Publié le 27 Sep 2022 - 13:21
AFFAIRES PARRAINAGE - KHALIFA SALL - LIGUE SÉNÉGALAISE DES DROITS HUMAINS & AMNESTY INTERNATIONAL SÉNÉGAL /ÉTAT DU SÉNÉGAL

Pourquoi l’exécution des décisions de la Cour de justice de la Cedeao est problématique au Sénégal ?

 

La Cour de Justice de la Communauté a été créée par un Protocole A/P/1/7/91 du 6 Juillet 1991 pour être le principal organe judiciaire de la Communauté. Elle n'est pas une juridiction de recours contre les décisions des juridictions nationales des États Membres.

Sous l’empire de ce Protocole de 1991, la compétence de la Cour était limitée aux saisines par les Etats au nom de leurs citoyens et par les institutions de la Communauté, relativement à l’interprétation et l’application des instruments juridiques de la Communauté. A ses débuts, le système judicaire de la CEDEAO avait un caractère inter-étatique et seuls les Etats membres étaient habilités à saisir la Cour sur un certain nombre de domaines énumérés.

Les particuliers et les citoyens ne pouvaient guère introduire un recours devant la juridiction communautaire. Ainsi, du fait de la compétence très limitée de la Cour, en vertu du Protocole de 1991, seules deux affaires furent portées devant elle entre 2001 et 2005. Les deux affaires étaient irrecevables car intentées par des particuliers pour qui la saisine de la Cour n’était pas, à l’époque, ouverte. Tel était d’ailleurs l’intérêt de la toute première affaire connue de la Cour de Justice de la CEDEAO, à savoir, l’affaire Afolabi Olajidé contre la République Fédérale du Nigeria à l’occasion de laquelle, ce ressortissant nigérian avait saisi la Cour pour voir engager la responsabilité de la République Fédérale du Nigéria à cause du préjudice qu’il aurait subi du fait de la fermeture de la frontière de Sémé (zone frontalière entre Nigéria et Bénin,) entravant ainsi sa liberté de circulation garantie dans les quinze Etats Membres par le Protocole  de 1979.

Mais avec le récent Protocole additionnel du 19 janvier 2005 portant amendement du Protocole relatif à la Cour de Justice, la compétence de la Cour de Justice a été considérablement élargie et les personnes privées peuvent maintenant saisir la Cour de justice de la CEDEAO mais exclusivement pour des raisons de violation des droits de l’Homme.

Le Protocole a également consacré un principe très libéral qui ne fait pas de l’épuisement des voies de recours internes une condition préalable à la saisine de la Cour pour les cas de violation des droits de l’Homme. Ainsi toute personne voulant saisir la Cour de Justice n’a pas à épuiser toutes les voies de recours nationales avant de pouvoir la saisir.

Depuis quelques années, des litiges entre l’Etat du Sénégal et des particuliers portant sur la violation de droits de l’Homme ont été portés devant la Cour communautaire de justice. Dans toutes les décisions communautaires, des sanctions, des condamnations sont prononcées à l’égard de l’Etat du Sénégal qui a toujours le statut de défenseur au niveau de la Cour. Cependant, aucune des décisions de la Cour de justice de la CEDEAO n’a fait l’objet d’une exécution au niveau national.

Une kyrielle de décisions de la Cour de justice de la CEDEAO inexécutées par l’Etat du Sénégal.

Il convient de rappeler ici les affaires pour lesquelles l’Etat du Sénégal a été condamné par la Cour de Justice de la CEDEAO et que les décisions de justice communautaire ne sont pas jusqu’ici exécutées.

Ø  AFFAIRE LOI SUR LE PARRAINAGE

Ce litige est né des allégations de la formation politique dite l’Union Sociale Libérale selon lesquelles, la législation électorale sénégalaise, telle que modifiée par la loi numéro 2018-22 du 04 juillet 2018 portant révision du code électoral, viole le droit à la libre participation aux élections en instituant le parrainage. A cet effet, l’Union demande la Cour de justice de la CEDEAO d’ordonner à l’État du Sénégal de lever tous les obstacles à la libre participation aux élections consécutifs à cette modification.

Dans sa décision, la Cour conclut entre autres que : le code électoral sénégalais, tel que modifié par la loi 1102018-22 du 04 février 2018 viole le droit de libre participation aux élections ; ordonne en conséquence à l’Etat du Sénégal de lever tous les obstacles à une libre participation aux élections consécutifs à cette modification par la suppression du système du parrainage électoral ; et lui impartit un délai de six (6) mois à compter de la notification qui lui en sera faite pour soumettre à la Cour un rapport concernant l’exécution de la présente décision.

Ø  AFFAIRE KHALIFA Ababacar SALL et autres

Dans cette affaire, les requérants ont saisi la Cour de justice de la CEDEAO pour violation de droits de l’Homme par l’Etat du Sénégal dans l’affaire communément appelée « caisse d’avance » au niveau de la Mairie de Dakar. Ces derniers ont soutenu devant la juridiction communautaire que l’enquête de l’Inspection Générale d’État et l’enquête préliminaire de police ont été émaillées de graves violations des droits de l’Homme et des droits politiques notamment, le droit d’être assisté par un Avocat , le droit à la présomption d’innocence, le droit de faire entendre des témoins, le droit de bénéficier d’une instruction à décharge par une mesure d’expertise tendant à établir des contestations sérieuses et le droit à un procès équitable.

Dans la décision, La Cour de justice de la CEDEAO retient que :

o   le droit à l’assistance d’un conseil, le droit à la présomption d’innocence et le droit à un procès équitable des requérants ont été violés ;

o   la détention, de Monsieur Khalifa Ababacar SALL, entre la date de la proclamation des résultats de l’élection législative par le Conseil Constitutionnel, c’est-à-dire le 14 août 2017, et celle de la levée de son immunité parlementaire, à savoir le 25 novembre 2017, est arbitraire ;

o   la responsabilité de l’État du Sénégal, par le truchement de ses autorités policières et judiciaires, est engagée ;

o   Enfin, la Cour Condamne l’Etat du Sénégal à payer aux requérants la somme de trente-cinq millions (35.000.000) francs CFA à titre de réparation ;

Ø  AFFAIRE LIGUE SÉNÉGALAISE DES DROITS HUMAINS & AMNESTY INTERNATIONAL SÉNÉGAL /ÉTAT DU SÉNÉGAL

Dans cette affaire, les requérants allèguent entre autres que, le 20 juillet 2011, le Ministre de l’Intérieur du Sénégal de l’époque, a pris l’arrêté n° 007580/MINT/SP du 20 juillet 2011 interdisant toutes manifestations politiques dans l’espace compris entre l’avenue El Hadji Malik Sy et le Cap Manuel ainsi qu’aux abords immédiats du Monument de la Renaissance, des Cours et Tribunaux, du Sénat, devant les hôpitaux et dans d’autres quartiers désignés de Dakar. A cet effet, ils demandent à la Cour de justice de la CEDEAO de constater trois violations de droit de l’Homme : la violation par l’Etat du Sénégal de la liberté de réunion et de manifestation ; la violation par l’Etat du Sénégal de la liberté d’expression ; la violation par l’Etat du Sénégal de la liberté de circulation.

La Cour de justice de la CEDEAO, dans sa décision déclare entres autres que les droits du peuple sénégalais de se réunir librement et la liberté d’expression ont été violés par le défendeur (Etat du Sénégal) ; et Ordonne l’Etat du Sénégal d’abroger l’arrêté N°.007580/MINT/SP du 20 juillet 2011 et de prendre toutes les mesures efficaces immédiates pour assurer le rétablissement du droit à la liberté d’expression du peuple sénégalais.

L’INEXECUTION DES DECISIONS DE LA COUR DE JUSTICE DE LA CEDEAO JUSTIFIEE PAR L’ABSENCE DE DESIGNATION DE L’AUTORITE NATIONALE CHARGEE DE

 L’exécution des décisions de la Cour est une faiblesse incontestable dans tous les quinze Etats Membres de la CEDEAO.

 Depuis sa création et son entrée en fonction effective, la Cour n’a pu voir exécutés que quelques décisions. La non-exécution des décisions de la Cour est un risque critique qui menace la survie de l’Institution. L’article 24 du Protocole amendé relatif à la Cour, prévoit les voies d’exécution des arrêts de la Cour. L’article 24 (2) dispose que l’exécution de toute décision de la Cour doit revêtir une formule exécutoire, qui sera délivrée par le Greffier de la Cour à l’État membre concerné pour l’exécution selon les règles de procédure civile en vigueur dans ledit État Membre.

L’article 24 (4) prévoit en outre que tous les États Membres doivent désigner l’autorité nationale compétente aux fins de la réception et du traitement de l’exécution et informer la Cour en conséquence. Malheureusement, depuis l’adoption du Protocole additionnel en 2005, seuls trois (3) États Membres ont désigné l’autorité nationale compétente comme l’exige le Protocole. A notre connaissance, le Sénégal ne fait pas partie des Etats ayant désigné l’autorité nationale, la juridiction nationale qui doit recevoir et procéder à l’exécution des décisions de la Cour de justice de la CEDEAO.

La désignation de l’autorité nationale par chaque Etat Membre de la CEDEAO fait partie des obligations des procédures et formalités obligatoires pour l’exécution des décisions de justice de l’Organisation régionale. D’ailleurs, c’est ce qui explique que dans les décisions rendues, la Cour de justice demande toujours à l’Etat concerné de désigner l’autorité nationale qui doit recevoir et exécuter la décision. A défaut, la Cour se limite tout simplement à rendre une décision et de la remettre aux avocats des deux parties et non à l’autorité nationale qui doit être désignée.

En dehors de la désignation de l’autorité nationale compétente, le Protocole additionnel de Janvier 2005 amendant le Protocole sur la Cour a prévu un certain nombre de mécanismes tendant à faciliter l’exécution de ses décisions dans les Etats membres. En effet, il est prévu à l’article 24 du Protocole que les arrêts de la Cour qui comportent à la charge des personnes ou des Etats, une obligation pécuniaire constituent un titre exécutoire, que l’exécution forcée qui sera soumise par le Greffier du Tribunal de l’Etat Membre concerné est régie par les règles de procédure civile en vigueur dans ledit Etat Membre. Il a également ajouté que la formule exécutoire est apposée, sans autre contrôle que celui de la vérification de l’authenticité du titre, par l’autorité nationale chargée de l’exécution de ses décisions. Cependant, tous ces mécanismes ne semblent pas encore avoir eu raison de l’inaction de la plupart des Etats membres pour promouvoir la Cour de Justice de la Communauté, CEDEAO

Il est vrai que la Cour de Justice ne peut aucunement être garante de l’exécution de ses décisions, tant elle est une juridiction communautaire ne disposant ni de pouvoir de puissance publique ni de forces de police. En effet, le Protocole additionnel A/SP.1/01/05, en son article 24 stipule que les arrêts de la Cour qui comportent à la charge des personnes ou des Etats, une obligation pécuniaire, constituent un titre exécutoire. Il n’est donc plus besoin d’une autre formalité pour procéder à l’exécution de toute décision de la Cour, ainsi que le stipule l’alinéa 3 du même article en indiquant que la formule exécutoire est apposée, sans autre contrôle que celui de la vérification de l’authenticité du titre par l’autorité nationale que le Gouvernement de chacun des Etats membres désignera. L’affaire Khalifa Ababacar SALL en est ici un cas pertinent. En effet, la décision de la Cour contient une sanction financière de 35 millions de FCFA, mais elle n’a pas fait l’objet d’une exécution au Sénégal.

 L’article 24 ajoute que l’exécution forcée qui sera soumise par le Greffier du Tribunal de l’Etat membre concerné est régie par les règles de procédure civile en vigueur dans ledit Etat membre. Une telle disposition est justifiée par l’alinéa 4 du même article qui stipule que les Etats membres désigneront l’autorité nationale compétente pour recevoir ou exécuter la décision de la Cour et notifieront cette désignation à la Cour qui, seule, peut suspendre l’exécution forcée d’une décision qu’en vertu d’une autre décision rendue par elle-même (alinéa 5 de l’article 24). Malheureusement plus de quinze ans après l’adoption d’une telle disposition, seuls 3 Etats membres sur 15 se sont conformés à l’alinéa 4 de l’article 24 du Protocole de sorte que le taux d’exécution des décisions de la Cour soit aussi faible. Or, la non-exécution des décisions de la Cour est une situation qui menace la pérennité de l’institution.

C’est pour éliminer ce risque que l’article 1er de l’Acte additionnel A/SA.13/02/12 du 17 février 2012 a classé le respect ou l’exécution des décisions de la Cour de Justice de la Communauté comme étant des obligations des Etats Membres.

Malheureusement, il arrive de temps en temps que des Etats Membres qui font l’objet de condamnations notamment pécuniaires ne s’exécutent pas. Dans ces conditions, conformément aux dispositions de l’article 14 dudit Acte additionnel, des sanctions devraient s’imposer aux Etats membres récalcitrants. Aussi l’article 14 a prévu que la procédure pour l’application des sanctions à l’encontre des Etats qui n’honorent pas leurs obligations vis-à-vis de la Communauté soit mise en œuvre soit :

-       a) sur décision de la Conférence des Chefs d'Etat et de Gouvernement ;

-       b) à la demande d'un Etat Membre ;

-       c) sur recommandation du Président de la Commission.

A ce jour, aucune de ces trois initiatives ne semble avoir été mise en œuvre, malgré l’inexécution par les Etats Membres d’un nombre important de décisions de la Cour, ce qui est regrettable. S’il semble difficile d’amener la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement et tout Etat Membre à mettre en œuvre la procédure de sanction à l’encontre d’un autre Etat Membre, il semble possible pour le Président de la Commission d’initier des recommandations dans ce sens, ainsi que le lui reconnaissent aussi bien le Traité Révisé que l’Acte additionnel A/SA.13/02/12 du 17 février 2012. Mais ce dernier ne peut initier une telle procédure sans qu’il ne lui est pas fait le point par la Cour de l’état d’exécution des décisions de la Cour et des Etats Membres récalcitrants.

 En effet, alors qu’à chaque occasion la Cour dénonce la non-exécution de ses décisions par les Etats Membres, elle semble manquer d’informer le Président de la Commission sur l’état d’exécution de ses décisions afin de permettre à ce dernier d’enclencher la procédure de l’article 14.c dudit Acte additionnel.

L’intégration du Sénégal dans le système judiciaire de la CEDEAO n’est pas encore parfaite. Tant que le Sénégal ne désignera pas l’autorité nationale chargée de la réception et de l’exécution des décisions de la Cour de justice de la CEDEAO, les sanctions à son égard ne seront que symboliques. L’absence de désignation et de notification à la CEDEAO de l’autorité nationale pour la réception et l’exécution des décisions de justice communautaire est le chainon manquant qui justifie l’inexécution des décisions de la Cour de justice de la CEDEAO au Sénégal.  Il s’agit d’une question de volonté politique. L’intégration du Sénégal dans le système judicaire communautaire doit être achevée pour garantir l’exécution des décisions communautaires prononcées par la juridiction commune.

 

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