Publié le 28 Jan 2020 - 00:47

Un sentiment ambivalent

 

Au Sénégal, l’ex-puissance coloniale est considérée comme un bourreau des temps modernes qui épuise l’économie nationale. L’arrivée du groupe français Auchan a fait éclore un activisme jusque-là timide. Même si, au sein de la population, le sentiment est ambivalent. En témoignent les positions par rapport à Auchan.

 

En ces lieux, tout au long de la journée, les entrées et sorties se déroulent non-stop. Ce magasin Auchan sise à Sacré-Cœur II compte un parking bien souvent plein, qui atteint un pic pendant les weekends. Vêtue d’une robe ample en pagne et d’un foulard joliment noué, Adji Daro est de ceux qu’on peut surnommer ‘’les fans d’Auchan’’. La jeune femme y vient en moyenne trois fois par mois. 

‘’Je n’ai plus besoin de courir au marché pour des légumes ou du poisson. Ce n’est pas loin, les produits sont moins chers, bien conservés et ils ont des rayons où je peux trouver tout ce dont j’ai besoin pour faire la cuisine. Auchan est ouvert toute la journée jusqu’à minuit, ce qui nous laisse largement le temps de venir faire des emplettes’’, confie-t-elle avec enthousiasme, pressée de pousser la porte d’entrée.

Comme à l’accoutumée, à l’entrée principale, un petit groupe de chauffeurs de taxi devisent, espérant transporter d’un moment à l’autre des clients. Chose plutôt rare, puisque s’ils ne sont pas véhiculés, les habitués de cette succursale vivent à deux pâtées de là, donc préfèrent marcher tranquillement jusqu’à leur domicile. C’est peu de dire que la grande surface française est une aubaine pour les riverains, comme le confirme Mactar Diop qui, les dimanches, vient même avec ses enfants. Derrière ses lunettes de soleil, il déclare : ‘’Pour dire vrai, je ne fréquente presque plus les boutiques de mon quartier, parce que les prix diffèrent. Ici, ce que je trouve à 500 F CFA peut coûter 800 F dans mon quartier.’’

Pour ce septuagénaire, fréquenter cette multinationale française n’a rien d’antipatriotique. Il l’assimile plutôt à la recherche d’un bon rapport qualité-prix. Dès son arrivée en 2015, Auchan (pourtant en faillite en France) a suscité une vague d’indignation assez virulente chez beaucoup qui considéraient que la multinationale vient contrecarrer l’essor du petit commerce.

En effet, le groupe français a visiblement frappé là où ça fait le plus mal, notamment le secteur informel, poumon économique du Sénégal. Implanté tant dans les zones aisées que populaires de la capitale, il connait une croissance fulgurante, avec une vingtaine de supermarchés à Dakar pour plus de 1 500 employés. Sans compter ses projets dans tout le pays.

Cependant, ce sont au moins 1 500 petits commerçants des marchés de la capitale qui font face à des difficultés de remboursement vis-à-vis des banques, à en croire Ousmane Sy Ndiaye, Directeur exécutif de l’Union nationale des commerçants et industriels du Sénégal (Unacois).

‘’Grâce aux nombreuses ramifications industrielles potentielles, la grande distribution peut être aussi source de nombreux emplois. On profite aussi beaucoup à l’économie sénégalaise en payant la TVA, les divers impôts ainsi que les droits de douane. Cet argent peut aider à construire des écoles et des hôpitaux, ce que ne fait pas l’économie informelle. Si Auchan fait autant de bruit au Sénégal, c’est parce qu’on dérange en forgeant de nouvelles habitudes. Cela oblige les autres à s’adapter’’, a déclaré Laurent Leclerc, Directeur général d’Auchan/Sénégal, lors d’un entretien accordé à ‘’Jeune Afrique’’.

L’art engagé se renforce

Dans les ménages, sur les réseaux sociaux comme dans les médias, le débat s’est posé ; les avis sont restés tranchés. A côté du lot des ‘’patriotes’’, il y a ceux qui rappellent le nombre de Sénégalais employés par l’entreprise (estimé à un millier, selon le groupe français), la liberté d’acheter où l’on veut et, bien sûr, le rapport qualité-prix. On compte également les plus radicaux, fondateurs du collectif Auchan dégage, sans oublier ceux qui ont choisi les graffitis pour exprimer leur ras-le-bol face à une France beaucoup trop gourmande à leurs yeux. Le mur de l’entrée principale de l’université Cheikh Anta Diop en a fait les frais, de même que le pont de Mermoz (sur la VDN) où l’on pouvait lire ‘’France dégage’’.

Si ces graffitis, aujourd’hui repeints, ont visiblement été faits par des amateurs soucieux de ne pas se faire prendre, il est loin d’être le cas pour ceux du mur de limitation de l’aéroport Léopold Sédar Senghor, du côté de Yoff.

En témoignent la finesse des dessins, le choix des couleurs et d’images imposant un questionnement même à l’esprit le plus paresseux. Entre un Sénégalais mort par pendaison au franc CFA, un président Macky Sall maigre nourrissant d’un bol de riz son homologue français déjà bien engraissé ou encore la bouche d’un jeune leader sénégalais fermée par une main pleine de billets de banque, il y a matière à réflexion. Sur l’un des dessins, trois hommes représentant les groupes Orange, Auchan et Total, de noir vêtus, sont assis autour d’une table supportant la carte du Sénégal. La scène a tout l’air d’un partage de gâteau. L’inspiration des auteurs, en une journée du mois d’octobre 2018, ne s’est pas limitée à des dessins ; elle a aussi mis en exergue des proverbes tels que ‘’Loxo biyy naan, souf lay feeté’’ (la main qui demande est toujours en bas). Des phrases du type ‘’La France tue le Sénégal’’ et la célèbre citation de Franck Fanon : ‘’Chaque génération, dans une relative opacité, doit découvrir sa mission, l’accomplir ou la trahir.’’

Pour les habitués des lieux, l’effet de surprise des premiers jours a disparu, ces graffitis font désormais partie du décor. ‘’Je ne sais pas qui les a réalisés, mais il doit avoir un profond savoir, ce doit être quelqu’un de cultivé’’, confie Babacar Ndiaye au volant, coincé dans les embouteillages. Adossés au mur malgré un soleil brûlant, des jeunes de la commune, par petits groupes, discutent tranquillement. Tous ignorent qui sont les auteurs, sauf Ousmane, le plus bavard, qui affirme, d’un air sérieux : ‘’Tout le monde dit que c’est un malade mental solitaire qui en est l’auteur. Il vient même par ici de temps à autre. En tout cas, plusieurs Européens viennent ici, rien que pour prendre des photos. Un jour, un Américain m’a dit que ce mur doit être l’œuvre d’un grand artiste plein de savoir.’’

En fait, cette production artistique est l’œuvre du RBS (Radical Bomb Shot) Crew, un collectif de graffeurs sénégalais né en 2012, dont les œuvres portent des messages engagés. Ils portent aujourd’hui l’étiquette de panafricanistes, en raison de leur combat pour une réelle indépendance des peuples africains, en particulier celui du Sénégal face à la France.

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