Publié le 11 May 2021 - 15:29

À Gorée, il y a 48 ans, la mort en détention d’Omar Blondin Diop

 
Le 11 mai 1973, Omar Blondin Diop, jeune philosophe sénégalais, opposant au régime du Président Léopold Sédar Senghor, était retrouvé mort en détention sur l’île de Gorée. Depuis près d’un demi-siècle, la version officielle du suicide est largement contestée par de nombreuses voix dénonçant un assassinat. Retour sur le parcours militant de Blondin Diop dans une période de quête de révolution mondiale.
 
 
Quarante-huit ans après sa mort en détention à Gorée, l’ombre d’Omar Blondin Diop plane toujours sur le Sénégal. Le 18 mars dernier, dix jours après les manifestations populaires qui embrasèrent le pays, le collectif de graffeurs sénégalais Radikal Bomb Shot (RBS) dévoilait, à l’Institut Fondamental d’Afrique Noire de l’Université de Dakar, une fresque hommage aux combattants de la libération noire à travers le monde. Aux côtés du psychiatre martiniquais Frantz Fanon, de la prêtresse casamançaise Aline Sitoe Diatta et du réalisateur sénégalais Ousmane Sembène, Blondin Diop y est dépeint, cigarette en main, en train de lire l’ouvrage Africa Unite ! Une histoire du panafricanisme de l’historien Amzat Boukari-Yabara.
 
La photographie qui inspira ce portrait en peinture aérosol date de 1970 et fut capturée peu de temps après son expulsion de France pour avoir participé aux manifestations de « Mai 68 ». Quelques années plus tard, le dissident devint martyr. À sa mort en détention, quatorze mois après avoir été condamné à trois ans de prison pour « atteinte à la sureté de l’État », les autorités sénégalaises affirmèrent qu’il s’était suicidé. Mais de nombreuses voix eurent de bonnes raisons de soupçonner son assassinat. Depuis lors, sa famille exige sans relâche que justice soit faite, et militants ainsi qu’artistes ont pris les devants dans le maintien de sa mémoire.
 
La mort d’Omar Blondin Diop ne peut cependant être isolée comme un malheureux accident de l’Histoire. Il s’agit, au contraire, d’un épisode tragique se situant dans une longue série de violences menées par l’État du Sénégal. Il est peu courant de mettre l’accent sur les mouvements de résistance au régime de Léopold Sédar Senghor, ou de leur donner du crédit, car le premier président du Sénégal (1960-1980) réussit à ériger le pays en « exemple démocratique ». Les récits officiels des décolonisations africaines ont souvent résumé le processus de libération du colonialisme européen à la naissance d’États nouvellement indépendants.
 
Or, la persistance d’intérêts étrangers, soutenus et alimentés par nombre de classes dirigeantes nationales, fut un spectacle courant dès les années 1960. Suite aux indépendances politiques nominales, les autocraties du continent, soutenues par les anciennes métropoles coloniales, firent le pari de maintenir leur pouvoir en étouffant les perspectives révolutionnaires de mouvements appelant à l’émancipation de l’impérialisme et du capitalisme. Le Sénégal n’a certes pas connu les mêmes crises politiques que ses voisins, mais la mythification de « l’humanisme républicain » du « poète-président » Léopold Sédar Senghor a brouillé notre appréciation de son action politique. Sous l’Union progressiste sénégalaise, le parti unique qu’il dirigea, les autorités déployèrent des méthodes brutales de répression : intimidant, arrêtant, emprisonnant et torturant ses dissidents, allant jusqu’à les « suicider ».
 
Blondin Diop est né dans la colonie française du Niger en 1946. Son père, « médecin africain », avait été affecté de Dakar, la capitale administrative de l’Afrique-Occidentale Française, à Niamey (Niger). Ses positions politiques n’étaient pas des plus radicales, mais les autorités coloniales le soupçonnaient de « sentiments anti-français » en raison de ses activités syndicales et son adhésion à la Section française de l’internationale ouvrière de Me Lamine Guèye. Craintive du renforcement des mouvements anticoloniaux au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la métropole surveillait de près ceux qu’elle dénommait « éléments anti-français ». Une fois que sa famille fut autorisée à rentrer au Sénégal, Blondin Diop passa son enfance essentiellement à Dakar. À l’âge de 14 ans, il s’installa en France, où son père reprit ses études de médecine.
 
