Ce lointain pays qu'est Haïti nous était apparu dans notre tendre jeunesse, alors lycéens, au travers du monumental Douta SECK incarnant à merveille « La tragédie du Roi Christophe » sur les planches du théâtre Daniel Sorano.

Nous comprenions à peine toutes les angoisses nées ici et là parce que la distance émoussait les cris de détresse de ce peuple transportant avec lui toute la tragédie du Nègre. Le couple Lemoine nous distillait des poèmes où retentissaient l'écho de leur peuple, les souffrances de nos frères et sœurs extirpés de leur terre d'origine par le commerce triangulaire.

"Transes vaudou d'Haïti pour Amélie chérie" est un récit poignant qui nous plonge au cœur de l'histoire d'Haïti, des mythes qui ont forgé son identité, des luttes d'indépendance menées pour rendre hommage à leur dignité et où, à juste raison, la mort était préférée à l'esclavage. Les évènements qui ont nourri les pages de cette histoire sont admirablement restitués par Gérard Chenet.

Au travers d'Amélie chérie, l'auteur désacralise certains mythes en nous révélant ce que nous savons déjà, à savoir que "les croyances aux rumeurs dues à l'ignorance ont la dent dure". Ici, cette révélation est plus retentissante parce que la trame, à dessein, nous dévoile comment les rumeurs naissent et s'ancrent dans l'imaginaire.

Parce qu'elle est réapparue au lendemain de son enterrement suite à un accident tragique sur la route de ses noces le jour de son mariage, Amélie a renforcé ce mythe vivant encore dans le subconscient de son peuple et venu de leurs origines des bords du fleuve Zambèze pour porter la légende du Dieu Zombi. 

La rumeur enfle du fait que les gens ignorent qu'elle est réapparue parce qu'un homme, un agent de la CIA nommé Mac Byron, dans « sa phase du démon de midi" l'avait recueillie sur le bord de la route, où d’instinct, elle s’était levée et s’était écartée de la tragédie qu’elle était en train de vivre sans s’en rendre compte parce que victime d’une amnésie rétrograde. Des objets lui appartenant, retrouvés sur place à côté d’un corps calciné, avaient fait croire à sa mort.

Mac Bryon en fit son objet sexuel et l’enferma chez lui, dans la villa Mariani. Elle s’échappa pour aller se montrer au marché et devint ainsi une zombie traînant avec elle sa robe de mariée effilochée. Un photographe collaborateur de Mac Bryon, Peter, tomba sur elle et la prit en photo, une photo qui va plus tard être un véritable  indice.

Peter, par une approche humaine, gagna sa sympathie et une amitié caressante s’installa entre eux. La rencontre de leur chair fera naître une complicité au grand détriment de Mac Bryon qui, gagné par la jalousie,  fera rapatrier Peter.

Son mari  Princeton,  sauvé par les secours, avait été évacué à Miami où il passa deux mois dans le coma. A son réveil, il s’enquit des nouvelles d’Amélie et apprit par le biais d’une des tantes de cette dernière qu’elle est morte.  Le jour où il devait quitter l’hôpital, il tomba nonchalamment sur la revue International Geographic, et vit la photo de son épouse en robe de mariée, la coiffure défaite, avec cette légende : « Photo d’une zombie, une nouvelle mariée victime d’un accident mortel, inhumée la veille et retrouvée le lendemain, sous l’aspect d’une morte vivante, au marché de Fort Sinclair à Port-au-Prince ».

Par l'amour, ce sentiment noble, prometteur et conquérant, Siméus Princeton va partir à la recherche de sa femme.  Il mena son enquête en compagnie de Tidjo, cet ancien élève d’Amélie à l’Ecole des Enfants de la Rue. Ils visitèrent tous les hôpitaux et cliniques. Pas l’ombre d’Amélie… L’idée leur vint alors d’aller à Rivière Froide, le hameau d’Amélie et de là, ils eurent des indications sur la direction empruntée par son  épouse pour se faire soigner. Elle alla de guérisseur en guérisseur, à la rencontre des Houngan, ces prêtres vaudou.

Amélie "ressuscitée"  retrouve la mémoire du corps au rythme de la danse endiablée du vaudou, "dans un rapport constant de concordance et de dépendance...manifestation rythmique non point en sens unique, mais orientée "pour chercher les effets thérapeutiques des rythmes associés à la danse et aux mythes. Ainsi au travers de l'itinéraire initiatique d'Amélie amnésique, Chenet nous emmène au cœur du rite vaudou et de ses vertus, le tout dans un style  merveilleux.

Il nous plonge dans les croyances non seulement propres à son peuple d'Haïti, mais aussi vivaces chez nous, parce que ces rites-là, rappellent ceux de notre peuple lébou au travers du "Ndëpp". Peut-être même que cette aïeule Aïda, fille métisse d’une prêtresse du culte Ndëpp des Lébous du Sénégal et d’un prêtre taïno avait transporté dans ses gènes ce rite bien de chez nous…

L'amour tant promis retrouve son entrain au sortir de séances d'incantations et après "une descente aux enfers" où celle promise aux Dieux retrouve une sagesse intuitive forgeant l'admiration d'un Princeton Siméus qui la déifie. La déesse le fascine au point que "son désir charnel se transforme en extase esthétique."

Ecriture puissante déployée dans une esthétique admirable jusqu'à nous faire dire que la volupté est aussi d'expression surtout lorsque les mots épousent une certaine sensualité pour décrire  l'épouse…

Enfin, aurions-nous oublié que le parcours forge la conscience : Amélie possédée par des hommes symbolisant le pouvoir, se révolte contre l'ignorance, les idées préconçues qui veulent maintenir son peuple dans l'asservissement. Et, dans un style particulier, Gérard Chenet nous apprend que son pays est pauvre, "mais riche de sa capacité à vivre sans que soit affectée sa patience".

Autrement dit, ce peuple-là n'a pas la misère dans l'âme....

Dans ce roman, Gérard Chenet utilise la figure du zombi pour repenser l'histoire d'Haïti, depuis la résistance d'Anacaona, la princesse amérindienne qui a tenu tête à Christophe Colomb, jusqu'aux ingérences des puissances étrangères dans la politique haïtienne des années quarante.  Formidable survol historique que ce roman nous offre sur ce peuple frère d’Haïti.

Nous aurons constaté que la période récente d’Haïti depuis le départ des Duvalier n’est pas couverte dans le roman, quoique publié en 2009. Peut-être que ceci est dû au fait que l’auteur s’est installé au Sénégal depuis les années 60. Il a rejoint  notre pays à un moment où le Président  Léopold Sedar Senghor avait ouvert les portes  à la diaspora africaine. Chenet y retrouve des Haïtiens expatriés du pays dirigé par François Duvalier, tel  Jean Brière, Roger Dorsinville,  les comédiens Jacqueline Scott et Lucien Lemoine…..

Auteur de  recueils de poèmes et pièces de théâtre, tels « El Hadj Omar (chronique d’une guerre sainte) », « Les fiançailles tragiques et Poème du village de Toubab Dyalaw », Gérard Chenet vit aujourd’hui  retiré à Toubab Dyalaw où  il a ouvert un centre culturel, Sobo Badé, nom de deux divinités vaudou, qui représentent l'Orage et l'Éclair.

Ameth GUISSE