers tarifs sur le transport urbain à Dakar datent de 2009. Ils ont été fixés par le décret 2009-20 du 22 janvier 2009. Si l’on se fie au tableau sorti par l’Etat à l’époque le trajet Grand Yoff-Dakar est facturé à 140 F. Or, tous les passagers qui prennent les minibus Tata, cars rapides ou Ndiaga Ndiaye payent entre 200 et 250 F Cfa pour le même trajet. Dakar-Rufisque est à 255 F, pourtant, les passagers qui font le trajet par la ligne 57 qui prend son départ à Liberté 6 déboursent entre 300 F et 350 F selon le lieu où ils vont dans Rufisque. Dakar-Ecole Dior est fixé à 155 F alors que les étudiants qui empruntent ce trajet payent dans les minibus entre 150 et 200F pour le tronçon Dior-UCAD.

La grande spéculation dans le transport

La première remarque est que les minibus Tata ont supprimé toute monnaie comprise entre 5 et 50 F. Leurs tarifs se situent entre des parenthèses de 50 F : 100 F, 150 F, 200 F, 250 F, etc.. Ils ne sont pas seuls, car les cars rapides et ‘’Ndiaga Ndiaye’’ se livrent non seulement à la spéculation, mais la manie qu’ils ont de tronçonner les trajets sont encore beaucoup plus préjudiciables aux passagers. Il faut relever qu’avec les transports, les prix sont exagérément gonflés comparés à ce qui est arrêté par l’Etat. Ce qui veut dire que la spéculation dans le transport affecte considérablement le pouvoir d’achat des Sénégalais.

Et malgré la baisse conséquente à la pompe des prix de carburant, aucune baisse n’a jusqu’ici été décidée. Lors de la rencontre entre le monde de la consommation des hydrocarbures et le ministre de l’Energie Maïmouna Ndoye Seck à la Chambre de commerce de Dakar, le directeur du transport avait annoncé une réunion entre acteurs dans le sens d’évaluer les possibilités d’une baisse. Mais depuis lors, Momar Ndao et ses camarades sont dans l’attente. Et ce qui est sûr, c’est que les transporteurs peuvent continuer à transgresser la loi en toute impunité, étant entendu que du côté des services de contrôle, on avoue n’avoir jamais accordé un intérêt au transport. La police non plus de semble pas préoccupée par cette question. Momar Ndao soutient qu’il est fait obligation aux véhicules d’afficher les tarifs. A défaut, les chauffeurs doivent être verbalisés. ‘’La police ne fait pas son travail’’, regrette le consumériste.

Comment expliquer que les prix fixés par l’Etat ne soient pas respectés. Il y a au moins deux facteurs décisifs, selon nos interlocuteurs. Le premier est lié aux moyens disponibles pour réprimer les contrevenants. Le second est relatif au comportement des consommateurs sénégalais. Sur le plan des moyens, le Sénégal, sur l’étendue du territoire national, disposent de 245 agents de contrôle dont 30 pour 4 000 boutiques à Dakar. Un effectif largement insuffisant par rapport aux besoins. ‘’Impossible de faire le travail dans ces conditions’’, fait remarquer Momar Ndao. Dakar par exemple compte 9 groupes de 2 agents. Cheikh Bamba Ndao aurait bien aimé que ce soit 9 groupes de 3.

L’autre facteur explicatif de la spéculation est que le consommateur ne fait rien pour corriger le boutiquier. Nos deux interlocuteurs sont unanimes sur cette question. Cheikh Bamba Ndao : ‘’Le contrôle citoyen ne s’exerce pas’’. Momar Ndao : ‘’Le consommateur sénégalais est très difficile à défendre. Il ne fait aucun effort, malgré toutes les dispositions prises. Il arrive des moments où le consommateur doit prendre ses responsabilités et exiger l’application des dispositions.’’ C’est donc à eux d’exiger les vrais prix et non de se résigner, car le refus de payer, de l’avis du président de l’ASCOSEN, doit être avant tout une question de principe.

Diallo, le banquier du quartier

Mais le consommateur ne semble pas bien comprendre cela. Tout ceux qui ont essayé de refuser de payer un tarif anormal dans les moyens de transport ont vu d’autres leur proposer un complément afin qu’ils acceptent. A la limite, ce sont même les résistants qui sont considérés comme belliqueux, voire des hors-la-loi. On voit donc que les initiatives sont très rares et la plupart découragées par la masse. Cela est dû en grande partie par le manque d’information. En effet, force est de constater que les consommateurs n’ont pas toujours la bonne information. La plupart d’entre eux n’ont par conséquent même pas conscience que leurs droits sont violés.

Cependant, l’attitude des Sénégalais ne s’explique pas seulement par l’ignorance. Il y a également d’autres considérations. Par exemple, la société voit d’un mauvais œil celui qui dénonce son prochain, particulièrement auprès des autorités étatiques. De ce fait, même étant victime d’une pratique illégale, la personne ne veut pas être vue comme celle qui a envoyé l’autorité publique chez son prochain. ‘’Il a peur du qu’en-dira-t-on’’, regrette Momar Ndao. C’est ainsi que même ceux qui ont la bonne information ne veulent pas dénoncer les boutiquiers véreux. La psychologie de la population réprime une telle attitude.

A défaut d’une dénonciation, on s’attendait à ce que le consommateur ait une autre attitude. En effet, quand une boutique applique des prix élevés, ‘’le réflexe normal devrait consister à aller acheter dans une autre boutique’’. Ce qui devrait faire jouer la concurrence recherchée par la loi 94-63 du 22 août 1994. Mais là aussi, beaucoup estiment que cette petite monnaie ne vaut pas la peine d’une réclamation, à plus forte raison une dénonciation. Cela veut dire que le consommateur voit plus le court terme que les conséquences dans le long terme. C’est pour cette raison d’ailleurs que le président de l’ASCOSEN préconise la suppression de la loi  94-63, étant donné qu’elle n’assure pas la concurrence.

Un autre facteur décisif est le rôle social de Diallo (nom par lequel sont abusivement appelés les boutiquiers au Sénégal) dans le quartier. Il est par excellence la banque de proximité. Beaucoup de travailleurs, après le passage à la caisse, laissent une somme à la boutique. Une sorte de compte-boutique destiné à être grignoté progressivement jusqu’à la fin du mois. Et à l’image d’un client d’une institution financière, le boutiquier accorde aussi de petits crédits occasionnels à ses clients. ‘’Dépanné de temps en temps, il devient captif’’, constate Momar Ndao. Il est donc hors de question de fâcher son ‘’bienfaiteur’’. Au finish, la sous-estimation des pertes, la cordialité, la proximité et une certaine dépendance au boutiquier obligent l’acheteur à la fois à rester fidèle au négociant de son quartier mais aussi à subir ses prix sans rechigner.  

BABACAR WILLANE

 

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