La reconquête souveraineté économique et monétaire

Afin d’amener l’Afrique à aspirer à un avenir dans lequel tous ses habitants pourront s'épanouir et réaliser leur plein potentiel, le Groupe sur la souveraineté monétaire de l’Afrique demande aux gouvernements de rompre avec leurs stratégies actuelles de développement économique.
L’Afrique avait-elle besoin d’une crise sanitaire majeure pour révéler sa vulnérabilité et ses carences économiques ? Certainement pas. Seulement, les conséquences de l’arrivée de la pandémie Covid-19 sur le continent noir ont mis au grand jour les mauvaises politiques économiques dénoncées par beaucoup de spécialistes depuis quelques années. Et pour joindre l’acte à la parole, d’imminents économistes, réunis au sein du Groupe sur la souveraineté monétaire de l’Afrique, ont produit une lettre ouverte à l’attention des Etats africains, afin de les pousser à prendre conscience de leur capacité à offrir une qualité de vie décente à tous leurs habitants. Ceci en s’extirpant d’un cercle vicieux entretenu par ‘’une absence de souveraineté alimentaire et énergétique’’, mais aussi l’installation d’industries manufacturières et extractives à faible valeur ajoutée.
Intitulée ‘’La réponse de l'Afrique à la pandémie appelle la reconquête de sa souveraineté économique et monétaire’’, la lettre ouverte a été initiée par Fadhel Kaboub (économiste, Denison University, USA), Ndongo Samba Sylla (économiste, Dakar), Maha Ben Gadha (économiste, Tunis), Kai Koddenbrock (économiste politique, Goethe University, Francfort) et Ines Mahmood (politiste, Tunis).
Avec plus de 500 spécialistes signataires venant de tous les coins du globe, dont des économistes mondialement connus et reconnus, elle plaide pour une rupture dans les stratégies de développement économique en Afrique et pour la reconquête, par le continent, de sa souveraineté économique et monétaire.
Ce Groupe sur la souveraineté monétaire de l’Afrique, par cette lettre, s’inscrit également dans le sillage de la déclaration des intellectuels africains et celle des féministes africaines, toutes les deux appelant de profondes réformes structurelles afin de renforcer la résilience des sociétés africaines face à la pandémie. ‘’Nous avons voulu ajouter nos voix à cet élan, en soulignant l'importance cardinale de renforcer la souveraineté économique et monétaire en Afrique et de mettre en œuvre un modèle de développement économique alternatif’’, informe l’économiste sénégalais Ndongo Samba Sylla.
Dans la perspective d’une reprise post-pandémique durable, les économistes conseillent aux décideurs africains de s'attaquer aux carences structurelles préexistantes. ‘’Compte tenu de la crise climatique imminente et de la nécessité d'une adaptation socio-écologique, la politique économique doit être fondée sur des principes et des propositions alternatifs’’, estiment-ils.
Dans ce dessein, ils appellent les États africains à élaborer un plan stratégique axé sur la reconquête de leur souveraineté économique et monétaire qui doit inclure la souveraineté alimentaire, la souveraineté dans le domaine des énergies (renouvelables) et une politique industrielle centrée sur un contenu manufacturier à plus forte valeur ajoutée. ‘’L'Afrique doit mettre un terme au type de développement économique fondé sur le principe de la course vers le bas, au nom de la concurrence et de l'efficacité. Les partenariats commerciaux régionaux au sein du continent doivent être basés sur des investissements coordonnés visant à former des liens industriels horizontaux dans des domaines stratégiques tels que la santé publique, les transports, les télécommunications, la recherche et le développement, et l'éducation’’.
