Publié le 28 Aug 2019 - 14:44

Adieu, l’ami Amath

 

C’était au temps où les jeunes communistes se croyaient invincibles et capables de tout. C’était au temps où le poids du monde, ses tares et ses avanies ne nous faisaient pas peur. C’était le temps du rêve et de la confiance aveugle  et absolue en soi. Comme si nous étions éternels. C’était aussi le temps où la seule image de nous-mêmes qu’on voyait dans le miroir était celle de justiciers et de preux indestructibles et nous étions tellement sincères que les hommes bons et lucides nous respectaient et nous soutenaient.

En septembre 1977 je suis retourné à Touba pour avoir les bénédictions de de Serigne Cheikh Ahmadou MBACKE, Gaindé Fatma, avant d’aller rejoindre  mon poste d’Assistant de langue à Cardiff, en Grande Bretagne. Cet homme hors-pair me fit l’honneur de me recevoir dans sa chambre privée pour discuter avec moi pendant près d’une heure sur la situation du Sénégal, Senghor et son gouvernement et toutes les autres questions que j’ai osé aborder. Ses mots prophétiques retentissent encore dans mes oreilles quand je lui ai demandé de soutenir les communistes sénégalais que nous étions :

« la justice sociale que vous cherchez est une chose louable, mais l’idéologie qui l’accompagne passera difficilement dans nos communautés. Cependant, si des personnes comme toi vous initiez quelque chose pour liberer le pays, je suis avec vous jusqu’au bout. Je  suis prêt, je suis prêt, je suis prêt ».

C’étaient les derniers mots que je l’ai entendu prononcer. Je partis avec ses bénédictions, sûr que mon chemin était balisé. Cela m’a donné le courage de rester au Parti.

Je ne te connaissais pas encore Amath. Mes amis, collaborateurs, mentors et formateurs étaient Sémou Pathé GUEYE et Samba Diouldé THIAM et je te rencontrais un an plus tard en France, avec cette conviction que mon homonyme serait toujours présent, faisant de moi et de mes camarades des rebelles qui refusent frontalement toute autorité imposée, toute trahison et tout mensonge.

Dans les circonstances de notre rencontre le courant est vite passé. :

  • j’ai trouvé en toi un rebelle, un anticonformiste lucide qui cherche à tirer de chacun ce qu’il a de meilleur dans ses entrailles.
  • un sens de l’humour parfois pas très orthodoxe. Une fois quand un cortège funèbre nous a barré la route à la sortie de la morgue de Fann, tu as fais la remarque suivante : « regardez ces membres du cortège, on dirait que certains d’entre eux viennent de découvrir les habits. ». Tu faisais allusion à la simplicité de l’accoutrement de certaines dames du groupe. Je t’ai rétorqué que ces dames ne pouvaient venir que de Kédougou et que c’étaient des membres de ta famille. Je t’ai rarement vu rigoler autant que ce jour-là.
  • Et ton problème avec le Wolof ; te souviens-tu d’un  meeting du PIT à Khar Yallah où tu déclarais « Su A… waxee lii, dafay D… ». A la fin, quand Pape MBAYE et moi t’avons attrait dans un coin pour te critiquer, tu nous a répondu « Je ne comprends pas ; on m’a dit que « mentir » voulait dire D…, chaque jour je dis que A… est un menteur et celà ne choque personne, votre wolof là est très compliqué ».
  • Et pour ton ouverture d’esprit, le jeune guindé et sectaire que j’étais a appris beaucoup de choses ; un jour, arrivé chez moi, tu ouvres la porte et te retournes pour aller vers une voiture dont le conducteur te faisait signe de la main : après de grosses accolades dans la rue, tu l’as invité à l’intérieur et il est venu passer quelques minutes avec nous ; c’était Moustapha NIASS. J’ai constaté ce jour que malgré les hostilités et la guerre totale et ouverte entre le PIT et le PS, des responsables pouvaient toujours avoir des relations humaines et d’amitié, ou au moins de civilité pour permettre le dialogue. La leçon que j’ai tirée de cette rencontre est que les militants de base, comme on les appelle, doivent se méfier des querelles de chefs. On peut faire de la politique en se respectant et en respectant son adversaire ; les adversaires politiques ne sont pas des ennemis et ne doivent jamais être traités comme tels.

