Publié le 1 Jun 2023 - 06:56

Lettre à la justice

 

1983. Il y a quarante ans, la justice s’était présentée devant les Sénégalais comme dernier acteur d’une tragédie nationale qui s’annonçait avec le procès des détenus casamançais à la suite d’une marche organisée un an plus tôt. Les faits de ce délit surnommé "événements de Ziguinchor", selon les termes du Président de la Cour de Sûreté de l’Etat, se présentent sous la version à charge suivante, "dans le courant de l’année 1982, un mouvement insurrectionnel visant à détacher la Casamance du Sénégal a vu le jour sous le sigle MFDC ou Mouvement des Forces démocratiques de la Casamance".

Or, l’Etat dans la justification des mesures prises en la circonstance, de sa volonté d’affirmer l’indivisibilité de la République du Sénégal, avait fait le choix de réprimer dans le sang une manifestation pacifique des populations casamançaises animées du seul dessein de dénoncer leurs frustrations dans le cadre de la légalité et de la démocratie qu’offraient les institutions de la République.

A l’époque, le régime au pouvoir n’avait manifesté aucune "volonté politique de coller aux réalités régionales", de démontrer ne serait-ce que sa propre compréhension senghorienne de la République, l’impératif de l’unité nationale dans un "souci constant de favoriser l’épanouissement moral et spirituel du peuple sénégalais dans sa diversité féconde". Au contraire, le seul langage qui devait prévaloir pour les socialistes, était celui de "la raison d’Etat", obliger à "garder la raison" aux "enragés de Ziguinchor" avec leur "esprit de clocher" qui n’est "pas sénégalais" (Le Soleil déc.1982 - jan.83).

Mensonges, calomnies, délations, règlements de compte, vols, viols, assassinats, disparitions, exécutions sommaires, furent le lot des Casamançais. Quid des arrestations arbitraires, des déportations vers les prisons de Dakar ; hommes, femmes, élèves, sans distinction avaient la justice comme seul espoir pour semer la paix en Casamance devant un procès qui engageait à "la légère le Sénégal dans une voie sans issue pour donner suite à un dossier arbitraire, mal ficelé et juridiquement vide de griefs tellement l’enquête était surfaite, contrefaite et monstrueusement grossière" (Me Babacar Niang, 1983).

En 1983, nombreux étaient ces Sénégalais qui ont été accusés, pourchassés par les forces de sécurité et qui, il faut le répéter, ne comptaient que sur la justice sénégalaise qui devait semer la paix en libérant des citoyens innocents ou de les condamner à devenir les combattants par défaut d’une cause indépendantiste.

L’arrestation de l’Abbé Augustin Diamacoune Senghor, Curé de la paroisse de Kafountine – pourtant présent dans le Recueil d’événements du Sénégal (1974) comme référent historique – figure charismatique de la mémoire collective locale ; son jugement et sa condamnation par la justice sénégalaise comme le cerveau des "événements de Ziguinchor" et donc du MFDC, alors même qu’il clamait son innocence, avaient consisté en conséquence à mobiliser la sympathie que les populations avaient pour lui, vers le MFDC. Le mouvement allait renaître de ses cendres par l’effet conjoint de l’injustice contre un prêtre engagé démocratiquement et de la brutalité des forces de sécurité qui jetaient de jeunes gens et des pères de famille hors de leurs foyers, obligés de se cacher dans les bois voisins où ils s’aventuraient dehors qu’uniquement la nuit.

La rébellion armée en Casamance, la "Guerre incivile" qui s’imposait aux Sénégalais allait ainsi connaître sa première "bataille de Ziguinchor" en 1983, point de non-retour renseigné par le cours du procès. Prisonniers comme fugitifs étaient à présent convaincus à la suite du verdict du 13 décembre 1983 que pour avoir participé à la marche de décembre 1982 pour des revendications légitimes, ils étaient désormais considérés comme des sécessionnistes, obligés de s’engager dans une cause indépendantiste qu’ils ne pouvaient articuler politiquement et condamnés à vivre en maquisards.

Plus que l’adhésion à une idéologie indépendantiste (dans un monde où ce sont les idées qui tuent les idées), c’est la répression contre l’expression démocratique d’une frustration couplée à l’injustice contre des innocents qui ont fait renaître chez les populations casamançaises une tradition de méfiance et de résistance à l’Etat. C’est que le sentiment d’injustice est plus rassembleur que la propagande sécessionniste. C’est contre l’injustice que toute une génération s’est engagée dans une « Guerre Incivile » dans laquelle bien d’autres générations ont grandi.

