Publié le 11 Oct 2016 - 23:41
PAPA DIÉRY SÈNE (DIRECTEUR DU CONTRÔLE INTERNE DE GESTION AUX ADS)

‘’On ne peut pas continuer à protéger une compagnie qui végète’’

 

Papa Diéry Sène est le Directeur du contrôle interne de gestion des Aéroports du Sénégal. Dans cet entretien, ce membre du comité économique mondial des aéroports n’utilise pas la langue de bois pour dire ce qu’il pense des compagnies nationales et des politiques de protection. Pour lui, si Dakar veut être un hub aérien comme il le souhaite, il est obligé d’ouvrir totalement son ciel et arrêter de créer des boulevards à un Sénégal Air qui naît, meurt et renaît comme un ‘’ogbanje’’.

 

L’Anacim a accordé des droits de trafic à Emirates, dit-on. Est-ce que cela ne compromet pas la croissance voire l’existence du futur Sénégal Air Sa ?

On est au Sénégal dans une situation rocambolesque. On ne peut pas depuis des années maintenant continuer à protéger une compagnie qui végète, pour utiliser un terme médical. Elle naît, on prend des mesures de protection pour lui assurer du trafic. Quelque temps après, elle meurt ; une autre va renaître, etc. Depuis 2008, le Sénégal est dans cette situation-là avec les multiples Air Sénégal qu’on crée. Entre-temps, les répercussions sont extrêmement dramatiques sur le système aéroportuaire qui est dans une situation de stagnation, alors que tous nos voisins sont en train de connaître des croissances de trafic supérieures à leur taux de croissance (démographique).

Ce qui devrait être plus ou moins la règle. Mais ici au Sénégal, quand vous regardez l’amplitude entre le taux de croissance général et la croissance du trafic, nous sommes à des proportions anormales. Cela veut dire qu’il y a un problème. Les droits de trafic, c’est comme une mine d’or. Si vous la fermez sous prétexte que vous n’avez pas les outils pour l’exploiter, vous attendez que des Sénégalais aient les moyens pour l’exploiter, dans ce cas, vous perdez de l’argent. Parce que le monde ne vous attend pas. C’est la même chose avec le transport aérien. 

Le problème du transport aérien en Afrique, c’est deux choses : la connectivité, c’est-à-dire que si vous voulez acheter un billet pour aller vers une destination africaine, vous avez un temps de réponse qui dure. Pendant deux jours, vous cherchez votre chemin avant d’avoir un vol qui vous amène à Conakry ou à Nairobi en passant par Ndjamena. Vous perdez énormément de temps. Un vol que vous aurez pu faire en un seul jour, vous êtes obligé de le faire en trois ou quatre jours. C’est parce qu’en Afrique, la décision de Yamoussoukro qui devait entrer en vigueur depuis très longtemps est pratiquement neutralisée par les chefs d’Etat. 

C’est quoi la décision de Yamoussokro ?

En 1988, les chefs d’Etat se sont réunis pour prendre des décisions allant dans le sens d’ouvrir totalement le ciel africain afin que les compagnies puissent aller d’une ville à l’autre sans restriction. 

Y compris les compagnies internationales ?

Oui ! Les compagnies internationales, à partir du moment où elles sont autorisées, elles ont pratiquement les mêmes droits que les compagnies nationales. Alors, ce qui se pose maintenant, c’est qu’on tergiverse, parce qu’il y a des pays qui s’évertuent à protéger leur compagnie. Et ce qui se passe finalement, c’est que ces petites compagnies-là sont dans une situation de rente. Elles n’arrivent pas à se développer, elles n’arrivent pas à développer le trafic aérien. Du côté des aéroports, on en souffre terriblement, parce que nous sommes obligés de nous mettre aux normes internationales. Nous sommes donc obligés de faire les mêmes investissements que les autres aéroports du monde, alors que nous n’avons pas le trafic correspondant. On se retrouve dans des situations économiques qui sont extrêmement complexes.

Aujourd’hui, tout le monde dit que l’Afrique est le continent de l’avenir, le taux de croissance va atteindre dans certaines zones 10%. Mais le transport aérien reste le plus marginal par rapport aux autres régions. Nous avons une part de moins de 3% du trafic mondial. Et ça ne change pas. Cette année, 2015/2016, nous avons connu une croissance de presque 0,8%. Tout cela parce qu’il y a des politiques de protection qui n’ont aucun rapport avec la réalité économique d’aujourd’hui. 

Donc pour vous, la solution, c’est d’ouvrir totalement le ciel ?

La solution, c’est d’ouvrir le ciel et de laisser la concurrence. Je vous donne l’exemple d’un aéroport concurrent. Accra n’a pas de compagnie aérienne. Le développement du trafic est tel qu’il a dépassé Dakar parce qu’il laisse les gens venir. Nous ne pouvons pas exploiter les droits de trafic, il faut permettre aux autres de le faire. Si vous avez quelqu’un qui veut faire Dakar-Rio, pourquoi ne pas lui donner les droits de trafic ? Vous n’avez personne pour aller à Rio. Il n’y a aucune perspective qui permette à une compagnie sénégalaise de faire du Dakar-Rio.

C’est la même chose. Aujourd’hui Sénégal Airlines a disparu. Il y a du trafic entre Conakry-Dakar, Banjul-Dakar, Praia-Dakar, etc., ce trafic-là, si on ne permet pas aux autres compagnies de les utiliser, les gens vont vers des vols directs, vers ces destinations au détriment de Dakar, alors que Dakar a toujours été la plaque tournante du trafic aérien. Je pense qu’il y a des schémas qui sont devenus séculaires. Je ne dis pas qu’il ne faut pas avoir une compagnie nationale, mais dans la situation actuelle où nous n’avons pas de compagnie, nous ne pouvons pas laisser les droits de trafic en jachère. 

Et les petites compagnies dans tout cela. Il y a quand même Transair, Asky, Mauritanie Airlines, etc.

Ce que fait Emirates, en général, c’est du trafic de coordination. Quand il y a des Guinéens qui veulent aller en Asie, ce n’est pas un avion de trois ou quatre places qui va aller prendre ce trafic-là. Emirates prend des commerçants qui ont des bagages, du fret. Si on permet à ces gens-là de venir à Dakar et continuer après, c’est une bonne chose pour l’aéroport de Dakar. 

Et pourquoi pas transporter ces mêmes gens dans de petits appareils jusqu’à Dakar pour qu’ils prennent après les gros avions pour aller à l’extérieur ? 

Si ces petits avions-là existent, tant mieux. Mais ça n’existe pas. Y en a pas ! 

Vous voulez dire que les petites compagnies ne remplissent pas ce rôle-là ?

Elles ne peuvent pas. Elles n’ont ni les moyens, ni les capacités. Il y a des besoins. On est en train de perdre depuis 2008. Nous sommes dans une position qui nous permet d’avoir une certaine visibilité du trafic sous régional. Quand il y a un certain nombre de variables qui posent problème, on les analyse. On a toujours dit que si nous voulons faire de Dakar un hub intercontinental, il n’y a aucune autre alternative que d’ouvrir le ciel, ouvrir Dakar. Le fait d’avoir cherché à protéger des droits de trafic à Sénégal Airlines nous a mené dans une situation de marasme économique dans le transport. C’est une décision qui n’a pas de sens. 

Je n’ai pas encore l’information officielle, mais si l’Anacim a pris cette décision d’ouvrir le couloir Dakar- Conakry à Emirates, je pense que c’est une bonne chose. L’Anacim doit continuer comme ça. Il faut donner les droits de trafic sur toutes les destinations exploitables. Il faut autoriser. Le jour où on n’aura maintenant notre compagnie nationale, on verra. Il y a plusieurs mécanismes qui permettent aux gens de faire des accords de coopération, d’exploitation en commun pour desservir certaines destinations. C’est devenu désuet de chercher à protéger des compagnies nationales, d’autant plus que certaines compagnies nationales qu’on crée tous les trois mois disparaissent du jour au lendemain. C’est comme la destination sur Banjul. Combien de compagnies sur Banjul ont disparu ces dix dernières années. C’est effarant. Elles ne peuvent pas survivre. 

Le transport aérien doit avoir un objectif. Cet objectif est de permettre aux gens de voyager quand ils le veulent et à moindre coût. Si une grande compagnie fait du marginal sur une ligne, c’est tant mieux pour les passagers. C’est tant mieux aussi pour les exploitants aéroportuaires, parce que nous sommes dans un système intégré. Il ne faut pas enrichir les compagnies au détriment des aéroports, ou les aéroports au détriment des compagnies. S’il n’y a pas de trafic, les aéroports en pâtissent au même titre que les compagnies. 

L’Afrique n’a-t-elle pas le droit d’avoir un jour des compagnies viables comme les Occidentaux ?

On a essayé d’avoir des compagnies sous régionales. Mais vous avez vu, des gens se sont précipités pour avoir leur compagnie nationale. Certaines ne répondent même pas aux règles minimales de lOhada. Malheureusement, ces attitudes un peu nationalistes posent problème. On ne va pas rêver de reconstituer Air Afrique, mais il y a de nouvelles solutions coopératives qui permettent de mutualiser les moyens d’exploitation et avoir un instrument transnational qui permettrait de relever la sous-région de la situation dans laquelle elle se trouve actuellement. C’est un véritable pied de canard que de quitter Dakar pour aller à Kigali. Il faut que les gens acceptent les nouvelles règles du jeu. Le transport aérien est incompatible avec ces mécanismes de transport aérien. 

On sait que les compagnies aériennes ne signent pas de contrats à jeter ; tout est bétonné et c’est sur une longue durée. Le futur Sénégal air Sa n’a donc pas d’avenir ?

Si une nouvelle compagnie est créée, elle sera en concurrence sur la ligne. Si elle fait bien, elle va survivre, si elle fait mal, elle disparaît, c’est tout. C’est comme Dakar-Paris. Si demain nous avons une compagnie nationale, libre à elle d’aller à Paris si elle estime pouvoir supporter la concurrence face à Air France, Bruxelles Airlines, Corsair, etc. Mais tout ce qu’il ne faut pas faire, c’est de créer des situations de rente, de protection qui ne peuvent plus perdurer et qui ne servent personne, ni les consommateurs, ni les compagnies, ni le pays. 

Un pays comme la France est mieux outillée que le nôtre dans ce domaine. L’Etat français a refusé à Emirates des droits de trafic à Paris et dans d’autres régions comme Bordeaux…

(Il coupe) C’est parce que l’Etat français est dans une situation où il faut protéger Air France. Je ne peux pas dire un certain nombre de choses, mais Emirates est en train de s’imposer à Paris, Londres et Munich. Les compagnies européennes ne peuvent plus supporter la concurrence de celles d’Asie, du Moyen Orient. C’est la réalité. La France a ses raisons, mais nous, nous ne sommes pas dans cette situation. Nous avons besoin de développer notre trafic. Nous avons besoin d’offrir aux passagers de la sous-région des billets à des prix acceptables.  On ne peut pas continuer ces mécanismes qui font que le coût moyen en Afrique est le plus élevé partout dans le monde. 

Donc au-delà de Emirates, on peut ouvrir les portes à d’autres compagnies ?

La vocation du Sénégal est d’être une plaque tournante. C’est ça les perspectives déclinées dans le cadre du Pse (Plan Sénégal émergent) et c’est l’ensemble des perspectives d’ordre stratégique qui ont été assignées au système de transport aérien. Si on veut consolider les acquis et améliorer notre position en Afrique, il faut que nous soyons flexibles dans l’octroi des droits de trafic. Si demain Turkish Airlines veut faire Dakar-Bamako ou Dakar-Paris, il n’y a pas de raison qu’elle ne soit pas autorisée. On n’a pas l’instrument national, on n’a pas les moyens. Ça ne vaut pas la peine de créer.

Je vous ai dit tout à l’heure qu’il y a bien des pays qui sont devenus des hubs et qui n’ont pas de compagnies aériennes. On ne doit pas faire une obstruction. Si le transport aérien se développe au Sénégal comme il devrait se développer, les compagnies qui seront là vont recruter le personnel de Sénégal Airlines. Qu’est-ce qu’on perd ? On ne perd rien. Au contraire, on gagne. Ça fait deux ans qu’on n’a pas de compagnie, qu’est-ce qu’on a fait ? 

Je vous donne un exemple. Quand Air Sénégal international marchait correctement en 2007 avec la Ram (Royal air Maroc) et qu’elle était devenue pratiquement la première compagnie sous-régionale, à ce moment, elle avait une part de trafic sur Dakar qui faisait 25%. C’est le quart de notre exploitation. C’est grâce à cela qu’on a pu engager le financement via la Rdia pour construire un nouvel aéroport. Mais aujourd’hui, force est de constater que nous sommes en train de perdre de l’argent depuis que cette compagnie-là a été, d’une manière très hasardeuse, dissoute par l’ancien régime.

Ça s’est fait sur la base de considérations qui n’avaient rien à voir avec les réalités de l’exploitation ou les réalités économiques. Une compagnie qui marche, vous vous réveillez un matin et vous la mettez de force en faillite par une décision d’autorité. Depuis lors, nous sommes dans une situation de stagnation. C’est vrai que c’est une bonne chose d’avoir une compagnie nationale. Mais, pour cela, il y a beaucoup de paramètres qui entrent en ligne de compte. Il ne s’agit pas simplement d’avoir des avions, de faire de beaux dessins. Il y a l’environnement sous-régional, la concurrence. Il faut savoir si c’est profitable ou non ou si on veut simplement un pavillon, avec notre drapeau. 

PAR BABACAR WILLANE

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