Publié le 28 Mar 2023 - 19:30
ASSOCIATION DE MALFAITEURS EN RELATION AVEC UNE ENTREPRISE TERRORISTE

La saga de cinq Sénégalaises épouses de présumés terroristes

 

Les limiers de la Division des investigations criminelles ont interpelé et entendu, pendant 10 jours, avant de déférer au parquet, cinq Sénégalaises pour les faits d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Retour sur cette affaire qui a été gérée dans la plus grande discrétion et qui concerne cinq Sénégalaises parties en Libye ou leurs maris y ont rendu l’âme dans le djihadisme.

 

Il a fallu dix jours aux limiers de la Division des investigations criminelles (Dic) pour retracer dans ses contours cette affaire de terrorisme impliquant cinq Sénégalaises. Dans la plus grande discrétion, les hommes du commissaire Adramé Sarr, le patron de la Dic, ont remis hier les mises en cause entre les mains du procureur de la République près le Tribunal de grande instance hors classe de Dakar pour les faits d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Les présumées coupables sont la conseillère commerciale A. Ba, F. Cissokho (âgée de 30 ans) sans profession, A. Mbaye (née en 1990) sans profession, l’enseignante A. F. Dia (née en 1984) et M. Diop (née en 1993) sans profession. Elles habitent entre Dakar, sa banlieue, et Thiès.

Depuis 2014, plusieurs Sénégalais s’étaient établis en Libye, pays où ils ont intégré une organisation djihadiste. Il ressort des informations obtenues par la police que certains Sénégalais affiliés à ce mouvement s’étaient rendus dans ce pays d’Afrique du Nord en compagnie de leurs épouses et de leurs enfants.

En fin 2016, un groupe contrôlant une partie du territoire libyen avait mené une grande opération pour la reprise de la ville de Syrte, région alors dans l’escarcelle de l’organisation terroriste Daesh. A cette occasion, beaucoup de Sénégalais ont été tués au combat et certains emprisonnés dans la prison de Jedaida située à quelques kilomètres de Tripoli.

C'est ainsi qu'une mission d'identification et de rapatriement de ces Sénégalais a été décidée par les autorités locales. Ce qui a conduit au retour de cinq femmes et de onze enfants.

Accueillis à l'aéroport par une équipe de la brigade antiterroriste de la Dic, les mis en cause ont été récupérés et conduits dans les locaux de ce service réputé de la police judiciaire. Bien avant, ont précisé nos sources, leurs enfants - tous mineurs au nombre de onze - ont été mis à la disposition d’un centre pour enfants.

Après leur examen médical et psychologique suivant la réquisition de la Dic, ces enfants seront provisoirement confiés à leurs oncles et grand-mères, conformément aux ordonnances déjà établies par la présidente du tribunal de grande instance de Dakar, Khadidiatou Ba Ndieguène, en vertu de l'article 593 du Code de procédure pénale.

Arrivées dans les locaux de la Dic le 17 mars dernier, en début de matinée, les cinq accusées ont été mises au repos toute la journée, compte tenu des difficultés liées au voyage. Leur audition a seulement démarré le lendemain. Elles ont été interrogées sur les raisons de leur séjour dans ce pays en guerre, leurs liens avec certaines organisations et leur vision du djihad.

Le film de leurs auditions

Entendue sur procès-verbal, la nommée A. Ba a déclaré devant les enquêteurs qu’elle est musulmane pratiquante et affiliée au mouvement Ibadou Rahmane. Elle a expliqué aux enquêteurs que c'est en 2006 qu'elle est devenue membre active de l'Association des élèves et étudiants musulmans du Sénégal. Elle a affirmé être sunnite et que sa pratique de la religion est strictement limitée à la vision du Prophète Mohamed (PSL).

Elle a déclaré faire partie des partisans de l'imam Mahdi dont le Prophète (PSL) avait prédit la venue. « J’ai intégré un forum islamique en ligne basé à Syrte (Libye) dans lequel des sunnites m'ont convaincue que l'imam Mahdi avait fort besoin de ressources humaines pour la bataille contre l'antéchrist. C'est dans ces circonstances que j’ai connu un Franco-Sénégalais du nom d'A. Dia avec qui j’étais en contact permanent. Je soutiens que le djihad est une obligation pour tout musulman, lorsque sa religion est menacée. Les Occidentaux sont les véritables terroristes et auteurs de l'insécurité en Afrique, notamment en Libye », a-t-elle confié aux enquêteurs.

Quant à la nommée A. F. Dia, renseignent nos sources, elle a expliqué avoir senti le besoin ardent de se voiler et de se marier avec un ibadou qui pourrait l'aider à apprendre sa religion. Une fois son rêve accompli, déclare-t-elle, son mari n'a pas tardé à lui inculquer la doctrine des Ibadou Rahmane. En outre, elle a précisé être contre le djihad tel que pratiqué par les organisations qualifiées de terroristes, même si elle a souligné que son mari le prônait dans ses discours.

