Quand la souveraineté fiscale du Sénégal bouscule les géants de l’audiovisuel

Le nouveau gouvernement sénégalais impulse une réforme ambitieuse dans la gestion des redevances audiovisuelles, visant à rationaliser l’exploitation des fréquences par les médias internationaux. Si le député Guy Marius Sagna salue une rupture courageuse avec les pratiques du passé, certaines radios comme RFI et Radio Chine internationale expriment leurs réserves, entre flou administratif et absence de notification formelle. De son côté, Canal+ choisit de répercuter la nouvelle charge fiscale sur ses abonnés, provoquant l’indignation de SOS Consommateurs. Plongée dans un dossier brûlant où se croisent souveraineté économique, justice fiscale et tensions diplomatiques.
AMADOU CAMARA GUEYE
‘’La gouvernance change avec les patriotes’’, a lancé récemment le député Guy Marius Sagna, en félicitant le gouvernement sénégalais d’avoir engagé une réforme en profondeur du régime des redevances audiovisuelles. L’objectif affiché : mettre fin à une forme d’iniquité structurelle dans l’exploitation des fréquences nationales par des groupes de presse étrangers, souvent à des tarifs dérisoires, sans rapport avec leurs capacités économiques.
Le parlementaire a cité plusieurs cas emblématiques. Radio France internationale (RFI), forte de ses neuf fréquences réparties sur le territoire sénégalais, ne payait que 10 millions F CFA par an. Désormais, elle devra s’acquitter de 675 millions F CFA. Même logique pour Radio Chine internationale, dont la redevance passe à 150 millions F CFA, alors qu’elle ne comptabilise que deux fréquences, voire une seule, selon ses propres responsables.
Quant à Canal+, le bouquet télévisuel français payait jusqu’en 2021, 20 millions F CFA, avant de passer à 75 millions F CFA. Le gouvernement du président Bassirou Diomaye Faye et du Premier ministre Ousmane Sonko, sous la houlette du ministre de la Communication Alioune Sall, a décidé de lier désormais la redevance audiovisuelle à une part du chiffre d’affaires. Résultat : Canal+ devra verser chaque année 9 % de ses revenus réalisés au Sénégal, soit environ 4,5 milliards F CFA pour l’année 2024.
Une mesure saluée comme un acte fort de souveraineté budgétaire. Le Trésor public, qui ne percevait que moins de 100 millions F CFA par an, pourrait ainsi engranger plus de 5 milliards F CFA, rien que pour l’exercice en cours. Un bond spectaculaire qui reflète une nouvelle philosophie de gestion des ressources immatérielles.
Des zones d’ombre et des répliques nuancées
Mais cette réforme, aussi légitime soit-elle sur le plan économique, suscite des interrogations, voire des réticences chez les acteurs concernés. Du côté de RFI, on affirme que le dossier est exclusivement géré par le siège parisien de France Médias Monde. ‘’Je n’ai pas beaucoup d’informations. Je gère uniquement les langues africaines’’, confie une source interne.
Toutefois, la même source reconnaît qu’un arrêté a été pris et publié dans le ‘’Journal Officiel’’, à l’initiative du gouvernement sénégalais. ‘’Je sais que cette réforme fait l’objet de discussions et que le président lui-même a souhaité un nouveau débat. Tout cela reste encore assez flou pour le moment’’, précise-t-elle, laissant entendre qu’aucune notification formelle n’a été envoyée à ce jour à la direction générale.
Même son de cloche, voire plus tranché, du côté de Radio Chine internationale. Madame Tai, responsable administratif et financier, se montre dubitative : ‘’Ma collègue a vu passer cette information en ligne, mais je n’ai trouvé aucun article officiel ni courrier provenant des autorités compétentes.’’
Elle conteste également le chiffre de deux fréquences : ‘’Nous n’avons qu’une seule fréquence au Sénégal.’’
Une remarque qui soulève la question de la transparence dans l’évaluation des fréquences attribuées et des bases tarifaires. Qui a vérifié ? Sur quelles données se fonde le calcul ?
Selon plusieurs sources proches du dossier, l’ARTP (Autorité de régulation des télécommunications et des postes) n’a pas encore notifié formellement ces nouveaux montants aux entités concernées.
Le cas Canal+ : un transfert de charge sur les abonnés
Mais c’est sans doute dans le cas de Canal+ que la réforme prend une tournure plus conflictuelle. Dès l’annonce de l’augmentation drastique de sa redevance, le groupe audiovisuel a opéré un glissement controversé : les abonnés paieront à sa place.
Les tarifs d’abonnement ont ainsi été revus à la hausse sans concertation ni préavis. De 5 000 F CFA à 5 500 F CFA, de 10 000 F CFA à 11 000 F CFA, de 15 000 F CFA à 16 500 F CFA, de 20 000 F CFA à 22 000 F CFA et même de 52 000 F CFA à 72 500 F CFA pour les offres premium, soit près de 10 % d’augmentation sur toute la grille tarifaire.
‘’Canal+ veut ainsi faire payer à ses abonnés les redevances que l'État lui réclame. Cela est injuste et inacceptable’’, s’insurge Maitre Massokhna Kane, président de l’association SOS Consommateurs. Il dénonce un passage en force, un mépris des clients et une absence totale d’effort de modération.
‘’C’est un manque de respect et de considération. Ils auraient pu amortir la charge, proposer une grille progressive ou ouvrir un dialogue’’.
L’avocat et militant des droits des usagers entend aller plus loin. Il annonce une procédure judiciaire collective contre Canal+ et appelle les abonnés à se regrouper pour signer une pétition de contestation. Une plateforme numérique baptisée ‘’Yoolé’’ a été lancée pour recueillir les plaintes et préparer une action en justice.
La réforme en cours soulève un débat fondamental : comment garantir la souveraineté budgétaire du Sénégal sans fragiliser ses relations avec les médias internationaux ni pénaliser les consommateurs ? La question n’est pas théorique. Elle touche à des équilibres sensibles entre régulation économique, liberté de la presse, partenariats diplomatiques et droits des usagers.
Pour certains observateurs, la réforme est salutaire. Elle met fin à des privilèges longtemps tolérés, souvent au détriment de l’État. Elle inscrit le Sénégal dans une logique de justice fiscale, où chacun contribue à hauteur de ses moyens. Elle envoie aussi un signal fort aux multinationales : exploiter une fréquence au Sénégal a un prix.
Mais pour d'autres, l'absence de concertation, la brutalité de l’exécution et l’impréparation technique risquent de desservir la réforme elle-même.
La réforme des redevances audiovisuelles constitue l’un des premiers vrais tests de gouvernance pour le régime Diomaye-Sonko. Elle traduit une volonté assumée de rompre avec le laxisme budgétaire, de maximiser les ressources nationales et de rééquilibrer les rapports avec les multinationales.
Mais toute réforme structurelle, aussi légitime soit-elle, appelle rigueur, pédagogie et concertation.
Le gouvernement aura intérêt à trancher subtilement : soit il poursuit sur la voie de la fermeté, avec le risque de tensions diplomatiques et sociales, soit il engage un dialogue pour sécuriser ses recettes tout en préservant la stabilité du paysage médiatique et les droits des usagers.
Car dans un pays où les médias jouent un rôle essentiel dans la vitalité démocratique et où la télé est un bien de première nécessité, toute réforme doit rimer avec équité, transparence… et justice sociale.