“Ce qu’il faut pour avoir une industrie culturelle… ”
Elle est simple, sans fard. Sans maquillage, toujours le foulard à la tête, elle reste majestueuse dans une belle tenue en noir et blanc. Simple, loin de celle des grands jours, mais chic. C’est tout Collé Ardo Sow. Elle allie classe, élégance et sobriété. Ce qui ne l’a pas empêché de rayonner pendant 40 ans. Quarante ans de vie artistique. Mais elle préfère parler de la célébration des 40 ans de la mode africaine. Un riche programme est concocté à cet effet. Ça discutera autour de la mode, mais ça brillera surtout sur les podiums. Sont attendus les plus grands noms de la mode africaine à ce rendez-vous. La ‘’Reine du pagne tissé” annonce les couleurs dans cette interview.
Collé Sow Ardo, c'est 40 ans de vie artistique. Comment comptez-vous les célébrer ?
Quarante ans de carrière, c'est beaucoup et peu à la fois. Quarante ans de créativité, de présentation, de défilé, etc., dans la mode, c'est beaucoup. Mais a-t-on atteint nos objectifs ? C'est la question que je dois me poser (sourire). Il ne suffit pas de faire des collections ou des défilés de mode, de se montrer et de se faire connaître. Il y a beaucoup d'autres choses à faire. Il faut, par exemple, arriver à exporter, à vendre à l'international. C'est ce qui nous reste à faire, je pense. C’est pour cela que la célébration de ces 40 ans est importante, parce que cela va nous permettre de réfléchir et d’échanger.
D’ailleurs, dans le cadre des activités, sera organisé un forum de discussions le 1er décembre. On va parler de cela et voir comment faire pour booster le secteur de la mode.
Oui, il est vrai qu’il y a beaucoup de créateurs, de stylistes, beaucoup de jeunes qui sont plus agressifs dans leur dynamique de vente et de promotion comparés à nous. Nous qui sommes dans nos coins à attendre, eux essaient de faire autre chose. C’est vrai que les époques diffèrent, parce que nous n’avions, par exemple, pas Internet et toutes les possibilités qu’offrent les réseaux sociaux.
Aujourd’hui, nous allons célébrer les 40 ans et je suis entourée de beaucoup de créateurs sénégalais et internationaux qui vont venir. On ne célèbre pas seulement les 40 ans de vie artistique de Collé Sow Ardo, mais plutôt les 40 ans de la mode africaine.
On retrouvait tous les ans la crème de la mode africaine à Sira Vision. Peut-on s’attendre à un événement de même facture ou plus prestigieux ?
Ce sont les mêmes qui seront là. Il y a Alphadi (Niger), Pathé’O (Côte d’Ivoire), Gilles Touré (Côte d’Ivoire), Koro (Korotimi Dao du Burkina Faso), Maïmour du Mali, Binta du Gabon et bien d’autres. On aurait aimé faire venir tout le monde, mais ce n’est pas possible. Ce n’est pas évident avec l’achat des billets d’avion et autres. Quand mes confrères m’invitent, ils me prennent 100 % en charge. Il est normal d’en faire autant quand je les reçois. Il y a eu beaucoup de demandes. Certains étaient même prêts à acheter eux-mêmes leur billet d’avion pour participer. Mais on est confronté à un problème de timing. Nous serons 30 créateurs à montrer notre travail.
Avec mes collègues du Sénégal, nous sommes en train de réfléchir sur comment organiser un salon au cours duquel il y aura un défilé tous les jours comme en Europe. Ce sera un salon de la mode africain accueilli au Sénégal et tous les jours, des créateurs pourront participer. A Dakar aujourd’hui, beaucoup ne pourront pas participer, alors que je souhaite que tout le monde y participe. Mais je me dis que la célébration de ces 40 ans de mode africaine ne s'arrête pas au défilé du 2 décembre. Ce sera toute l’année. Je compte faire d’autres défilés au Sénégal en allant dans les régions, parce que les brodeurs doivent défiler tout comme les jeunes talents qui commencent à se faire connaître. C’est vrai qu’il est prévu un concours de jeunes créateurs ce 25 novembre, mais je suis d’avis qu’il leur faut d’autres scènes. Je veux que tout le monde participe à la célébration de ces 40 ans.
Quarante de la mode africaine comme vous dites. Donc, vous ne comptez pas tout dérouler au Sénégal d’autant plus que vous avez aidé à la promotion de talents à l’époque de Sira Vision, comme Gilles Touré ou encore Imane Ayissi qui sont devenus des couturiers de renom. Comptez-vous organiser des choses en Côte d’Ivoire, au Cameroun ou partout ailleurs en Afrique ?
Je précise que la Côte d’Ivoire est le pays invité d’honneur. Quand je suis arrivée à Dakar, le premier défilé auquel j’ai participé, il y avait trois prix à décerner et je les ai tous gagnés. Après ce défilé au Cices, les organisateurs sont allés en Côte d’Ivoire et m’ont invitée. Je suis restée ces dernières années absente des podiums. Je voulais vraiment arrêter, mais l’année dernière j’ai été invitée en Côte d’Ivoire, parce qu’on me décorait. J’ai pris la parole pour les remercier et leur annoncer mon retrait des podiums. Mais les gens m’ont dit que je n’en avais pas le droit. Ils m’ont dit qu’ils avaient besoin de moi. Et ils sont arrivés à me convaincre. C’est ainsi que j’ai décidé de célébrer les 40 ans et de faire de la Côte d’Ivoire le pays invité d’honneur. Normalement, je dois m’y rendre après pour y organiser un défilé, parce que tout le monde ne pourra pas être à Dakar. On attend juste la confirmation de diverses personnalités ivoiriennes, mais c’est prévu. Tout comme au Gabon où je devais être reçu par un bon ami malheureusement décédé, Albert Yangari (journaliste, ancien ministre gabonais décédé samedi dernier à Libreville). Mais ses enfants sont là-bas, j'espère que cela se fera.
Vous avez ce don de dénicher de jeunes talents. On doit à Sira Vision la découverte de jeunes comme Al Guèye qui fait des merveilles aujourd’hui. Quelle sera la part de participation de ceux qui ont gagné les concours de jeunes talents ?
Quand on me parle d’Al Guèye, je frissonne parce qu’il a la créativité dans l’âme. Il fait des choses extraordinaires. Il a beaucoup de créativité. Je prie pour lui parce qu’il est dans un métier qui n’est pas facile. Aujourd’hui, on n’a pas de rapports de collègues, je suis sa maman. Les jeunes créateurs participeront. Tout le monde ne pourra pas être là, mais les jeunes si.
Parlant de ces jeunes, beaucoup utilisent le pagne tissé dans leurs créations. Cela vous fait quoi sachant que vous avez été surnommée la ‘’Reine du pagne tissé’’, parce que vous avez su sublimer cette étoffe pas facile à travailler ?
Il n’est toujours pas évident de travailler le pagne tissé. Je suis en train de faire un modèle traditionnel parce qu’en réalité, mon premier modèle je l’ai fait à partir d’un tissu traditionnel avec des bandes de 21 cm. Aujourd’hui, on a des bandes de 30 cm. Depuis la semaine dernière, je travaille sur ce modèle que je peine à terminer. Les bandes ne sont pas en soi faites pour la conception de vêtements. En les confectionnant, les tisserands ne font pas attention à harmoniser les lignes. C’est pour cela d’ailleurs que j’ai des tisserands qui me font mes pagnes. Cependant, pour le modèle que je dois reproduire, je dois le faire en pagne traditionnel et cela me prend du temps. Ce matin d’ailleurs (hier matin), j’ai pris un autre tissu pour travailler dessus et mon chef d’atelier m’a interpellée et m’a dit : ‘’Maman, tu es en train de tricher, parce que ce n’est pas le modèle initial’’ (sourire). Je lui ai dit d’accord, je vais continuer mes recherches.
Voir aujourd’hui de plus en plus de jeunes créateurs s’intéresser au pagne tissé me fait énormément plaisir. Les gens ne se seraient pas intéressés à la matière si ce qu’on en faisait ne leur plaisait pas. De plus, les jeunes qui le travaillent m’adorent. Au Burkina, les tenues traditionnelles sont faites à partir du pagne tissé. Même le président s’habille en pagne. Vous allez en Côte d’Ivoire, ils ont leurs modèles de pagne tissé. Et c’est exceptionnel. Aujourd’hui, on a su travailler le pagne et c'est comme du lin.
