Publié le 22 Jun 2018 - 16:19
 INTERNATIONAL – ENQUÊTE DC-10

Le plan secret du clan Sarkozy pour blanchir le cerveau de l'attentat

 

Selon de nouveaux documents réunis par un élu de Tripoli, Thierry Herzog, l’ami et avocat de Nicolas Sarkozy, a offert, en novembre 2005, de faire annuler le mandat d’arrêt et la condamnation visant Abdallah Senoussi, le beau-frère de Kadhafi condamné à perpétuité pour l’attentat contre le DC-10 d’UTA en 1989. Il a été conduit à Tripoli par Me Francis Szpiner, l’avocat des victimes de l’attentat.

 

C’est une nouvelle preuve du pacte de l’équipe de Nicolas Sarkozy avec le régime libyen. Et avec son côté le plus obscur. Des archives de l’ancien régime réunies par un élu de Tripoli issu de la révolution, Samir Shegwara, prouvent désormais qu’en 2005, un mois et demi après la première visite de Nicolas Sarkozy à Tripoli, son propre avocat, Me Thierry Herzog, s’est rendu dans la capitale libyenne pour y offrir « l’annulation » pure et simple de la procédure visant Abdallah Senoussi, le beau-frère de Mouammar Kadhafi, directeur des services secrets militaires, et condamné en France à perpétuité pour l’organisation de l’attentat contre le DC-10 d’UTA en 1989 (170 morts, dont 54 Français).

 En mars dernier, lors de sa garde à vue dans l’affaire des financements libyens, l’ancien président avait nié tout contact avec ce dignitaire, précisant avoir été « mis en garde » par les services du ministère de l’intérieur « contre une rencontre avec Senoussi recherché par la justice internationale ». Nicolas Sarkozy prétendait aussi que « ce Monsieur [Senoussi – ndlr] a essayé de contacter un avocat qui [lui] est proche, en l’occurrence Thierry Herzog ». Mais que ce dernier lui avait assuré qu’« il était hors de question qu’il ne soit jamais l’avocat de Senoussi ».

Quatre comptes rendus de la visite de l’avocat, qui a eu lieu le 26 novembre 2005, établis par les avocats libyens – trois en langue arabe et un en anglais –, ont été conservés en Libye et épargnés par les destructions de la guerre. Mediapart a pu authentifier de manière indépendante l'authenticité des documents puis a retrouvé l’une des rédactrices, Me Azza Al-Maghur, avocate libyenne partie prenante à la rencontre, qui a confirmé l'ensemble des éléments.

Selon ces notes, Thierry Herzog a été conduit à Tripoli et présenté sur place par un ténor du barreau parisien, Me Francis Szpiner, proche de Jacques Chirac mais surtout avocat historique de l’association SOS Attentats et des familles des victimes de l’attentat du DC-10 d’UTA. Il l’a été jusqu’à la dissolution de l’association en septembre 2008. Avocat des parties civiles lors du procès qui a condamné Senoussi, en 1999, Me Szpiner a aussi signé en janvier 2004, au nom de SOS attentats, un accord transactionnel avec la fondation Kadhafi offrant « une indemnité gracieuse » d’un million d’euros à chaque famille de victimes.

En novembre 2005, le sujet n’est pas celui des victimes, mais celui du responsable de l’attentat. Selon les comptes rendus, Mes Szpiner et Herzog présentent « une offre » aux Libyens à la suite de « contacts politiques entre les responsables libyens et français pour régler [cette] affaire bloquée entre les deux États ». Il est souligné que la décision judiciaire prive Abdallah Senoussi de la possibilité de voyager « vers n’importe quel pays européen ». Les avocats proposent d’obtenir « l’annulation » de la décision de la cour d’assises, ainsi que celle des mandats d’arrêt, et l’ouverture d’une nouvelle enquête qui épargnerait Abdallah Senoussi.

« Les deux avocats s’appuient essentiellement sur la subordination du parquet général à l’appareil exécutif de l’État, et par conséquent l’influence des relations politiques », résume l’un des comptes rendus (voir ci-dessous).

En-tête du compte rendu «très confidentiel» de la réunion du 26 novembre 2005 rédigé par Azza Maghur.

Son titre: «Mémorandum du procès-verbal de la réunion avec les deux avocats français et l'opinion préliminaire à ce propos». Extrait : «Les deux avocats s'appuient essentiellement [...] sur la subordination du parquet général à l'appareil exécutif de l'État et, par conséquent, sur l'influence des relations politiques, et l'impression qu'ils ont donnée, c'est qu'il est possible après un nouveau transfert du dossier [...] devant le juge d'instruction que le frère A. Senoussi ne fasse plus l'objet d'accusation.»

Évoquée par plusieurs témoins, l’assurance de réviser la situation pénale de Senoussi pourrait être, selon les juges français en charge de l’affaire des financements libyens, l’une des promesses de l’équipe Sarkozy au régime Kadhafi ouvrant la voie en retour à la perspective d’un soutien à la campagne présidentielle de 2007.

L’enquête a d’ores et déjà montré qu’Abdallah Senoussi avait rencontré secrètement les deux bras droits de Sarkozy, Claude Guéant et Brice Hortefeux, en octobre et décembre 2005. Le Libyen a par ailleurs confessé à deux reprises devant les juges, en 2012 et dernièrement en 2017, avoir ordonné le versement de 7 millions d’euros en faveur de la campagne présidentielle du ministre français de l’intérieur en 2007. Des faits également reconnus par celui qui est soupçonné d’avoir convoyé les valises de cash entre Tripoli et Paris, l’intermédiaire Ziad Takieddine.

« Ce Monsieur Senoussi a essayé par tous les moyens de bénéficier des compétences de Thierry Herzog qui, indépendamment de ses compétences très grandes, a une proximité avec moi, allant jusqu’à lui envoyer un pouvoir de représentation en 2008 [en réalité 2006 – ndlr], a insisté Nicolas Sarkozy, lors de sa garde à vue, le 21 mars dernier. Ce pouvoir a été mis à la corbeille à papier par Me Herzog, qui a refusé de faire la moindre démarche ou consultation en sa faveur. »

Proche de l’ancien président, Me Herzog, qui l’a d’ailleurs assisté lors des deux journées de garde à vue dans cette affaire, a été renvoyé avec lui devant le tribunal correctionnel pour « corruption » d’un magistrat de la Cour de cassation et « trafic d’influence » dans l’affaire des écoutes « Bismuth ». L’enquête sur les financements libyens avait déjà exhumé un pouvoir établi par Abdallah Senoussi en faveur de Thierry Herzog, archivé par l’intermédiaire Ziad Takieddine, ainsi que le mail d’une avocate libyenne évoquant une rencontre avec Me Herzog. Mais l’avocat avait contesté toute démarche en faveur du dignitaire libyen.

• Un voyage à Tripoli, une demande politique

Le 26 novembre 2005, les deux avocats français sont reçus à Tripoli par une équipe de juristes libyens : Hassan Qantari, le docteur Abderrahmane Aboutouta et Me Azza Al-Maghur. Selon les comptes rendus de cette réunion, Me Francis Szpiner évoque d’entrée le problème déontologique posé par sa présence. Aussitôt après avoir évoqué « les contacts politiques » entre responsables libyens et français, à l’origine de sa venue et de celle de Thierry Herzog, il précise « qu’il ne pourra pas personnellement prendre en charge cette affaire ayant fait partie du procès en sa qualité de mandant des familles des victimes ».

En-tête du compte rendu de la réunion du 26 novembre 2005 rédigé par le Dr Aboutouta. Son titre : « Rapport à propos de l'offre avancée par les avocats français Herzog et Spziner dans l'affaire UTA ». « Toutefois, il a manifesté son enthousiasme pour mettre un terme à cette affaire, il a présenté son collègue l’avocat Herzog pour entreprendre cette tâche à cause d’un empêchement éthique, il entretient une relation étroite à l’Élysée (le président français) », indique le procès-verbal de la réunion établi par le Dr Abderrahmane Aboutouta.

Selon le second procès-verbal, Me Szpiner présente Thierry Herzog comme un avocat « proche de lui », « qui va coopérer avec lui pour défendre les six citoyens libyens » condamnés dans l’affaire. Il explique aussi que son collègue est un « spécialiste de l’annulation des procédures judiciaires » et « qu’Herzog a déjà travaillé sur l’affaire de l’épouse de l’ancien maire de Paris, et selon lui, Herzog a réussi à l’enterrer ».

Aux yeux de l’avocat, « une dynamique politique » est nécessaire, « en plus de la dynamique judiciaire », ce qui leur imposera « de travailler le dossier en relation avec le cadre politique français ». Francis Szpiner suggère d’écarter l’avocat de la Libye en France, Me François Gibault. L’accord qui sera conclu « entre les deux parties » se fera « dans un cadre qui n’est pas celui du droit », avertit l’avocat parisien.

Le 2 janvier 2017, répondant aux questions d’un procureur libyen au sujet des démarches attendues en sa faveur, Abdallah Senoussi a confirmé et expliqué que Claude Guéant, alors directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy, lui avait présenté « un document du gouvernement français selon lequel ils allaient envoyer l’avocat du président français afin de lui donner mandat de me défendre dans l’affaire d’UTA et de faire tomber l’accusation qui pèse sur moi, au motif qu’ils ne trouvent aucune preuve contre moi ».

Le beau-frère de Kadhafi mentionne aussi le fameux voyage : « L’avocat est en effet venu en Libye accompagné d’autres confrères, à bord d’un avion privé, et ils se sont entretenus avec le président de la cour suprême Abderrahmane Aboutouta et d’autres personnes parmi lesquelles l’avocate Azza al-Maghur. J’ai donné pouvoir à cet avocat et j’ignore ce qu’il en est advenu. »

• Les arguments juridiques et « l’ambiguïté » des avocats

Des deux avocats français, Francis Szpiner est celui qui connaît le dossier depuis l’origine. Non seulement, il a assisté les familles des victimes lors du procès en 1999, mais l’association lui a demandé de porter plainte contre Kadhafi en 2001, avant qu’il prenne part, en 2003, aux pourparlers engagés par les représentants des familles des victimes du DC-10 d’UTA.

Dans ce cadre, mandaté par Jacques Chirac, l’avocat a rencontré secrètement Saïf al-Islam Kadhafi, en août 2003, puis il a signé au nom de SOS Attentats l’accord entérinant un nouveau dédommagement en janvier 2004. Cette affaire franco-libyenne n’a pas de secret pour lui. C’est d’ailleurs lui qui s’exprime le plus durant la rencontre.

Les avocats français demandent d’abord à l’équipe d’avocats libyens de vérifier auprès des six condamnés s’ils ont été valablement informés de la procédure à leur encontre, et en particulier s’ils ont « reçu personnellement ou par voie diplomatique » la notification de leurs condamnations et des mandats d’arrêt qui en découlent.

Ils souhaitent qu’Abdallah Senoussi et deux autres condamnés établissent des procurations officielles en faveur de Thierry Herzog pour « qu’il puisse prendre les mesures juridiques qu’il se réserve d’indiquer, et qu’il ne divulguera pas » afin d’obtenir l’annulation des mandats d’arrêt et de la condamnation.

« Le dossier va être transféré de nouveau devant le juge d’instruction et le juge n’émettra, selon l’avocat, un mandat d’arrêt que si le parquet général le demande, résume le procès-verbal. L’avocat présume que notre frère A. Senoussi ne sera pas accusé, car il représente le maillon faible de l’accusation. Par contre, l’avocat Szpiner estime que quatre ou cinq des condamnés seront transférés au tribunal pénal et qu’ils seront de nouveau condamnés par la cour d’assises. » Les Français expliquent à ce sujet les avantages de la loi “Perben 2” modifiant les règles du procès par contumace, et permettant aux condamnés d’être rejugés, représentés par des avocats, mais sans comparaître.

« Ainsi, la solution tient dans l’opportunité d’écarter le frère A. Senoussi de l’accusation lors de cette nouvelle procédure d’enquête », résume le compte rendu libyen. Sur ce point, « les deux avocats s’appuient essentiellement sur la subordination du parquet général à l’appareil exécutif de l’État, et par conséquent sur l’influence des relations politiques », croient comprendre les Libyens.

« L’avocat n’a pas écarté la possibilité que de nouveaux mandats d’arrêt soient émis, après le transfert à nouveau du dossier du procès criminel au juge d’instruction, mais il s’appuie à nouveau sur des raisons politiques qui pourraient retarder ou empêcher que les mandats d’arrêt soient émis, et qui selon lui ne sont émis que suite à la demande du parquet au juge d’instruction. »

Dans son avis sur l’offre des Français, le Dr Abderrahmane Aboutouta se montre dubitatif : « Il y a une ambiguïté sur la façon de procéder à l’annulation, car malgré les questions qui ont été posées à l’avocat, il n’a pas donné de réponses et il s’est contenté de dire que ce sont les secrets du métier et qu’il est spécialiste dans l’annulation », a-t-il relevé. Mais il signale qu’il n’y a « aucun risque à l’accepter », et que s’il parvient à faire annuler la procédure actuelle et les condamnations, il pourra « se charger de la nouvelle procédure ».

Dans sa propre conclusion, Azza al-Maghur estime pour sa part qu’il est nécessaire de demander « un avis juridique par écrit » à Thierry Herzog afin qu’il explicite les procédures qu’il envisage d’engager, et qu’il démontre l’intérêt de sa stratégie.

• « L’offre » a bien été suivie d’effets

On ignore si un tel avis a finalement été rédigé par l’avocat français, mais le fait qu’Abdallah Senoussi signe un an plus tard, le 6 juillet 2006, un pouvoir officiel en faveur de Thierry Herzog donne à penser que des diligences secrètes ont bel et bien été entreprises en faveur du principal condamné dans l’affaire de l’attentat du DC-10. Les archives de Ziad Takieddine, aujourd’hui versées au dossier d’instruction, en ont gardé la trace.

 Ainsi en juin 2008, une « Note sur la situation d’Abdallah Senoussi » signale qu’un autre avocat, Me Philippe Dehapiot, proche de Francis Szpiner et de Thierry Herzog, a « pris contact avec un avocat au conseil d’État et à la Cour de cassation » pour engager un « recours » via un mandataire afin de faire « casser la décision de la cour d’assises sans qu’il ait à revenir personnellement en France ». « Deux motifs de cassation existent, selon cette note, le premier est que l’arrêt de la cour d’assises n’a pas été notifié à Abdalllah Senoussi, le deuxième est que cette décision n’a pas non plus été notifiée au parquet, ce qui est la règle lorsque l’adresse du condamné est inconnue. » Questionné par Mediapart, Me Dehapiot avait dit avoir été saisi « par une personne physique privée » qui n’avait « pas donné de suite ».

En mai 2009, une autre note fait état d’une réunion avec Claude Guéant, signalant les « conclusions de Me Thierry Herzog » : « La seule démarche, efficace et rapide et possible, après l’accord de CG », consiste à demander au procureur général « de communiquer le dossier d’Abdallah Senoussi » et de « mettre le mandat d’arrêt de côté, vu l’état de santé de Senousssi, et la nécessité de se faire soigner d’urgence en France », peut-on lire dans le document aux mains des policiers. Contacté à plusieurs reprises, Me Thierry Herzog n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien.

Me Szpiner nous a indiqué, pour sa part, n’avoir jamais pris part à ce voyage de novembre 2005 en Libye : « C’est totalement faux. » Il dit seulement avoir rencontré des avocats du cabinet libyen Maghur, mais avant 1999, et la décision de la cour d’assises condamnant Senoussi. « J’ai su que ce cabinet avait demandé une consultation à Thierry Herzog mais je n’ai jamais été avec Thierry Herzog au cabinet Maghur », a-t-il déclaré. « J’ai déposé plainte contre Kadhafi. Venir expliquer que j’aurais voulu arranger l’affaire n’a pas de sens », a-t-il conclu.

Mediapart

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