Entre volonté de rapprochement et méfiance
Les relations entre les régimes politiques et les foyers religieux au Sénégal, notamment les confréries, ont toujours été complexes et évolutives. De Senghor, ami proche de Serigne Fallou et de Serigne Babacar Sy, à Abdou Diouf qui se présentait comme le ‘’fils adoptif’’ de Serigne Abdoul Ahad, en passant par Abdoulaye Wade, qui endossait volontiers le rôle de talibé, chaque président a entretenu des rapports particuliers avec les chefs religieux du pays. Ces relations, basées sur une coopération politique implicite et souvent symbolique, ont contribué à la stabilité sociale tout en permettant aux régimes successifs de s'ancrer dans les dynamiques sociales sénégalaises.
Sous Macky Sall, un semblant de rupture a été perçu au début par certains, notamment dans ses premières déclarations sur les marabouts, mais les foyers religieux ont continué d’occuper une place centrale dans la vie politique sénégalaise. L’arrivée du régime du Pastef, incarné par Ousmane Sonko et par Bassirou Diomaye Faye, semble marquer une nouvelle étape dans cette relation complexe.
Touba contre-attaque, COD renchérit
L’affaire Cheikh Omar Diagne illustre cette nouvelle phase des tensions. La condamnation des propos du directeur des Moyens généraux de la présidence de la République, continue de susciter de vives réactions à Touba notamment, après qu'il a été perçu comme ayant dévalorisé les écrits de Cheikh Ahmadou Bamba, fondateur du mouridisme. Un groupe de 28 petits-fils et descendants du cheikh a publié, le samedi 7 septembre 2024, un réquisitoire virulent contre Cheikh Omar Diagne.
Dans ce document, ils le critiquent sévèrement et lancent un appel direct aux autorités en place, les exhortant à prendre des mesures face à ce qu'ils considèrent comme un affront intolérable envers la communauté mouride et son héritage spirituel.
Deux jours auparavant, M. Diagne avait réagi face à une vive contestation, à la suite d’une manifestation contre lui.
En effet, le slogan ‘’Jub, Jubal, Jubaanti’’, qui incarne le régime du président de la République Bassirou Diomaye Faye, a été qualifié de ‘’recommandation divine’’ par le ministre conseiller et directeur des Moyens généraux de la présidence. Dans une note parvenue à la presse le 6 septembre, il a précisé que ce slogan ‘’exige du courage, de l’abnégation et de la hauteur’’.
Cette déclaration semble être une réponse aux multiples réactions d’indignation des familles religieuses qui ont jugé certains de ses propos insultants envers leurs guides spirituels.
Pour rappel, Cheikh Oumar Diagne fait l’objet d’une plainte et d’une pétition demandant sa démission, après des déclarations perçues comme outrageantes à l'encontre des communautés religieuses du Sénégal.
La veille, Serigne Modou Mbacké Bara Dolly, accompagné de plusieurs chefs religieux, avait tenu une conférence de presse pour se prononcer sur cette affaire, ajoutant une nouvelle couche à la pression exercée sur Cheikh Oumar Diagne.
Tout a commencé avec la diffusion en ligne d’une lettre du ministre conseiller Cheikh Oumar Diagne adressée au président de la République et au secrétaire général de la présidence, dans laquelle il refusait la prise en charge des délégations étrangères venant assister au Magal de Touba au King Fahd Palace. Cette lettre, relayée par le journaliste Baba Aïdara, qui en a revendiqué la publication, a d'abord été partagée avec son confrère Madiambal Diagne.
Deux semaines plus tard, Cheikh Oumar Diagne a animé une conférence de presse qui a ravivé les tensions et suscité de nouvelles polémiques. Ses propos ont fortement irrité non seulement la communauté de Touba, mais aussi celles de Tivaouane, de Thiénaba et d'autres foyers religieux. Cette controverse a provoqué une onde de choc, poussant des figures influentes comme Serigne Mansour Sy Djamil, personnalité politique et membre influent de la famille religieuse de Tivaouane, à réagir publiquement.
Aida Mbodj se démarque…
Pour de nombreux observateurs et dignitaires religieux, les déclarations de Cheikh Omar Diagne pourraient s’avérer contre-productives pour le régime. Certains ont même pris leurs distances, comme Aïda Mbodj, qui a affirmé : ‘’Le président de la République Bassirou Diomaye Faye et son Premier ministre Ousmane Sonko ne sont ni de près ni de loin impliqués dans l’affaire Cheikh Omar Diagne.’’ Cette assurance a été donnée lors de la journée de l’assignation et de l’intégration de la diaspora de Touba Ca Kanam organisée au Grand Théâtre de Dakar.
S’adressant aux Mbacké-Mbacké présents à la tribune, parmi lesquels Serigne Tacko Mbacké Ibn Serigne Fallou Mbacké et son frère Serigne Habibou Mbacké, la directrice de la Der (Délégation générale à l’entrepreneuriat rapide), leader politique à Bambey, a tenu à préciser : ‘’Considérez qu’ils ne cautionneront jamais des propos malveillants tenus à l’encontre de Serigne Touba et de Seydi Hadj Malick. Leur priorité envers Touba est de trouver des solutions aux problèmes, notamment celui de l’eau.’’
Sur les réseaux sociaux, les avis au sein des militants de Pastef sont partagés. Certains défendent Cheikh Omar Diagne avec ferveur, tandis que d’autres estiment qu’il a commis une erreur et devrait s’excuser. L’affaire, par ailleurs, semble avoir pris une tournure extrêmement politisée, certains allant jusqu’à exiger sa démission.
Cette situation illustre la sensibilité des relations entre l’État et les confréries religieuses au Sénégal où chaque parole et chaque geste peuvent rapidement prendre des proportions politiques, surtout dans un contexte où le régime cherche à stabiliser ses liens avec les foyers religieux.
Instrumentalisée par des opposants qui y ont vu une opportunité d'alimenter leurs critiques contre le gouvernement, ce dernier est accusé de prendre des positions perçues comme allant à l'encontre des intérêts des foyers religieux, en particulier de la puissante confrérie mouride. Dans un climat de tensions déjà vives, avec une opposition qui reproche au régime de Bassirou Diomaye Faye de rompre avec les faveurs traditionnellement accordées aux familles religieuses, l'affaire Cheikh Oumar Diagne est devenue un véritable levier politique.
Les opposants dénoncent un État qui, selon eux, s'éloigne des valeurs spirituelles profondément ancrées dans la société sénégalaise, ce qui renforce leur discours de rupture avec l'ordre établi.
Pastef et les nouvelles dynamiques
Accusé par certains politiciens d'entretenir des projets salafistes, Pastef a pourtant clairement rejeté ces accusations. Lors du lancement des ‘’Domu daara’’ (personnes ayant été formées dans les écoles coraniques) par les Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l'éthique et la fraternité (Pastef), le président du parti, Ousmane Sonko, avait tenu à se dissocier de ceux qui, tout en se réclamant de lui, insultaient les guides religieux. Il avait alors rappelé avec fermeté : ‘’Je l'avais dit, il y a cinq ans à Touba et je le répète ici : toute personne tenant des propos irrespectueux envers les guides religieux ne fait pas partie de nous.’’
Le président de Pastef a également exprimé son regret face à l'instrumentalisation de la religion à des fins politiques, dénonçant ceux qui accusent son mouvement d'être anti-confrérique : ‘’Depuis longtemps, on taxe Pastef d’être contre les familles religieuses et donc contre la religion musulmane. Et le plus choquant, c’est que ceux qui tiennent ces propos sont à peine capables de réciter les sourates les plus simples du Coran.’’
Ses relations avec des figures influentes de la communauté mouride, notamment avec le khalife de Serigne Saliou Mbacké, Serigne Cheikh, et Serigne Abdou Mbacké, qui ont tous œuvré à l'apaisement des tensions entre lui et l'ancien régime, témoignent, pour certains, de la bonne foi du Premier ministre envers la cité religieuse de Touba.
En outre, la première visite officielle en tant que Premier ministre avait été réservée à cette même cité, soulignant l'importance des liens qu'il entretient avec la communauté mouride.
Pastef, de son côté, a toujours prôné un changement dans les rapports entre l'État et les foyers religieux. Cette position s’inscrit dans un contexte où, trois mois auparavant, Bassirou Diomaye Faye avait annoncé, le 17 avril, la création d’un organe rattaché directement à la présidence de la République. Cette nouvelle structure, inspirée du Bureau d’assistance aux écoles coraniques déjà mis en place sous Macky Sall, marque une étape dans la volonté du régime de renforcer et de moderniser les liens avec les cités religieuses.