Est-ce que la collection que vous présenterez lors du défilé du 2 décembre sera composée d’anciens modèles à succès de Collé Sow Ardo ?
J’ai deux modèles qui ont eu beaucoup de succès et je pense que toute l’Afrique et le monde entier les ont portés. Il s’agit des modèles ‘’Awa’’ et ‘’Woré’’ que je vais présenter. C’était la première fois qu’on voyait un vêtement en pagne tissé bien fait, bien pensé, portable on va dire. J'ai dû, à un moment, arrêter la production parce que je me disais qu’il n’était plus possible. Tout le monde en avait. Je voulais créer autre chose.
Les artistes ne prennent pas de retraite. On travaille jusqu’à la fin. Je suis en train de former des gens. J’en ai formé beaucoup et j’ai ma fille, Amina, qui est aussi dans la mode. Même si ma ligne ne l’intéresse pas, j’espère qu’elle va rejoindre un jour. À part Amina, j’ai bien d’autres enfants dans la mode. Parce que tous les jeunes m’appellent maman. Je pense qu’aujourd’hui, le pagne tissé est partie intégrante de la mode et pas qu’africaine. Il y a de grandes marques qui utilisent maintenant le pagne tissé. Et c’est à notre honneur. Les pays du Nord n’ont plus rien à créer et viennent chez nous puiser. Le souffle est là. Ce qui m’attriste, c’est le fait de ne pas disposer d’industrie culturelle. Il le faut pour produire à grande échelle, organiser des salons, mais surtout aller dans des salons, prendre des commandes, venir au Sénégal les fabriquer et les envoyer. Je suis allée aux USA avec l’Apix, il y a quelque temps. Le premier client qui est venu m’a demandé mille modèles par jour. Je ne pouvais pas satisfaire sa demande. Je ne pouvais même pas faire 100 modèles par jour à l’époque.
On travaille le pagne tissé et les jeunes ne tissent pas. Ce sont leurs parents qui le font. Il y a des personnes qui n’ont pas d’apprentis. Quand on veut tisser industriellement, on a besoin de gens pour lancer la machine ; mais les jeunes ne sont pas intéressés par le métier. Ils rêvent de grandes études, c’est tout à fait normal. Mais une fois que les parents qui tissent partiront, le tissage risque de disparaître avec eux. Avant, le tissage était réservé à une catégorie de personnes, mais je pense qu’aujourd’hui, il devrait être un métier pour tous. On doit pouvoir former des jeunes.
Est-ce que cela ne devrait pas s'adosser à l’industrialisation du textile, parce qu’on n’a plus d’usine de textile aujourd’hui et le coton se fait rare ?
Il y a beaucoup de choses à revoir. On avait du coton qui était vendu à l’étranger. Quand on le commercialisait à l’époque, on n'en avait pas besoin. Aujourd'hui, on en a besoin. On a besoin de coton. Je reviens d’un salon au Maroc, mais le coton va être très, très rare. Les Marocains font du tissage, mais cherchent du coton. On a besoin de mettre en place une industrie du textile. Quand on a besoin d’un wax, on est obligé de le commander ailleurs, alors qu’il fut une époque où l’on avait tellement d’usines comme Icotaf et Sotiba.
Pour vous, quelles sont les bases pour avoir une industrie culturelle créative ?
Il faut que l’État s’y mette. Nous les créateurs ne pouvons pas être partout. Nous sommes des créateurs de vêtements et il y a des gens qui sont prêts à ouvrir des usines et il faut qu’on leur facilite cela. J’ai rencontré au Maroc des gens qui voulaient délocaliser leurs usines à Dakar. Ils souhaitent s’associer à des Sénégalais pour leur délocalisation. Ils seront à Dakar dans le cadre de la célébration de ces 40 ans de mode africaine. Il faut qu’on nous aide.
Je pense également qu’il faut former les jeunes. Très souvent, ils passent deux ans dans une école de formation et ouvrent juste après leur atelier. Non, ils doivent se faire davantage former. Il faut être professionnel quand on veut réussir quelque chose.
BIGUE BOB