À son tour, la nommée F. Cissokho a déclaré avoir grandi dans une famille ancrée dans la religion, qu'elle a commencé à pratiquer à bas âge. Membre de l'association des élèves musulmans de son lycée, elle a renseigné qu'elle assistait régulièrement à des conférences religieuses. Elle a manifesté son désaccord à la pratique du djihad qui est contraire aux règles de l'Islam, selon sa compréhension des préceptes religieux.

Lors de son audition, A. Mbaye a déclaré pour sa part aux enquêteurs être musulmane pratiquante. « J’ai viré dans le mouvement Ibadou Rahmane sous influence de mon mari. Je ne suis pas une adepte du djihad et je n’ai aucune compréhension de cette notion », a-t-elle indiqué aux hommes du commissaire Adramé Sarr.

La nommée M. Diop, elle a indiqué être issue d'une famille maure dont le voile fait partie du patrimoine traditionnel. Elle a déclaré avoir intégré le mouvement Ibadou Rahmane sur orientation de son mari. Mais elle a reconnu qu'elle ne prie pas régulièrement ni ne lit le Coran. D'après elle, c'est en prison, en Libye, qu'elle a commencé à apprendre et à pratiquer correctement la religion. Elle a expliqué que le djihad est organisé en Islam et qu'il doit être décidé par l'autorité suprême des musulmans. Elle a qualifié de suicide le djihad dans lequel son mari est impliqué.

Sur les conditions de voyage et de séjour en Libye, terre de djihad

La nommée A. Ba, de son côté, a déclaré que son enthousiasme envers la doctrine de l'imam Mahdi l'a poussée à entreprendre un voyage en Syrie. De même, elle a avoué partager l'idéologie de Daesh qui n'est pas une organisation terroriste, selon elle.

Car, pour elle, Daesh n'est qu'une organisation qui se bat pour l'instauration d'une société islamique dans laquelle la charia est appliquée sous l'autorité d'un seul califat. Elle a précisé que son projet de voyage en Syrie était de répondre à l'appel de l'imam Mahdi.

Pour ce voyage, elle a révélé avoir participé à la réunion de préparation tenue au domicile de C. A. Ba sis à la Médina, à laquelle ont pris part un Franco-Sénégalais du nom d'A. Dia et S. Sarr. À cette occasion, elle a déclaré que l'assemblée avait décidé de passer par la Libye pour rejoindre la Syrie. Elle a dit avoir effectué ce voyage par voie terrestre. Cela leur a pris presque un mois, en compagnie d'A. Dia, M. Dieng, A. Ba, C. A. Dièye, M. Diop et son époux S. Sarr.

Ce dernier, selon elle, était le chef de la délégation.  « Notre équipe a quitté Thiès, point de rassemblement fixé par S. Sarr. La délégation a traversé le Mali, le Burkina Faso, le Niger, avant d'arriver à la frontière libyenne, dans une localité dénommée Gatroune. À bord d'un véhicule de type L200, nous nous sommes transportés dans la localité de Sabha », a expliqué A. Ba.

Sur place, selon elle, des hommes de l'émir Abdoul Aziz Chamy, le  représentant de l'État islamique en Libye, sont venus les récupérer à bord d'un pick-up pour les conduire dans la ville de Syrte, tombée entre les mains de l'organisation terroriste Daesh. Après leur accueil par les soldats baptisés « les Partisans de la Charia », toujours selon A. Ba, les membres de la délégation ont été logés dans différents hôtels de Syrte. Après quelques jours, le chef de l'État islamique, Abou Bakr Al-Baghdadi, a demandé à ses représentants en Libye de retenir tout le monde sur place, pour diminuer les risques d'infiltration dans l'organisation mère.

Durant leur séjour en Libye, elle a précisé que les femmes ne participaient pas aux combats, leurs activités se limitant à l'apprentissage du Coran et aux tâches ménagères. D’après elle, tous les hommes sénégalais étaient des combattants. Ils portaient des tenues de combat et se rendaient tout le temps sur le théâtre des opérations avec leurs fusils de type kalachnikov, après une formation militaire d'une durée de deux mois.

M. Diop est partie en Libye avec ses trois enfants, sur décision unilatérale de son mari

Par ailleurs, la nommée M. Diop a confirmé les déclarations d'A. Ba relatives au trajet du voyage, en précisant que celui-ci a eu lieu au mois de septembre 2014.

