Entre rupture judiciaire et continuité répressive ?

Alors que l’arrivée du régime de Diomaye-Sonko avait nourri de nombreux espoirs de renouveau dans la gouvernance judiciaire, les premiers mois de leur magistère sont marqués par une série d’arrestations qui interrogent. Ces mesures, bien que légalement fondées, suscitent un débat vif dans l’opinion publique et les milieux politiques. S’agit-il d’un changement de méthode ou d’une continuité sous d’autres oripeaux ?
Ils sont nombreux à s’insurger contre la récente arrestation de Moustapha Diakhaté. Membres de la société civile, acteurs politiques ou simples citoyens, beaucoup voient dans cette décision une atteinte à la liberté d’expression. L’ancien président du groupe parlementaire Benno Bokk Yaakaar, devenu critique acerbe du nouveau pouvoir, a passé sa première nuit en détention provisoire. Selon son avocat, Maitre El Hadj Diouf, il est poursuivi pour ‘’offense au chef de l’État’’ et pour ‘’offense à une personne exerçant tout ou partie des prérogatives du président de la République’’, en vertu de l’article 254 du Code pénal. Sa comparution est prévue en flagrant délit, le mercredi 18 juin.
Cette arrestation, qui intervient quelques mois seulement après une première condamnation à deux mois de prison pour des propos jugés injurieux à l’endroit de certains citoyens sénégalais favorables à Pastef, est vécue par ses partisans comme un acharnement politique. Diakhaté avait qualifié ces partisans de ‘’peuple maudit’’, provoquant une vive indignation à l’époque. Aujourd’hui, il se retrouve à nouveau dans le collimateur de la justice, cette fois pour des critiques visant le protocole républicain et des remarques acerbes sur le positionnement du président, du Premier ministre et du président de l’Assemblée nationale lors d’événements officiels. Le terme ‘’gougnafier’’ qu’il aurait utilisé dans ce contexte n’a pas contribué à apaiser les tensions.
Mais l’affaire de l'ancien président du groupe parlementaire BBY n’est pas isolée. Plusieurs autres figures publiques ont récemment connu un sort similaire, alimentant la controverse sur les pratiques du nouveau pouvoir en matière de gestion des libertés publiques. L’activiste Assane Diouf, connu pour ses sorties virulentes, a été incarcéré depuis mars dernier, accusé de diffusion de fausses nouvelles et d’offense à une autorité assimilée au président de la République. Ses déclarations cinglantes contre le Premier ministre Ousmane Sonko lui ont valu une arrestation jugée disproportionnée par ses soutiens.
En novembre, le journaliste d’investigation Adama Gaye avait également été placé en garde à vue par la Division des investigations criminelles (Dic) après des propos tenus au sujet du décès de l’ex-ministre des Finances, Mamadou Moustapha Ba. Il lui est reproché d’avoir diffusé de fausses nouvelles, une infraction de plus en plus brandie contre des personnalités critiques du régime.
Adama Gaye, figure récurrente de la dissidence, avait déjà été inquiété sous l’ancien pouvoir. Sa ré-arrestation alimente l’idée d’un usage extensif, voire abusif, de l’appareil judiciaire pour contenir les voix discordantes.
Même sort pour les chroniqueurs Arona Niang et Abou Nguer, arrêtés dans le cadre d’une enquête sur la diffusion de fausses informations. Après une audition à la Division spéciale de cybersécurité, ils ont été interpellés, à la surprise générale. Dans un contexte de numérisation crescendo de la parole publique, les accusations de propagation de fausses nouvelles sont devenues un outil de contrôle controversé. Nombreux sont ceux qui s’interrogent sur les critères appliqués et les motivations réelles de ces poursuites.
La multiplication de ces arrestations soulève une question de fond : le nouveau pouvoir, qui s’était érigé en défenseur des libertés et des droits civiques durant l’ère Sall, est-il en train de reproduire les mêmes logiques qu’il dénonçait hier ?
Pour Birahime Seck, coordonnateur du Forum civil, ‘’la justice devrait davantage s’expliquer sur l’affaire Cheikh Guèye, accusateur de l'ancien ministre de la Justice, que de priver de liberté Moustapha Diakhaté’’. Cette déclaration illustre le malaise ambiant où le sentiment d’un deux poids deux mesures s’installe peu à peu.