Ce rappel est nécessaire, il doit nous alerter contre la répétition de l’histoire. La "Médaille des justes" n’est pas une récompense exclusive à la Casamance, c’est le Sénégalais en général qui n’accepte pas l’acharnement judiciaire, surtout quand les preuves du crime sont fantaisistes, quand les hommes d’Etat s’arrogent de principes qui ne servent qu’à judiciariser la scène politique sénégalaise, de « Force reste à la loi » qui ne s’encombre d’aucune vraie justice.

2023. La notion de « Rebelle » revient encore sur la scène judiciaire sénégalaise. Ousmane Sonko, pour ne pas le nommer, est porteur d’espoir pour bien de Sénégalais. Mais parce qu’il a des origines casamançaises, et sans aucune forme de discernement, ses partisans, des citoyens sénégalais, sont pourchassés, jugés de manière expéditive, emprisonnés, tués à chaque manifestation parce que la propagande pro-étatique a voulu en faire le prolongement du MFDC (LeQuotidien, juin 2022).

La Casamance où il faudrait surtout être très attentif aux conséquences que peuvent véhiculer le renouvellement des sentiments de frustration, de peur, de doute qui deviennent des certitudes pour cette jeunesse sénégalaise. La persistance d’un discours politique anti-casamançais tel qu’il pourrait se refléter par les comportements de certains politiciens et le pouvoir en première ligne, confirmerait sa systèmicité ainsi qu’elle serait démontrée par la manière flagrante dont on chercherait à éliminer un leader et adversaire politique, de surcroit, traité de connivence avec la rébellion sur la seule base de ses origines casamançaises.

Aujourd’hui, c’est tout le Sénégal qui est debout contre l’exploitation de certaines sensibilités pseudo nationalistes qui ne servent qu’à diviser le pays. Avec une jeunesse qui ne veut plus que la notion d’unité nationale soit un vain mot, que l’appartenance de la Casamance au Sénégal reste juste une variable qui n’intègre pas les indéniables indications de la spécificité casamançaise qui est, et personne ne le nie, une donnée permanente de notre histoire politique que l’on devrait considérer sérieusement pour construire l’unité nationale.

Le Sénégal, sa jeunesse surtout, a besoin d’un verdict d’apaisement !

Or, juger dans un contexte africain, ne se résume pas à la seule connaissance du droit criminel et pénal, c’est aussi et surtout connaître sa société, comprendre les modes de régulations de celle-ci, avoir force capacité d’être et d’agir en situation. Et la situation actuelle est renseignée par l’engagement des populations, d’une jeunesse prête à être traitée de « rebelle » pour défendre un homme politique, le Maire de Ziguinchor, malmené par le pouvoir exécutif qui veut convaincre difficilement les Sénégalais qu’en droit, la seule expérience occidentale telle qu’elle s’impose comme connaissance du droit peut prévaloir sans tenir compte du contexte social.

Le peuple sénégalais à travers sa jeunesse attend une justice qui recadre le pouvoir exécutif qui judiciarise le modèle démocratique sénégalais désormais interdit de l’avis des citoyens et de nos valeurs culturelles. La justice sénégalaise a l’obligation morale et juridique, la responsabilité sociale et humaine, de réussir là où les politiques ont échoué. Pour cela, elle doit être une justice du peuple sénégalais aujourd’hui mobilisé contre l’injustice !

Signataires

Prénoms / Nom/ Institution

Pape Chérif Bertrand Bassène, Akandijack, UCAD

Marie Louise Bassène, UCAD

Ndiouga Benga, UCAD

Mamadou Baldé, FASTEF

Lamine Faye, UCAD

Lamine Bodian, UCAD

Ibrahima Diémé, UGB

Section 22.45

(Loi 2015-02 relative aux Universités publiques). Section 2: Missions des universités. Article 2. -Les Universités ont notamment pour missions de former des cadres du Sénégal et des autres pays. A ce titre, elles sont chargées: - (alinéa 4) de favoriser le service à la communauté; - (alinéa 5) de développer les valeurs culturelles africaines.

 

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