Toutefois, elle a indiqué n'être affiliée à aucune organisation terroriste et n'avoir jamais su que la destination projetée était la Syrie. D'après ses dires, elle est partie en Libye avec ses trois enfants, sur décision unilatérale de son mari qu'elle n’a suivi que par soumission. Elle a martelé que son mari ne lui a jamais parlé des motifs de ce voyage, car il la sous-estimait en raison de son jeune âge à l'époque. C'est une fois en Libye qu'elle a découvert pour la première fois les motivations djihadistes de son mari. Elle a précisé n'avoir fait aucune activité liée au djihad durant son séjour.

Pour sa part, la nommée A. F. Dia a confirmé être partie en Libye au mois d'août 2015, en compagnie de son mari B. Guèye et de ses trois enfants en empruntant le même trajet que les deux autres. Elle a affirmé que son mari avait un penchant pour le djihadisme depuis son retour du Soudan en 2011. Elle a révélé que celui-ci avait même combattu en 2014 dans les rangs de Boko Haram au Nigeria. Après l'avoir dissuadé en vain, elle a déclaré avoir suivi son mari en Libye, car elle n'osait pas refuser à cause de son caractère ferme et des sentiments qu'elle avait pour lui. Finalement, elle a précisé que la solution médiane qui a été trouvée était de passer les vacances en Libye et de rentrer pour regagner son poste d'enseignante. Lorsqu'elle a émis l'idée de rentrer, elle a déclaré que son mari s'est alors emmuré dans le silence, en rigolant....

Ainsi, elle jure avoir été trompée par son mari. Durant son séjour en Libye, elle était en prison dans son propre foyer pour n'avoir jamais franchi la porte de son appartement. Elle prétend aussi n'avoir joué aucun rôle dans cette organisation à laquelle elle n'est pas affiliée.

A. Dièye a fait croire à sa femme A. Mbaye que leur destination était le Maroc, à la recherche de travail

A. Mbaye, quant à elle, a affirmé être partie en Libye dans le courant de l'année 2015, en compagnie de son mari A. Dièye et de leurs quatre enfants. Elle a prétendu que son mari lui avait fait croire que leur destination était le Maroc, à la recherche d’un emploi. Elle a expliqué n'avoir rien compris, et qu’à chaque escale, elle ne comprenait pas les langues locales ; et une fois en Libye, son mari ne parlait qu'arabe avec ses vis-à-vis. Elle a précisé n'être jamais sortie de son appartement, conformément aux injonctions de son mari, lequel recevait de ses amis libyens tout ce dont la famille avait besoin. D'après elle, c'est un Libyen du nom d'A. Oumar qui lui a finalement dit toute la vérité au moment où il lui annonçait la mort de son mari au combat, après des mois sans nouvelles.

La nommée F. Cissokho a déclaré être partie en Libye avec son mari C. Mbaye et ses deux enfants à l'été 2015. Elle a expliqué que son mari, qui était dans la précarité, lui avait parlé de son projet de chercher du travail dans ce pays et de rallier l'Europe plus tard.

Lors de leurs auditions, les nommées M. Diop, A. F. Dia et A. Mbaye  ont pleuré la mort de leurs enfants lors des bombardements à Syrte. La nommée M. Diop a expliqué avoir perdu sa fille, suite à l'explosion d'un obus qui a mis le feu dans la chambre où elle s'était retranchée avec ses enfants.

Les deux autres ont aussi déclaré avoir respectivement perdu trois et un enfants dans les mêmes circonstances. Les mises en cause ont déclaré avoir été capturées, ainsi que leurs enfants, par l'armée régulière et conduites en prison.

À l'unanimité, elles ont affirmé avoir rencontré en prison les nommées R. Ba et A. Diouf, lesquelles ont été libérées en raison d'une maladie contagieuse et elles travaillent maintenant en Libye, d'après les informations qui leur sont parvenues.

En raison du traumatisme vécu, selon nos sources, les mises en cause ont été conduites à l'hôpital Principal de Dakar. Les médecins ont certifié qu’elles souffrent d'un problème de vision, de reins, de dos, d'anémie et ont besoin d'être examinées par une gynécologue et un psychiatre.

‘’Généralement, il s'agit de femmes manipulées et détournées’’

Pour rappel, la situation de ces femmes rapatriées de la Libye n'est pas une première. En 2018, il y a eu l’affaire Aïda S. partie en Libye en compagnie de son mari djihadiste, dans les mêmes conditions. « Généralement, il s'agit de femmes manipulées et détournées dans leur envie de connaitre la religion, par des maris extrémistes et endoctrinés au djihad. Ces derniers considèrent que le Sénégal n'est pas une terre d’islam. D'autres, plus extrémistes, pensent même que le Sénégal et une terre de mécréants ou d’autres règles différentes de la charia y sont appliquées », ont confié des spécialistes de la question.

CHEIKH THIAM

 

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