Cette direction, dont le cadre organisationnel reste encore flou, comprend un bureau des affaires religieuses et un bureau chargé de l’insertion professionnelle des diplômés de l'enseignement arabe. Bien que le président ait affirmé que la structure était déjà en place, le décret officialisant la nomination de ses membres n’a toujours pas été pris.
Selon Khadim Diop, secrétaire général du khalife Serigne Mountakha Mbacké et ancien ministre conseiller de Macky Sall, cette initiative semble vouloir clarifier les relations entre l’État et les foyers religieux. ‘’Le pouvoir semble vouloir changer de cap par rapport à ce qui se faisait avant, en enlevant le flou qui règne autour du lien entre l’État et le culte’’, a-t-il déclaré.
Khadim Diop voit également dans ce Bureau des affaires religieuses un outil potentiellement chargé de coordonner des décisions logistiques importantes telles que l’organisation des célébrations religieuses et l’observation du croissant lunaire, sujet de fréquentes divergences au Sénégal.
Création du ministère des Cultes
En juillet dernier, lors d'une audience avec une délégation de l’association Jama-atoun nour assouniya qui coordonne les travaux d’achèvement de la grande mosquée de Tivaouane, le Premier ministre Ousmane Sonko a annoncé une mesure historique : la création d’un ministère des Cultes. Cette initiative marque un tournant important dans la gestion des relations entre l'État et les confréries religieuses au Sénégal.
Ce ministère, annoncé dans un contexte de changement des dynamiques entre le pouvoir et les confréries, symbolise également la volonté du gouvernement de mettre en place des rapports plus transparents et mieux encadrés avec les différentes communautés religieuses, tout en modernisant les infrastructures des cités religieuses.
Sous le régime d'Abdoulaye Wade, les relations entre l'État et les confréries religieuses avaient pris une nouvelle tournure. Wade, en se présentant souvent sous la casquette de talibé lors de ses visites à Touba, avait réussi à tisser des liens étroits avec l'élite mouride tout en bénéficiant d'une grande sympathie auprès des classes populaires de cette confrérie. Ce rapprochement stratégique lui avait permis de s'attirer une solide base de soutien au sein de la communauté mouride.
Cependant, avec l’élection de Macky Sall en 2012, une rupture s’est manifestée. Macky Sall avait d’ailleurs marqué les esprits avec son célèbre commentaire : ‘’Les marabouts sont des citoyens ordinaires.’’ Cette déclaration, perçue comme un signal de distanciation envers l’influence des foyers religieux, avait été suivie de mesures concrètes à son arrivée au pouvoir, telles que le retrait des passeports diplomatiques accordés à certains marabouts. Cela avait provoqué un profond désamour à Touba, une ville où il n’a plus jamais pu obtenir de soutien électoral massif.
En revanche, Macky Sall avait su cultiver de solides alliances à Tivaouane, notamment grâce à d’importants investissements comme la construction de la résidence et de la mosquée, renforçant ainsi son influence auprès de la communauté tidiane.
COD au cœur des débats du Gamou
Pastef, pour sa part, avait toujours prôné un changement profond dans les relations entre l'État et les confréries religieuses, appelant plus de transparence et une redéfinition de ces rapports.
Cependant, depuis leur arrivée au pouvoir, peu de changements concrets ont été observés dans la manière dont l'État s'implique dans l'organisation des événements religieux. Le seul incident notable reste la polémique concernant l’hébergement des délégations à Touba, un sujet qui a suscité des débats.
Toutefois, il reste à déterminer si cette décision est le fruit d'une politique générale ou d’une initiative ponctuelle. Les attentes demeurent élevées quant à la mise en place d'une réelle transparence dans les relations entre l’État et les foyers religieux, conformément aux engagements annoncés par les nouveaux dirigeants.
Cheikh Oumar Diagne sera sans aucun doute au centre des discussions lors des conférences prévues pour le Gamou, la cérémonie religieuse célébrant la naissance du Prophète. Avec la controverse grandissante autour de ses propos jugés irrespectueux envers les guides religieux, il est fort probable que son nom soit évoqué dans les débats, que ce soit pour condamner ses positions ou pour discuter des relations entre l'État et les foyers religieux. Dans un contexte où les tensions entre le pouvoir et certaines confréries sont palpables, cette affaire pourrait bien devenir un sujet majeur des échanges lors de cette célébration spirituelle.
Amadou Camara Gueye