Si certains observateurs estiment que ces arrestations relèvent d’une suite logique du renforcement de l’autorité de l’État face aux dérives langagières, d’autres y voient une dérive autoritaire incompatible avec les principes de l’État de droit. Le contraste entre les attentes populaires — une justice impartiale, indépendante et non-instrumentalisée — et la réalité des faits judiciaires récents laisse transparaître une tension politique et symbolique de plus en plus perceptible.
Ces dossiers sont le signe d’une justice de plus en plus sollicitée pour trancher des affaires éminemment politiques, au risque de se voir instrumentalisée. Les prochaines audiences, notamment celle de Diakhaté, seront scrutées à la loupe. Elles vont confirmer si le nouveau régime veut marquer sa différence ou s’il s’installe dans une forme de continuité judiciaire aux accents plus punitifs que républicains.
Entre principe de liberté et rigueur de la loi, le débat enfle
Au regard de ces nombreuses arrestations d’acteurs politiques et de figures de la société civile, un front de critiques s’organise. Pour Seydi Gassama, directeur exécutif d’Amnesty International Sénégal, il est urgent d’en finir avec ce qu’il considère comme une atteinte structurelle à la liberté d’expression. ‘’Le délit d’offense au chef de l’État doit être supprimé’’, soutient-il, en appelant à une réforme de l’article 254 du Code pénal sénégalais.
Selon lui, le président de la République, comme tout citoyen, devrait pouvoir saisir la justice pour diffamation ou injure via les voies civiles, sans recours à des sanctions pénales disproportionnées.
Le défenseur des droits humains plaide ainsi pour une évolution vers un droit plus respectueux des libertés individuelles où les amendes ou compensations financières remplaceraient l’emprisonnement. ‘’Restreindre la liberté d’expression au nom de la protection de la fonction présidentielle, revient à fragiliser les fondements démocratiques du pays’’, martèle-t-il.
Sur la même longueur d’onde, Birahime Seck du Forum Civil appelle à une justice impartiale, qui ne donne pas l’impression de s’acharner sur certaines voix dissidentes.
Dans le champ politique, la défense de Moustapha Diakhaté est également assurée par Mbaye Dione, qui dénonce une justice à deux vitesses. À ses yeux, ‘’on a assisté à une parodie judiciaire, dans l’affaire Azoura Fall, militant de Pastef’’, accusé d’injures envers les présidents Macky Sall et Diomaye Faye, mais qui aurait été ‘’couvert’’ par un certificat médical complaisant. Dione questionne le déséquilibre perçu dans la sévérité des sanctions selon la couleur politique des mis en cause : ‘’Depuis quand une épithète est-elle plus condamnable qu’un torrent d’insanités ?’’
Mais tous ne partagent pas cette vision. Ousseynou Ly, ministre conseiller à la présidence, renvoie chacun à ses responsabilités : ‘’Quand on a le courage d’aller au-delà des limites de la liberté d’expression, on doit également avoir le courage d’assumer la rigueur de la loi.’’ Pour lui, la justice sénégalaise ne fait pas de distinction entre opposants et partisans du pouvoir : ‘’La justice qui a sanctionné un militant de Pastef pour avoir insulté un ancien président est la même qui agit contre un homme politique injuriant un président en exercice. Mêmes faits, même justice, même loi.’’
Il appelle à cesser les amalgames entre critique légitime et injure publique, et insiste sur l’impérieuse nécessité de maintenir le respect dans le débat démocratique. ‘’Il ne s’agit pas de museler l’opposition’’, conclut-il, ‘’mais de rappeler que toute liberté implique une responsabilité’’.
Entre appels à la réforme juridique, dénonciation d’une justice sélective et défense de l’autorité de l’État, les arrestations des dernières semaines agitent le champ public. Le régime de Diomaye Faye, arrivé au pouvoir avec une promesse de rupture, semble désormais confronté au difficile équilibre entre protection des institutions et respect des libertés.
AMADOU CAMARA GUEYE