L’histoire continue

Le rap sénégalais n’a jamais été qu’une musique. C’est une école de citoyenneté. Il était, et demeure, une force sociale, un outil politique, une école de conscience. Depuis les années 90, quand les jeunes des quartiers populaires ont commencé à rapper, ils n’ont pas seulement cherché à rimer. Ils ont cherché à témoigner, à dénoncer, à éveiller. Le rap est devenu le micro des sans-voix, un langage qui raconte le chômage, l’injustice, les rêves brisés, mais aussi la fierté d’être africain et la volonté de se tenir debout.
Des groupes comme Positive Black Soul, Daara J, Keur Gui ou Pee Froiss ont ouvert la voie. Leurs textes ont rappelé aux gouvernants que le peuple regarde, que le peuple parle, que le peuple pense. Aujourd’hui, avec son nouveau single, frontalement dirigé contre le pouvoir, Thiat de Keur Gui Crew rappelle au pays et à ses dirigeants que le rap reste la vigie indomptable de notre démocratie. Ce geste prend une résonance particulière, si l’on observe le chemin contrasté de ses frères de scène et de génération : Kilifeu, autre pilier de Keur Gui, désormais président du Conseil d’administration du Grand Théâtre de Dakar, et Nitt Doff, nommé PCA du Fonds de développement des cultures urbaines et des industries créatives (FDCUIC).
Depuis la fin des années 90, le rap a toujours été le miroir des grandes secousses démocratiques du Sénégal. Avant l’alternance de 2000, il fut ce cri brut des ghettos, une parole sans maquillage qui, avec des titres comme ‘’Ça va péter’’ du Pee Froiss et des albums comme ‘’Politichien’’, dénonçait un système à bout de souffle.
Après l’alternance, il s’est fait conscience citoyenne, incarnée par le mouvement Y en a marre, qui a su transformer la colère des jeunes en énergie collective.
Puis est venue la troisième alternance. Certains rappeurs ont franchi le pas : ils ne se contentaient plus de dénoncer, ils investissaient désormais les lieux du pouvoir. Le rap ne se limitait plus à l’opposition, il s’invitait dans l’appareil d’État.
C’est là que réside toute la symbolique actuelle. Thiat, resté au cœur de Y en a marre, continue d’incarner la contestation, libre, indépendante, sans attache partisane. Kilifeu, lui, a choisi la voie de l’institutionnalisation. Trois trajectoires différentes, mais une même matrice : le rap comme école d’engagement. L’un reste dans la rue pour crier l’injustice, les autres investissent l’État pour tenter d’agir de l’intérieur. C’est la démonstration éclatante que le rap sénégalais est aujourd’hui à la fois contre-pouvoir et pouvoir institué.
Pour les nouvelles autorités, le message est limpide : le rap n’est pas un allié automatique. Il est une boussole morale, fidèle seulement au peuple. Comme l’écrivait Frantz Fanon : ‘’Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir.’’
Cette jeunesse a crié sous Diouf, chanté sous Wade, scandé sous Macky et rappe encore aujourd’hui sous Pastef. Les promesses d’hier sont toujours les attentes d’aujourd’hui : emploi digne, justice sociale, liberté, dignité. Tant qu’elles ne seront pas satisfaites, la voix des rappeurs reviendra, toujours plus forte. Comme l’enseignait Thomas Sankara : ‘’La liberté se conquiert, elle ne s’octroie pas.’’
La démocratie s’écrit désormais en rimes et le single de Thiat n’est qu’un début. D’autres voix suivront, certaines pour défendre le pouvoir, d’autres pour le critiquer sans concession. Et c’est là une richesse : voir la contradiction s’installer en dehors des partis, dans les refrains, sur les ondes et dans les playlists.
Une démocratie qui se chante, qui se contredit, qui s’affronte dans les studios et les concerts vaut mieux qu’un consensus étouffant. Comme le disait Amílcar Cabral : ‘’Prenons toujours la parole au nom de notre peuple et jamais contre lui.’’
L’histoire retiendra que le Keur Gui Crew et sa génération ont offert au Sénégal trois visages complémentaires : la contestation intransigeante (Thiat), l’institution culturelle (Kilifeu au Grand Théâtre) et la structuration des cultures urbaines (Nit Dof au FDCUIC).Trois façons différentes d’accomplir une même mission : servir le peuple.
Le single de Thiat n’est donc pas une simple attaque politique. C’est un rappel que le rap reste le gardien vigilant de notre démocratie. Car au Sénégal, la démocratie n’a jamais battu son plein qu’au rythme du rap. Et ce rythme, croyez-moi, ne s’arrêtera jamais.
B.BO