Publié le 27 Apr 2021 - 15:19

Quels futurs pour le Tchad et le Sahel après Déby ?

 

La mort du président tchadien Idriss Déby Itno le 20 mars dernier, dans des circonstances étrangement peu claires, suscite incertitude et trouble dans la région et au-delà. Si les pays voisins et les partenaires internationaux du Tchad s'inquiètent de la stabilité du pays, c'est parce que ce pays est au cœur de la lutte contre les groupes armés et le terrorisme dans la sous-région. La disparition soudaine de Déby laisse alors le pays sur une voie dangereuse, et ce qui va se passer au Tchad dans les mois à venir sera sans aucun doute ressenti bien au-delà des frontières du pays.

Depuis qu'il est arrivé au pouvoir en 1990 à la suite d'une rébellion, Déby a réussi à diriger le Tchad d'une main de fer, en s'appuyant sur sa petite ethnie Zaghawa, les revenus du pétrole et le soutien de certains pays occidentaux, principalement la France. Ainsi, rien ne prédisait sa mort soudaine dans la mesure où il venait de remporter provisoirement le scrutin présidentiel et qu’il avait prétendu avoir repoussé les rebelles du Front pour le changement et la concorde au Tchad (FACT) qui voulaient marcher sur la capitale en avril dernier. Aujourd'hui, tout peut arriver dans ce pays qui est pris dans un dilemme puisque les Tchadiens doivent choisir entre restaurer le statu quo, c'est-à-dire le régime militaire, pour faire face à l'insécurité ambiante ou s'orienter immédiatement vers une transition civile qui confinerait les militaires dans les casernes.

Pourtant, il semble que la première option se soit imposée d'elle-même. Après l'annonce de la mort de Déby, les militaires tchadiens ont installé son fils – Mahamat Idriss Déby (dit Kaka), un général quatre étoiles qui commandait auparavant la garde d'élite sous la présidence et était également commandant adjoint des forces tchadiennes au Mali – à la tête d'un conseil militaire intérimaire pour 18 mois. Cette décision a été prise en violation de la constitution tchadienne suspendue et qui prévoit que le président de l'Assemblée nationale assure l'intérim en cas de vacance ou d'incapacité du chef de l'État. Le fait que le fils de Déby soit devenu le chef du conseil militaire de transition révèle une volonté, du moins des tenants du régime à N'Djamena, de maintenir une certaine continuité en validant une possible succession héréditaire. Dans ce cas, il est à craindre que le Tchad ne rate une autre opportunité de tourner la page de la dictature. C'est pourquoi les autorités de transition et leurs partenaires (inter) nationaux doivent agir pour changer le cours de l'histoire et endiguer les sources d'instabilité structurelle de ce pays, car l'avenir de la sous-région dépendra en partie de la voie que le Tchad empruntera.

Après Déby : Quel futur pour le Tchad ou tout est en l'air ?

L'avenir du Tchad dépendra de la capacité des autorités intérimaires à assurer une transition inclusive centrée sur des propositions de réformes susceptibles de répondre à trois défis qui constituent la source de l'instabilité structurelle du Tchad.

Le premier défi est la question du vivre ensemble. En tant qu'État laïc, le Tchad est bâti sur une société caractérisée par un relatif équilibre entre christianisme et islam, même si ce dernier reste la religion la plus pratiquée. Des disparités linguistiques existent, l'arabe standard étant parlé par une infime minorité de la population, par opposition à l'arabe dialectal tchadien qui est parlé par beaucoup plus de personnes que le français, notamment dans le nord du Tchad, sur la rive droite du fleuve Chari. En revanche, dans la capitale, N'Djaména – ville à majorité musulmane, mais où vivent de nombreux non-musulmans, notamment du sud du pays – trois langues sont les plus parlées : Le sara (langue de la plus grande ethnie du sud), le français et l'arabe dialectal tchadien. Des clivages existent autour de ces marqueurs identitaires.

Cependant, la source potentielle de tension est associée à la relation souvent conflictuelle entre l'islam soufi (principalement Tidiane) à laquelle la plupart des musulmans du Tchad s'identifient, et l'islam réformiste (d'inspiration wahhabite et salafiste) perçu comme contestataire depuis la période coloniale. Dans cette configuration, le Conseil supérieur des affaires islamiques (CSAI) qui est sous la coupole des religieux soufis est le principal allié de l’État qui a toujours exercé une certaine surveillance des courants d’inspiration wahhabite et salafiste. Dans le contexte actuel marqué de lutte contre le terroriste au Sahel, cette surveillance étatique apparaissait comme une mesure précautionneuse pour réguler durablement la fièvre réformiste transparaissant au sein de l’islam tchadien. Cependant, ces politiques de sécurité répressives sont perçues par certains comme discriminatoires et ont généré des frustrations qui couvent sous les cendres et risquent d'exploser si elles ne sont pas bien gérées pendant cette transition (et en cas de disparition de la dictature).

Le deuxième défi est la nécessité de réformes institutionnelles qui favorisent la démocratie. Le Tchad a connu plusieurs tentatives ratées de démocratisation. Déjà en 1990, le nouveau et fragile régime d'Idriss Déby, qui avait pris le pouvoir par la force, a été contraint de convoquer une Conférence nationale en 1993. Néanmoins, il a très rapidement saisi cette opportunité pour exercer son contrôle sur le pouvoir et, finalement, assurer sa victoire lors des toutes premières élections présidentielles démocratiques du pays en 1996. Depuis lors, les manœuvres politiques se sont multipliées, conduisant à une impasse dans la mise en œuvre des réformes censées renforcer les institutions démocratiques. Par exemple, après l'élection présidentielle contestée de 2006, la transition vers un système biométrique est apparue comme l'une des principales revendications de l'opposition.

L'accord politique d'août 2007 prévoyait l'adoption de ce système biométrique, mais il n'a jamais été mis en œuvre. La question est restée un point de discorde important dans les années qui ont précédé les élections de 2015 et 2016 entachées de graves irrégularités. Une autre controverse beaucoup plus importante est apparue lorsque Déby a fait sauter le verrou constitutionnel de la limitation des mandats présidentiels. Élu pour la première fois en 1996, il a réussi à faire adopter une révision constitutionnelle en 2005 pour supprimer la limite de deux mandats et a été réélu en 2006, puis en 2011. En 2018, alors que le pays traversait une crise et une contestation politique majeures, Déby a convoqué un Forum national pour les réformes institutionnelles qui a accepté de réintroduire la limite des mandats présidentiels, désormais fixée à deux mandats de six ans. Toutefois, cette disposition ne pouvait être appliquée rétroactivement. Ainsi, avec sa réélection en avril 2021, Déby aurait pu rester au pouvoir jusqu'en 2033. La transition actuelle suite à sa mort pourrait être une nouvelle chance pour le pays de revenir à la pratique démocratique à condition que les autorités intérimaires jouent la bonne carte.

Le troisième défi est d’ordre sécuritaire. La situation sociopolitique du Tchad est singulière. Depuis l'indépendance, l'accès au pouvoir d'État s'est fait par l'usage de la force. La gouvernance autoritaire de Déby a contribué à une crise politique permanente, alimentée par la multiplication des rébellions armées, des conflits intercommunautaires – notamment entre pasteurs nomades et agriculteurs sédentaires, etc. Au cours de la dernière décennie, les insurrections djihadistes au Sahel et dans le bassin du lac Tchad ont contribué à mettre en exergue la question de l'extrémisme religieux, créant une psychose de violence à caractère religieux qui hante les communautés.

Malgré les accusations de déficit démocratique et la multitude de violations des droits de l'homme commises par son armée, le Tchad est resté un allié clé de la stratégie militaire de l'Occident dans la région sur deux fronts : contre Al-Qaïda et l'État islamique dans le Sahel occidental et contre Boko Haram dans le bassin du lac Tchad. Cependant, le principal problème qui hante le sommeil de Déby a toujours été les nombreux mouvements rebelles tchadiens dispersés dans les pays voisins (Libye, Soudan, Niger, Cameroun, Nigeria et République centrafricaine). Si ces groupes rebelles parviennent à s'organiser pour créer un leadership unifié autour de FACT (dont les actions récentes ont contribué à ébranler le régime de Déby), il y a lieu de s'inquiéter de la stabilité du pays qui est aujourd’hui entre les mains d'autorités militaires contestées.

L'une des alternatives de sortie de crise est d'organiser des discussions entre toutes les forces et de s'entendre sur un consensus solide qui pourrait mettre le pays sur la voie durable de la stabilité. Ces concertations sont d’autant plus nécessaires que le FACT a déclaré qu'il rejetait le Conseil militaire de transition qui, à son tour, refuse toute négociation avec les rebelles. Au même moment, certains partis d'opposition décrient ce qu’ils considèrent un coup d'État institutionnel, tandis que d'autres s’indignent contre les connotations héréditaires de la succession au pouvoir qui pourrait alimenter l'instabilité. Il est urgent d'aider le Tchad à sortir de l'impasse pour éviter les ramifications d'une crise domestique sur la sous-région déjà affaiblie par les conséquences de la crise malienne.

Quels enjeux pour la stabilité régionale ?

Pour comprendre les enjeux de la crise actuelle au Tchad pour la stabilité régionale, il est essentiel de l'analyser à travers le prisme de trois éléments qui reflètent l'importance centrale du pays dans la région.

Le premier élément est la position stratégique du Tchad qui se situe entre le Sahara et les pays et le sud du continent. Avec la République centrafricaine et le Soudan, il forme un triangle de l'instabilité dans la région centrale du Sahel. Ces trois pays comptent parmi les plus pauvres du monde et sont le théâtre de troubles politiques et sécuritaires des plus spectaculaires : coups d'État militaires, mutineries et menaces associées à des groupes religieux radicalisés. Par ailleurs, le Tchad est entouré de poches d'insécurité, notamment les mouvements rebelles dans le sud de la Libye, Boko Haram autour du bassin du lac Tchad, les conflits au Darfour et au Soudan du Sud, la crise en cours en République centrafricaine, sans compter les répercussions de la crise de 2012 au Mali. Les dynamiques transfrontalières et le risque de contagion des crises dans les pays voisins en font une zone sensible à la spirale de la violence et les flux de réfugiés et de personnes déplacées. Dans le même temps, les chocs climatiques contribuent à des niveaux d'urgence d'insécurité alimentaire considérable. Toutes ces menaces placent le Tchad au carrefour d'intérêts géopolitiques.

Le second élément est que le leadership d'Idriss Déby en Afrique centrale et occidentale a commencé à s'affirmer suite au départ du pouvoir de figures politiques qui incarnaient un leadership régional particulier sur le plan diplomatique et sécuritaire. En effet, la mort du leader libyen Mouammar Kadhafi en 2011, la chute en 2014 de Blaise Compaoré, le départ du pouvoir du général Mohamed Ould Abdel Aziz en Mauritanie en 2018, puis celui du président soudanais Omar El-Béchir suite à un coup d'État en 2019, ont tous contribué à l'influence croissante de Déby en tant que principal acteur politique et sécuritaire de la région. Tout cela s'est produit sous la bénédiction de la France, qui a trouvé en lui l'allié idéal pour sauvegarder ses intérêts géostratégiques dans la région ; le pays abritant l'une des principales bases militaires et aériennes de la France en Afrique (à Fort-Lamy) et servant de terrain d'entraînement militaire de la France dans le désert.

Le troisième élément est que l'éclatement de la crise sécuritaire au Sahel a permis à Idriss Déby de faire du Tchad un allié indispensable dans la guerre régionale contre le terrorisme. Préoccupés par la menace croissante du terrorisme, la migration irrégulière et la criminalité transnationale, ces acteurs internationaux – notamment la France, l'Union européenne, les États-Unis et les Nations Unies – se sont largement appuyés sur les forces armées de sécurité et de défense du Tchad qui ont acquis une réputation de féroces « combattants du désert » et qui ont participé à plusieurs opérations militaires dans la région.

Le Tchad a été le plus important contributeur de troupes à la MINUSMA en 2020 et a fourni un tiers des troupes de la Force multinationale mixte (FMM), un effort des États du bassin du lac Tchad (Cameroun, Niger, Nigeria et Tchad) pour mettre en commun leurs ressources afin de lutter contre la menace djihadiste. Le pays est considéré comme disposant de la plus forte armée du G5 Sahel, une alliance qui comprend le Burkina Faso, le Mali, la Mauritanie et le Niger, créée pour lutter contre les groupes armés opérant dans la région. Cette année, le Tchad a envoyé 1200 soldats à Liptako-Gourma, la zone frontalière entre le Niger, le Mali et le Burkina Faso, qui est aujourd'hui l'épicentre de la violence au Sahel.

Dans le contexte actuel de crise et de transition domestique, le conseil militaire de transition pourrait-il poursuivre cette aventure militaire et conserver un rôle crucial dans la sécurité régionale et les opérations antiterroristes ? Alors que Déby, avant sa mort, avait déployé un bataillon dans la région sahélienne du Liptako-Gourma à la demande de la France, il a été contraint de rappeler des troupes au Tchad pour aider à repousser la rébellion du FACT. Ce processus pourrait se renforcer sous le nouveau gouvernement intérimaire, qui serait tenté d’interrompre tout nouveau déploiement au Sahel afin de se concentrer sur la sécurité et la stabilité intérieure imminente.

Dans ce cas de figure, il ne serait pas surprenant que, pour des raisons stratégiques, les parrains étrangers du Tchad – notamment la France, qui conserve de nombreux intérêts commerciaux et a installé le quartier général de son Opération Barkhane à N'Djamena – renouvellent leur soutien au nouveau gouvernement intérimaire (comme ils l'ont fait pour Déby), en supposant que les opérations reprennent comme par le passé une fois que Kaka aurait consolidé son contrôle. Mais un tel scénario conduirait à une continuation du statu quo et priverait le Tchad d'une autre chance d'effectuer une transition pacifique vers la démocratie.

Dr Mamadou Bodian

Chargé de projet au West Africa Research Center (WARC)

papexb@gmail.com

 

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