Blondin Diop vécut en France pour la majeure partie des années 1960. À Paris, il poursuivit des études littéraires et approfondit sa connaissance des classiques de la philosophie occidentale, d’Aristote et Kant à Hegel et Rousseau. Dans la foulée de son admission à l’École normale supérieure de Saint-Cloud, il commença à fréquenter des cercles militants et participa activement aux débats organisés par divers groupes de gauche. C’est une époque où les mouvements anticapitalistes en Europe tiraient leur inspiration de la Révolution culturelle en Chine et s’opposaient avec virulence à l’agression militaire américaine au Vietnam. Les étudiants africains en France, au nombre de dix mille en 1968, militaient davantage dans des logiques nationales ou panafricaines. Blondin Diop, pour sa part, avait un pied dans les deux mondes. Peu de temps après avoir entendu parler du militant sénégalais, le cinéaste Jean-Luc Godard le sélectionna pour jouer dans son film La Chinoise (1967). Inspiré par les écrits de Spinoza, Marx et Fanon, Blondin Diop cultivait l’éclectisme théorique – entre le situationnisme, l’anarchisme, le maoïsme et le trotskisme, il puisait sa pensée politique d’une multitude de courants idéologiques tout en évitant le dogmatisme.
 
En raison de ses activités politiques, Blondin Diop fut expulsé de France vers le Sénégal à la fin de l’année 1969. Aux côtés d’autres camarades sénégalais ayant étudié en Europe, il participa au Mouvement des Jeunesses Marxistes-Léninistes, (M.J.M.L) dont une des scissions donna naissance au front anti-impérialiste And Jëf. Repoussant les structures formelles, Blondin Diop promut la performance artistique et développa le projet d’un « théâtre dans la rue qui dira ce qui préoccupe et intéresse le peuple », étroitement lié au Théâtre de l’Opprimé d’Augusto Boal. Se penchant sur l’art et son potentiel révolutionnaire, Blondin Diop écrit : « Avant de jouer dans un quartier il faudra en connaître les habitants, s’implanter parmi eux notamment parmi les jeunes [...]. Notre théâtre ira sur les lieux de rassemblement de la population (marchés, cinéma, stades) [...] S’efforcer donc de donner à chaque thème, à chaque situation, à chaque personnage, une dimension africaine. […] Surtout fabriquer soi-même tout ce qu’il est possible de fabriquer [...] Conclusion morale : Plutôt la mort que l’esclavage ».
 
Le Sénégal indépendant était un espace néocolonial. Senghor s’était initialement opposé à l’indépendance immédiate, plaidant plutôt pour une autonomie progressive sur vingt ans. Ainsi, lorsqu’il devint président, il appela régulièrement au soutien de la France. En 1962, Senghor accusa faussement son collaborateur de longue date Mamadou Dia, président du Conseil des ministres, d’avoir tenté un coup d’État contre lui – Dia et ses compagnons furent arrêtés, déportés et emprisonnés pendant plus d’une décennie. En 1968, à l’éclatement d’une grève générale à Dakar, qui s’étendit au reste du pays, la police réprima le mouvement avec l’aide des troupes militaires françaises. La proximité de Senghor avec la France atteint son apogée en 1971, à l’occasion de la visite d’État du président français Georges Pompidou, ami proche et ancien camarade de classe. Pendant plus d’un an, Dakar s’était préparé à son bref séjour de 24 heures. Sur la voie principale du cortège officiel, les autorités avaient réhabilité routes et bâtiments, tentant de rendre invisible tout signe de pauvreté dans la capitale.
 
Pour nombre de jeunes militants radicaux, ce fut la goutte de trop ; la réception du président français était une provocation ouverte. Quelques semaines auparavant, un groupe s’inspirant du Black Panther Party américain et des Tupamaros uruguayens incendia le centre cultural français de Dakar et des locaux du ministère des travaux public. Au moment de la visite, il tenta d’attaquer le cortège présidentiel, mais les quelques membres du groupe furent arrêtés. Parmi les condamnés figuraient deux frères de Blondin Diop.
 