Une vision à long terme claire et indépendante, pour renforcer leur résistance aux chocs extérieurs
Selon la 21e édition du rapport Africa's Pulse, publication semestrielle de la Banque mondiale sur les perspectives économiques et les enjeux de développement de l'Afrique subsaharienne, la pandémie a déclenché la première récession de la région en 25 ans, avec une croissance économique qui devrait passer de 2,4 % en 2019 à une fourchette de -2,1 à -5,1 %. Le Groupe sur la souveraineté monétaire de l’Afrique est persuadé qu’élaborer une vision à long terme claire et indépendante permettra aux États africains de renforcer leur résistance aux chocs extérieurs. Car une meilleure mobilisation des ressources de l'Afrique ‘’commence par un parti pris en faveur de politiques de plein emploi (un programme de garantie d'emploi), d'infrastructures de santé publique, d'éducation publique, d'agriculture durable, d'énergies renouvelables, de gestion durable des ressources naturelles et un dévouement inconditionnel pour l'autonomisation des jeunes et des femmes par le biais de la démocratie participative, de la transparence et de la responsabilité’’.
Cet appel à la reconquête de la souveraineté économique et monétaire, disponible en 47 langues (y compris les langues africaines comme le wolof, avec dans la plupart des cas une version audio), est un cri du cœur pour stopper les effets d’une ‘’trinité impie’’ (manque de souveraineté alimentaire, de souveraineté énergétique et des industries manufacturières et extractives à faible valeur ajoutée) qui ‘’produit une pression à la baisse très pénible sur les taux de change des pays africains. Ce qui augmente la facture des importations de produits de première nécessité’’.
Pour contrer ce mécanisme, expliquent les économistes, les gouvernements africains contractent des emprunts en devises étrangères afin de maintenir leurs monnaies artificiellement ‘’fortes’’ par rapport au dollar américain et à l'euro. ‘’Au bout du compte, les économies africaines se retrouvent piégées dans un modèle d'austérité qu’imposent souvent la mise en œuvre des conditionnalités du Fonds monétaire international (FMI) et la pression constante d’autres créanciers tout aussi soucieux de protéger leurs intérêts politiques et économiques. Ce qui empiète encore plus sur la souveraineté économique, monétaire et politique des pays africains’’, analysent-ils.
Des pièges déguisés en solutions économiques
Si elle a été écrite dans une perspective africaine, les questions abordées dans cette lettre sont pertinentes pour le Sud global et au-delà. Car elle invite les pays qui la composent à se méfier des pièges déguisés en solutions économiques, tendus par les organismes financiers internationaux. Deux d’entre eux sont expliqués, entre autres : la privatisation des entreprises publiques et la libéralisation des marchés financiers.
Comme le relèvent les spécialistes, ‘’les entreprises publiques, pour la plupart, ont déjà été privatisées depuis les années 1990 (par exemple, les télécommunications, les compagnies électriques, les compagnies aériennes, les aéroports, etc.). Toute nouvelle privatisation rétrécira comme peau de chagrin les filets de sécurité sociale résiduels sous contrôle public’’.
Quant à la libéralisation des marchés financiers, la lettre explique qu’elle ‘’nécessite généralement la déréglementation de la finance, la réduction des impôts sur les plus-values, l’élimination des contrôles de capitaux, l'augmentation artificielle des taux d'intérêt et la surévaluation des taux de change. Tout cela garantit un environnement attractif pour les plus grands spéculateurs financiers du monde. Ces derniers se bousculent avec leurs capitaux spéculatifs pour ‘acheter à bas prix et vendre à prix fort’, puis les retirent en laissant derrière eux une économie déprimée’’.
Une leçon à retenir serait d’être plus sélectif, en ce qui concerne les IDE, les exportations et les industries extractives, tout en donnant la priorité à l'écotourisme, au patrimoine culturel et aux industries locales.
En avril dernier, les ministres des finances du G20 et les autres créanciers bilatéraux avaient accordé un moratoire de 12 mois sur la dette des pays pauvres.
Toutefois, les sollicitations pour son annulation n’ont pas été acceptées. Dans la lettre ouverte qui sera publiée simultanément dans le monde aujourd’hui, le Groupe sur la souveraineté monétaire de l’Afrique appelle ‘’également les partenaires commerciaux de l'Afrique à se rendre compte de l'échec du modèle économique extractif et à adopter un nouveau modèle de coopération incluant des transferts de technologies, un véritable partenariat en matière de recherche et de développement, et des structures d'insolvabilité souveraine - y compris l'annulation de la dette souveraine - qui préservent la production et l'emploi’’.
Lamine Diouf