Cinq ou six ans auparavant, tu me présentais à feu Birahim DIAGNE à la Fête de l’Humanité à Paris, Courneuve : il était membre de la direction de notre parti et responsable PS de Sakal… et puis il y’a eu Mary Teuw au SAES alors que nos camarades militaient au SUDES, il y’a eu Mankeur et d’autres.

Sur un autre plan, tu m’as appris à démystifier l’image traditionnelle du « camarade » ; il y’a parmi eux des menteurs, des traitres et des fourbes. Nous avons eu, pendant près de 40 ans, des discussions succulentes sur certains de nos « camarades » et on se payait à chaque fois une bonne tranche de rire. Cela, tu l’as partagé avec Sémou et c’est ce qui me séduisait le plus chez vous deux.

Amath, tu as étais de tous les combats de tout temps avec un courage qui frisait souvent la témérité mais sans jamais franchir la frontière du raisonnable et du convenablement possible.

Tu as su utiliser les contacts avec la confrérie mouride dont le premier et plus important a été Serigne Mouhamed MBACKE, plus connu sous le nom de Serigne Mbacké Sokhna Lo. Vous êtes devenus des amis avec une estime et un respect réciproque jusqu’à ce qu’il nous quitte en 2005. Ces rapports nous ont permis d’humaniser notre image dans le milieu religieux si important dans notre société. Nous avons été accueillis à bras ouverts chez Serigne Abdou Lahat, Serigne Saliou. Serigne Mourtada, Serigne Modou Bousso Dieng, Sokhna Mai et son fils  Serigne Modou Mahfouss et tant d’autres guides de notre confrérie. Et puis Serigne Mansour SY Djamil, que j’appellerai le jumeau de Serigne Abdou Fatah et de Sémou.

La réalité des manœuvres politiques a fait que nous n’avons pas pu remporter des elections mais nous avons été « Faiseurs de Roi » à cause que notre expertise en analyse, en organisation et en leadership a permis de jouer des rôles de premier plan à des moments de graves crises sociales et politiques, sous les présidents Diouf et Wade, ce qui a été un élément décisif  dans tes combats avec Samba Diouldé THIAM, Sémou Pathé GUEYE, Magatte THIAM, Matar Fofana NIANG, Bouna GAYE, Mouhamed LAYE, Iba Ndiaye DJADJI, Mamour SANKHE et tant d’autres.

Tu as su transcender les clivages et conflits internes (les départs de plusieurs camarades  du PIT en décembre 1997 pour créer un parti avec notre ami Samba Diouldé et d’autres militants n’a rien changé dans nos relations personnelles) et tu es resté fidèle en amitié avec tes compagnons de lutte.

Au niveau international, les historiens diront un jour ta contribution au mouvement de libération nationale en Guinée Bissau et au Cap-Vert, en Angola et au Mozambique, en Afrique du Sud et en Namibie ; mais aussi tes interventions pour éviter les tragédies internes engendrées par les conflits acerbes en Guinée Conakry et au Mali, la guerre civile en Côte d’Ivoire et les violences fratricides qui ont fait des milliers de morts au Congo Brazzaville. Une autorité de ce dernier pays qui a été personnellement impliquée à tes côtés est mieux placée que moi pour parler des nombreuses missions où tu cherchais à faire faire l’économie d’une guerre entre Denis Sassou N’Guesso et Pascal Lisouba. Sans succès. Elle témoignera sous peu.

Qu’ALLAH SWT te pardonne et te pardonne et te pardonne encore. Repose en paix, Amath.

Prof. Cheikh Ahmadou DIENG,

Ambassadeur du Sénégal au Royaume – Uni

de Grande Bretagne et d’Irlande du Nord

 

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