Lui aussi croyait en l’action directe mais n’était pas impliqué dans l’attaque ; il était retourné à Paris quelques mois plus tôt, après la levée de sa mesure d’expulsion. Dans la tourmente, Blondin Diop décida, avec plusieurs amis, de quitter la France afin de s’initier à la lutte armée. À bord de l’Orient-Express, ils traversèrent l’Europe en train, avant d’atteindre un camp syrien de Fedayin palestiniens et de guérilléros érythréens. Leur plan était d’enlever l’ambassadeur de France au Sénégal en échange de leurs camarades emprisonnés. Au bout de deux mois, Blondin Diop et ses amis passèrent du désert à la ville. Ils avaient l’espoir d’obtenir le soutien du Black Panther Party en exil à Alger, qui pourraient alors les mettre en contact avec le Front de libération nationale algérien. Mais une scission au sein du mouvement les obligea à revoir leur stratégie. Après un court passage à Conakry, ils se dirigèrent à Bamako, lieu de résidence d’une partie de la famille Blondin Diop. De là, ils se réorganisèrent.
 
La police arrêta le groupe à la fin du mois de novembre 1971, quelques jours avant une visite d’État du Président Senghor, sa première dans le pays depuis l’éclatement de la Fédération du Mali en 1960. Les services de renseignement maliens, sous la tutelle du tristement célèbre Directeur de la sûreté nationale Tiékoro Bagayoko, les avaient étroitement surveillés pendant des mois. Extradés vers le Sénégal, ils furent condamnés à trois années de réclusion pour « atteinte à la sureté de l’État ». Pour la majeure partie de leurs journées à Gorée, les détenus n’étaient pas autorisés à quitter leur cellule. Afin de minimiser les interactions, ils ne pouvaient être en présence de la lumière du jour qu’une demi-heure le matin et une demi-heure l’après-midi…
 
La nouvelle tomba le 11 mai 1973 : Omar est mort. Il avait 26 ans. L’annonce fit l’effet d’une bombe. Des centaines de jeunes prirent d’assaut les rues et inscrivirent sur les murs de la capitale : « Senghor, assassin ; On tue vos fils, réveillez-vous ; Assassins, Blondin vivra ». D’emblée, l’État du Sénégal maquilla le crime. A la suite de la plainte pour « homicide involontaire » déposée par le père d’Omar, le Doyen des juges d’instruction chargé de l’affaire inculpa plusieurs gardes pénitentiaires. Il avait découvert dans le registre de la prison que Blondin Diop s’était évanoui la semaine précédant l’annonce de sa mort « par suicide » et l’administration pénitentiaire fit comme si de rien n’était. Mais avant qu’il n’eût le temps de procéder à l’inculpation du dernier garde suspect, les autorités le remplacèrent par un autre juge qui, deux ans plus tard, mit fin à cette procédure judiciaire en délivrant une « ordonnance d’incompétence » ! Tous les 11 mai jusque dans les années 1990, les forces de police encerclèrent la tombe de Blondin Diop afin d’empêcher toute forme de commémoration publique.
 
Depuis des décennies, Omar Blondin Diop a été une source d’inspiration pour militants et artistes. Expositions, peintures et films continuent de revisiter son histoire – une qui fait tristement écho au contexte politique d’aujourd’hui. Les méthodes autoritaires déployées par l’actuel gouvernement du Sénégal illustrent à quel point l’impunité se nourrit du passé. Ces dernières années, celui-ci s’est efforcé de restreindre la liberté de manifestation, de détourner les fonds publics et d’abuser de ses pouvoirs. Tant que la responsabilité politique devant le peuple ne demeure qu’un concept théorique attrayant pour les bailleurs de fonds internationaux, les pratiques du passé sont vouées à perdurer. Être activiste au Sénégal aujourd’hui, à l’image de la répression des mois de février-mars 2021, c’est courir le risque de se faire intimider, arrêter, et emprisonner arbitrairement ; Guy Marius Sagna et tant d’autres en font régulièrement les frais. Dans ce contexte, l’État sénégalais ne semble pas avoir l’intention de rouvrir le dossier sur la mort d’Omar Blondin Diop. Mais ses proches ne désespèrent pas pour autant : comme le veut l’adage qu’ils citent régulièrement, « quelle que soit la longueur de la nuit, le soleil finit toujours par se lever ».
 
Florian Bobin est chercheur en Histoire africaine et étudie les luttes de libération au Sénégal au 20ème siècle.
 
Par Florian Bobin

 

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