Publié le 7 Sep 2021 - 22:59
COUPS D’ETAT EN GUINEE, AU MALI ET AU TCHAD

Les unités des forces spéciales et d’élite : ces nouvelles menaces contre la République

 

Les chefs des unités des forces spéciales de la Guinée du lieutenant-colonel Mamady Doumbouya et son compère du Mali, Assimi Goïta, ont mené des coups de force dans leurs pays respectifs et se sont imposés à la tête de la transition en Guinée et au Mali. Cette immixtion des forces spéciales créées pour lutter contre le terrorisme et le grand banditisme, change la donne en Afrique, dans la mesure où ces troupes d’élite mieux entrainées, mieux équipées et très disciplinées s’adjugent un pouvoir susceptible de remettre en cause l’ordre démocratique et républicain, au gré des ambitions de leurs chefs.

 

Les éléments des forces spéciales sont-ils les nouveaux moteurs du ‘’Régime Change’’ en Afrique ? En effet, le dernier coup d’Etat des éléments du Groupement des forces spéciales (GFS) en Guinée est révélateur d’une nouvelle tendance concernant l’implication des troupes d’élite dans le jeu politique du continent.  Les derniers coups de force en Afrique francophone - Mali, Tchad et Guinée - sont le fruit de l’action de ces unités les plus équipées et les mieux entraînées de leurs armées respectives, augmentant les chances de succès des coups d’Etat et coups de force en Afrique francophone. La création de ces unités spéciales a été encouragée par les puissances occidentales pour faire face au terrorisme, au grand banditisme, aux prises d’otages complexes et autres actes criminels de grande ampleur.

En outre, de par leurs missions, les forces spéciales, par leurs capacités d’intervention rapide et robuste, restent un rempart dont aucun État, aucune armée ne choisirait raisonnablement de se priver.

Toutefois, ce choix de l’élitisme ne protège pas ces troupes d’élite des soubresauts et des velléités putschistes qui traversent les principales armées africaines minées par le népotisme, la corruption, les problèmes de commandement.

Le Groupe des forces spéciales de l’armée guinéenne a été créé en 2018 pour lutter contre le terrorisme. Mais ces troupes de choc, qui avaient fait part, ces dernières semaines, d’une volonté d’autonomie par rapport aux services du ministère guinéen de la Défense, ont mis fin, en quelques heures, au régime d’Alpha Condé, le 5 septembre 2021.  

A l’instar du Groupement des forces spéciales (GFS) de Guinée, le colonel Assimi Goïta, Chef du Bataillon autonome des forces spéciales (BAFS) du Mali, est désormais à la tête de la transition malienne, après avoir renversé le régime d’Ibrahima Boubacar Keita, après un coup d’État en août 2020.

L’arrivée au pouvoir du fils de l’ancien président Idriss Deby, Mahamat Idriss Deby, à la mort de son père en avril 2021, s’est aussi faite sous les bottes de la Direction générale de service de sécurité des institutions de l’État (DGSSIE) : corps d'élite des forces armées tchadiennes.  Mahamat Deby dirige depuis 2014 la DGSSIE qui compterait en tout trois groupements, dont un groupement spécial antiterrorisme, soit près de 6 000 hommes. Mahamat Deby s’impose rapidement comme président du Conseil militaire de transition et président de la République du Tchad.

Au Burkina Faso, Gilbert Diendéré, Chef du fameux Régiment de sécurité présidentielle (RSP) chargé d’assurer la sécurité du chef de l’État Blaise Compaoré, tente de renverser le gouvernement de transition burkinabé installé après la chute du régime Compaoré, en septembre 2015. Le RSP, véritable garde prétorienne du régime avec 1 200 soldats, s’est distingué dans la répression des mutins dans la ville de Bobo-Dioulasso, en 2011. L’échec de cette tentative des forces d’élite burkinabé est dû à l’opposition d’une grande partie de l’armée burkinabé frustrée par des années d’abandon au profit des unités spéciales qui concentraient les meilleurs équipements et autres matériels.

Les forces spéciales comme nouveau levier de puissance au cœur de la République

Pour le chercheur Gilles Yabi, ancien Directeur d’International Crisis Group pour l’Afrique de l’Ouest, cette situation est la résultante d’un changement de rapport de puissance entre la garde présidentielle qui se voit supplantée par des forces spéciales mieux équipées et mieux entrainées. ‘’Dans ces cas du Mali et de la Guinée, c’est le niveau d’équipement et de formation de ces unités d’élite qui a fait la différence. Jusque dans ces dernières années, les gardes présidentielles constituaient les unités les mieux armées et les mieux équipées de l’armée, comme au Burkina Faso. Mais la montée en puissance de ces nouvelles unités relègue au second plan la garde présidentielle chargée de défendre le régime. Ainsi, le pouvoir est à la merci du chef des forces spéciales qui, s’il se montre ambitieux, peut menacer le régime en place. Dans l’affaire du coup d’Etat en Guinée, si un chef de cette importance se sent menacé, il peut être tenté de prendre les devants’’, déclare-t-il.

D’après le fondateur et président du think tank Wathi, la réussite des coups de force ou coups d’Etat ne découle pas seulement d’un manque de cohérence dans l’appareil militaire de nos pays africains, mais d’un problème de gouvernance politique qui fragilise nos démocraties. 

Sur ce, il interpelle les responsables politiques pour la mise en place d’une gouvernance sécuritaire plus cohérente avec des unités de l’armée plus homogènes et plus intégrées. ‘’Dans le cas de la Guinée, les manœuvres du président Condé pour se maintenir au pouvoir ont créé les conditions d’instabilité et de violence dans le pays. Ça serait très incomplet de croire que le problème, ce sont les forces spéciales. Il faut aussi savoir que les contournements de la Constitution, ce sont des formes de coup d’Etat et que quand on ouvre cette boite de pandores, on risque de finir avec des coups d’Etat militaires. Les unités spéciales ne vivent pas dans des bulles, en dehors des problèmes qui secouent l’armée. La gouvernance des forces de sécurité doit nous interpeller. On ne peut pas avoir des forces surarmées et suréquipées et, de l’autre côté, des soldats réguliers mal entrainés et mal équipés’’, s’exclame l’ancien journaliste à ‘’Jeune Afrique’’.

Coup d’Etat en Guinée : les manœuvres politiciennes qui ont perdu Condé

Pour sa part, le colonel de gendarmerie Abdoul Aziz Ndao, expert en sécurité, estime que cette immixtion des forces spéciales dans le jeu politique au Mali et en Guinée sont le fruit de manœuvres politiciennes qui visent à installer des appareils sécuritaires parallèles, plus dociles et plus disciplinés pour faire face à toute menace politique (manifestations de l’opposition) ou militaire (coups de force des gradés de l’armée). Toutefois, cette structure incontrôlable, qui échappe à tout contrôle de la hiérarchie militaire classique et des institutions régaliennes, peut à tout moment menacer le pouvoir qui l’a façonnée. ‘’En Guinée, à mon avis, les forces spéciales ont été mal installées par le président.

On ne vient pas parachuter un ancien légionnaire français à la tête de cette unité d’élite en si peu de temps et en dehors de toute loi et règlement qui régissent le fonctionnement d’une armée. Condé a été victime du monstre qu’il a lui-même créé et façonné.  Il a créé à ses dépens une force incontrôlable, plus aguerrie que la garde présidentielle et qui évoluait en dehors des institutions chargées de les contrôler (Etat-major, ministère de la Défense). On a donné tellement de pouvoir au colonel Doumbouya qu’il s’est cru plus fort que les institutions de la République. Quand on a voulu l’éliminer, il s’est rebellé’’, analyse l’ancien directeur des Affaires juridiques de l’armée sénégalaise.

Poursuivant son propos, l’ancien responsable de la maréchaussée sénégalaise invite à un plus grand encadrement des forces spéciales qui doivent être astreintes à une forte hiérarchie militaire.  ‘’Dans le cas de l’armée sénégalaise, il y a toujours eu des forces spéciales qu’on appelait unités de réserve générale (parachutistes et commandos) qui répondaient aux types de menace auxquels le Sénégal devait faire face. Les forces spéciales sont des unités de l’armée qui ont acquis un certain nombre de compétences en matière de guerre asymétrique. Dans l’armée sénégalaise, les forces spéciales sont des composantes des unités normales de l’armée sénégalaise. Elles sont dans des structures bien encadrées, avec des hiérarchies bien établies’’, soutient-il.

Makhfouz NGOM

Section: