Publié le 14 Jun 2019 - 07:11
INTERVIEW ELIMANE KANE

‘‘Il faudra démontrer la haute trahison’’

 

Elimane Haby Kane, Président du think tank Leadership, éthique, gouvernance et stratégie pour l’Afrique (Legs Africa) aborde, avec ‘’EnQuête’’, la nébuleuse sur les ressources minérales révélée par la chaîne britannique Bbc. M. Kane analyse également la posture de la société civile, la suite judiciaire à ce scandale et la lutte pour une plus grande transparence dans la gestion des ressources extractives.

 

Etes-vous surpris par l’éclatement de cette affaire Bbc vs Aliou Sall ?

Je ne suis point surpris. Je m’attendais à ce qu’un jour soit clarifié ce que nous avons identifié comme étant un problème dans la gouvernance du secteur du pétrole et du gaz au Sénégal. Le débat sur les contrats a eu lieu dans ce pays depuis l’annonce des importantes découvertes de gisements en 2014. Des questionnements ont été soulevés de la part des politiques et de la société civile sur la régularité des contrats signés. Même l’Initiative pour la transparence des industries extractives (Itie), dans ses rapports, a toujours mentionné des irrégularités dans les contrats qui ne respectent pas les clauses. Pour dire que la question des contrats a été soulevée depuis longtemps.

Mais aussi bien les pouvoirs précédents que le gouvernement actuel n’ont donné crédit à ce qui s’était dit. Aujourd’hui qu’une grande télévision internationale, qui est très suivie en parle, pour que ça fasse effet boule de neige. Il ne faut pas oublier que ce reportage apporte des données factuelles que les dénonciations qui se faisaient avant n’avaient pas fournies pour créer toutes ces réactions dont celle de l’Etat du Sénégal. 

Que va changer la saisine du procureur à ce problème ?

Enfin ! Cette saisine est salutaire, car une réaction était attendue depuis longtemps. Maintenant, qu’est-ce que le procureur peut faire ? Qu’est-ce que les juges sont prêts à faire pour éclairer cette situation ? C’est la principale demande de ceux qui élèvent la voix : qu’il y ait une clarification de la gouvernance de nos ressources pétrolières et gazières. Maintenant, on observe comment le procureur va traiter cette question. Je pense qu’il a prévu une conférence de presse demain (Ndlr : entretien réalisé mardi soir) et comment il va adresser cette question qui est très grave.

On remarque que le débat est en train de se décentrer sur le rapport de l’Inspection générale d’Etat (Ige) ou les personnes qui l’auraient fait fuiter. Est-ce qu’on n’est pas en train de passer à côté de l’essentiel ?

Je ne pense pas. Il y a des parties qui ont adressé la question de façon très sereine. Au début, je pense même qu’il y a eu un acharnement sur la personne d’Aliou Sall lui-même qui est cité dans cette affaire. Il doit y justifier sa présence et répondre aux accusations qui le concernent. Mais l’on se rend compte que le problème, au niveau central, n’est pas Aliou Sall. C’est un problème qui interpelle la responsabilité de l’Etat qui est représenté au plus haut niveau par le président de la République, car c’est lui qui signe les engagements qu’on prend avec les entreprises pétrolières. Ça devient donc une question d’Etat, et les responsabilités sont situées à ce niveau. Pourquoi le président a signé un contrat qui est présenté aujourd’hui comme irrégulier et qui est même basé sur du faux, selon certaines informations ?

Maintenant, l’Etat est un tout. Il y a des responsabilités intermédiaires. Il y a celles des ministres. Le problème de gouvernance, c’est que la prise de décision est concentrée entre les mains de l’Exécutif. Tout se fait entre le président et son ministre en charge du secteur. C’est tout à fait normal que pour les responsabilités, ils soient désignés. C’est le parallélisme des formes. L’Etat a d’autres démembrements. On nous parle de Nafi Ngom Keita qui fut la directrice de l’Ige et qui avait sous sa responsabilité de mener des enquêtes administratives pour élucider un certain nombre de problèmes. Dans cette affaire, est revenu, comme une pièce centrale, ce fameux rapport qui figurait dans les informations reçues, censées être confidentielles, et qui sont partagées un peu partout. Le rapport est censé être commandité par la présidence de la République ; le directeur de cabinet ayant signé l’ordre de mission des enquêteurs en mai 2012, qui s’est poursuivi jusqu’au dépôt d’un rapport le 21 septembre 2012 signé par les deux enquêteurs de l’Ige. La responsabilité de l’Ige est située par ce document, qui aujourd’hui est établi, existe bel et bien.

Sur ce plan, qu’est-ce qui a été fait ? Pourquoi, malgré ce rapport, des décisions ont été prises de signer les contrats le 19 juin 2012 ? Que plus tard, en août 2013, que le président ait signé deux nouveaux décrets pour prolonger cette autorisation d’exploration, alors qu’après cette date, le rapport a déjà été déposé. C’est une nébuleuse qui doit être éclairée et le travail du procureur devrait y aider. C’est ce qui justifie que d’autres acteurs soient cités dans cette affaire. C’est cela que les Sénégalais veulent entendre. Ce qu’on attendait des autorités plutôt que de protéger systématiquement quelqu’un qui se trouve être directement lié au président de la République et qu’on accuse d’ailleurs de position de conflit d’intérêt ou de délit d’initié.

En demandant des comptes, il est clair que les justifications d’Aliou Sall et des membres du gouvernement ne convainquent pas Legs Africa et la société civile de manière générale. En quoi ses dénégations vous laissent perplexe ?  

En fait, les sorties que avons vues sont focalisées sur la négation d’un document de presse qui a été publié avec des révélations. Ils ont essayé de réfuter ce qui a été dit dans ces révélations, en insistant sur la qualité technique du document, sur des normes journalistiques. Je pense que là n’est pas le débat pour le citoyen sénégalais. Ce qui est important pour lui est de savoir si ce qui a été dit dans ce document est vrai ou pas. Sur ce plan, il y a les réfutations avec la sortie du président de la République le jour de la Korité précédée par la conférence de presse du principal concerné Aliou Sall qui a reproché le manque d’équilibre du documentaire. Ce qui a été réfuté par la journaliste elle-même. Ses réponses (Ndlr : Aliou Sall) ne sont pas satisfaisantes. On a constaté un changement de stratégie quand même, car le président Sall est revenu parler aux Sénégalais en leur disant que cette affaire va être tirée au clair.

Le Congrès de la renaissance démocratique (Crd) a parlé de ‘‘haute trahison’’. Quelle est la ligne de démarcation entre votre discours et celle de l’opposition politique ?

Nous avons une logique assez claire. C’est une posture purement citoyenne, qui n’a rien à voir avec des intérêts partisans qu’on peut reprocher aux acteurs politiques. On peut leur concéder leur droit en tant que citoyens politiquement engagés à prendre en charge une question dont la finalité est républicaine. Clarifier une situation et charger le pouvoir en place et exposer ses failles. Ils sont dans leur rôle d’opposants. Ce sont des démarches différentes, évidemment.

Notre posture, à Legs Africa, c’est pour cela que nous avons systématiquement initié une pétition, est d’alerter les Sénégalais et les informer sur la situation et les faits qui sont à notre connaissance. Et, sur cette base, de susciter leur intérêt et les mobiliser pour exiger que cette situation soit clarifiée. C’est ce que nous cherchons. Ceux qui parlent de haute trahison, c’est parce que c’est la seule possibilité qui existe dans notre juridiction pour toucher le président. Maintenant, il faudra démontrer la haute trahison et notre loi n’est pas très précise sur sa définition. C’est la revendication de l’opposition ; peut-être qu’elle a ses arguments à faire valoir. Nous, société civile, demandons juste que cette affaire soit tirée au clair.

Si vous n’obtenez pas satisfaction, est-il envisageable de porter plainte à l’international, pour exiger la lumière sur cette affaire ?

C’est déjà fait. Il y a des contacts avec des organisations pendantes aussi bien en Angleterre qu’aux Etats-Unis, car c’est là où on peut un avoir direct par rapport à cette situation. Car sont impliquées dans cette affaire une multinationale, Bp, qui est anglaise à l’origine, une multinationale américaine, Kosmos Energy, installée à Dallas. Dans ces pays, il y a des lois contraignantes assez sévères sur des questions de fraude ou de malversation ou de corruption comme le ‘‘Bribery Act’’ en Angleterre qui peut s’attaquer à toute entreprise qui s’adonne à des activités considérées comme de la corruption.  Aux Usa, le Fcpa peut être déclenché à tout moment.

Des personnes incriminées, qu’elles soient américaines ou pas, peuvent être interpellées sur le sol étasunien. Il y a un doute qui s’installe dans l’esprit des Sénégalais qui, de plus en plus, n’ont plus confiance en notre justice pour des raisons valables. On a observé ce qui s’est passé et comment elle s’est comportée sur des faits assez graves sur lesquels on reste toujours dans l’impunité, le ‘‘deux poids, deux mesures’’ concernant la tête du mis en cause. C’est tout à fait normal que les Sénégalais doutent de leur justice. Peut-être qu’on peut avoir une surprise venant de juges courageux pour prendre la question en main et la régler de la façon la plus adéquate avec les principes du droit.

Maintenant qu’il y a de nouveaux éléments, il faudrait aider à ce qu’ils soient versés pour la manifestation de la vérité.

Cette enquête a eu le mérite d’exposer les niches de corruption énormes dans l’industrie extractive de manière générale. Dans l’immédiat, quels sont les combats à mener pour les détruire ? 

Ce sont ceux que la société civile mène depuis quelque temps. Si l’on considère le cadre juridique du Sénégal, on est outillé d’assez d’éléments pour combattre la corruption. Le défi reste dans l’application de ces instruments. L’autre défi majeur est l’impunité. Au Sénégal, la Constitution de 2000 mettait dans son préambule les questions de transparence et de bonne gouvernance. Elle mettait au cœur du système démocratique l’accès à l’information et la participation citoyenne. Elle s’est bonifiée par la coalition de lutte contre la corruption qui, en 2012, est devenue Ofnac et doté du pouvoir d’auto-saisine.

Il y a eu également en décembre 2012 la loi sur le code de transparence qui en fait est assez contraignante et progressiste de création de système d’intégrité au Sénégal. Elle dit que tous les engagements que prend le Sénégal avec des Etats tiers doivent être simplifiés pour la compréhension par un grand public, mais aussi publiés. On ne s’attendait même pas à ce qu’on nous amène à l’Itie pour passer par la publication des contrats et documents. Ce code de transparence exige même de tout fonctionnaire, dans le cadre de son travail, de dénoncer les actes de fraude. A défaut, il serait considéré comme complice. C’est paradoxal, puisqu’on agite le droit de réserve pour justifier le silence des fonctionnaires, alors qu’il y a cette loi qui les oblige à rapporter ces actes dont ils peuvent être témoins.

La loi protège donc ces ‘‘whistleblowers’’ qui sont à l’intérieur. La priorité est de faire appliquer ces instruments dont nous disposons. Cette même loi prépare le système d’intégrité qui aide à ce que les fonctionnaires soient engagés avec des codes de conduite, la loi sur la déclaration du patrimoine. S’il y a une application rigoureuse, on pourra éviter pareille situation.

Ensuite, viennent maintenant le Code pétrolier qui exige la publication et le nouveau code qui également intègre l’appel d’offres. Avant, c’était le principe du ‘‘first come, first served’’ (premier arrivé, premier servi). Même s’il y a une ambiguïté dans ce nouveau code qui n’est pas encore diffusé, qui a été signé en catimini en période électorale en janvier 2019. Mais comme je le dis, notre combat majeur est contre l’impunité. L’Ofnac a fait des rapports soumis au procureur et rien ne s’est passé.

Justement, tout laisse également croire que les rapports des corps de contrôle (Ige, Ofnac, Cour des comptes, Igf...) qui servent à prendre des décisions éclairées sont ignorés ou utilisés selon les intérêts politiques du commanditaire…

C’est ça qui est regrettable. Le président a dit lui-même qu’il a mis certains rapports sous le coude. C’est une déclaration que les Sénégalais ne sont pas prêts d’oublier. C’est un mauvais signal que le président a donné depuis longtemps. Ces corps de contrôle, il faut leur rendre hommage. Ils font un excellent travail. Que ce soit l’Ige, la Cour des comptes, la Centif, l’Igf, etc. Leurs rapports ont été d’une grande aide par le passé. Maintenant, ils deviennent moins réguliers. C’est aussi une grande question qu’on se pose...

Est-ce qu’ils ne sont pas en train de céder au découragement ?

On peut se permettre de le dire. Nous qui avons été témoins de l’évolution de tout ce qui s’est fait à ces institutions pour les rendre plus fortes, on sent une certaine déception dans leur comportement. On avait salué l’arrivée de l’Ofnac, le renforcement de ses pouvoirs et l’engouement avec lequel sa première présidente Nafi Ngom a pris en charge sa mission. Mais on s’est rendu compte qu’il y a eu une sorte de sabotage porté à cette institution, avec l’abrogation du mandat de la dame. Depuis, on n’entend plus l’Ofnac. Les rapports ne sont plus produits à temps. On attend encore celui de 2017, de 2018 et on est déjà en 2019.

Ces rapports-là nous renseignaient sur le baromètre de la gouvernance des deniers publics dans ce pays. C’est pareil avec l’Ige, la Cour des comptes qui a joué un rôle fondamental pour appuyer le parlement sur le vote des lois de règlement, car il fut un moment où ça ne votait pas. Il n’y a aucune suite conséquente qui se fait sur la base des rapports.

On remarque que c’est l’accès, ou plutôt le non accès à l’information, qui a rendu possibles tous ces micmacs. Le site internet de l’Itie est hors-service depuis l’éclatement. Est-ce que le véritable combat à mener n’est pas la publicisation ?

Bien sûr ! Dans les collectivités locales, par exemple, on est très en avance, car il est possible que n’importe quel citoyen puisse réclamer n’importe quel document. Ce qui n’est pas le cas au niveau central. La société civile a initié un projet pour aller plus en avant sur une loi concernant l’accès à l’information. Le ministre de la Bonne gouvernance avait pris en charge le plaidoyer et je sais que ça a été présenté en Conseil des ministres. Depuis, on n’entend plus rien. C’est ce type de loi qui peut faciliter le travail du journaliste et permettre au citoyen de s’informer correctement et en temps réel. Pourquoi ne pas arriver, un jour, au niveau standard de certains pays comme la Norvège, les pays scandinaves de manière générale ? La Norvège, qui est un pays pétrolier, a construit sa richesse sur la base d’une bonne politique de gouvernance du secteur. Elle a accompagné ses politiques sectorielles par une puissante organisation de la transparence, systématique, dans la gouvernance des affaires publiques. N’importe quel citoyen peut aller voir ce qui s’est passé, qui a dépensé un euro des fonds publics norvégiens... Nous avons les moyens de le faire.

Au Sénégal, on a une base en termes d’attitudes comportementales qui nous permettent d’exiger un niveau standard de transparence, car les gens disent ce qu’ils pensent.

En octobre dernier, la ministre des Mines et de la Géologie s’en est violemment prise à la société civile qu’elle accusait de désinformation. Aujourd’hui, le président appelle à intégrer le Cos-Petro-Gaz. Ne serait-ce pas une sorte de compromis pour que vous soyez moins ‘‘regardants’’ ?

Cette sortie de la ministre était malheureuse, car elle a pris à contrepied le président de la République qui avait magnifié le travail de la société civile dans une rencontre précédente. Elle n’avait pas compris le travail qu’on avait abattu dans le domaine. A titre d’exemple, le plaidoyer pour amener le Sénégal à l’Itie est à l’actif de la société civile, de 2009 à 2011. Elle le fait sans beaucoup de bruit et parfois même amène l’Etat vers les populations. Maintenant, nous avons constaté que le président est revenu systématiquement sur cet appel. Il faut avouer qu’il l’avait dit depuis quelque temps. La dernière fois, c’était à la Journée du dialogue national du 28 mai. Mais même avant cela, il avait lancé l’appel. Depuis la sortie du décret sur la composition du Cos-Petro-Gaz, on avait remarqué que ça excluait la société civile. Il a été saisi par des Osc pour corriger. Ça n’a jamais été concrétisé depuis, on ne sait pas pourquoi.

Aujourd’hui, il revient sur ça dans un contexte ambigu. Il faut quand même dire que c’est une promesse qui date de longtemps et on peut lui concéder qu’il avait déjà la volonté de le faire. C’est au cours du dialogue qu’il a annoncé la participation des partis politiques en plus de la société civile. C’est tout à fait normal. Nous sommes dans un pays où l’on a constitutionnellement confirmé que les ressources appartiennent au peuple. Il lui appartient de veiller à la bonne gestion de celles-ci. C’est l’article 25 de la Constitution qui le consacre.

Du coup, dans la structure de gouvernance, il faut bien que l’on retrouve cette partie du peuple comme un reflet de toute la société. Il faut que cette instance de représentativité du peuple puisse refléter les diversités. Il y a un exemple au Ghana avec le Piac réunissant l’ensemble des acteurs pour veiller sur l’intérêt public, dans la gouvernance du secteur du pétrole et du gaz. Ses pouvoirs sont réels. Avant que des décisions soient prises, il faut son aval. Ce n’est pas encore le cas du Cos-Petro-Gaz qui est un organe de consultation, pas de prise de décision. Nous pensons qu’il faut aller au-delà pour éviter ce que nous sommes en train de vivre, que la prise de décision puisse se faire de manière plus rigoureuse, plus inclusive. Il faudra sortir de ce cadre étriqué qui limite la prise de décision au président de la République et de son ministre de tutelle.

PAR OUSMANE LAYE DIOP

Section: